Les veilleurs de l'aube..Victor Malka

Les étoiles du matin

Nous sommes samedi et il est deux heures du matin. Les rues sont désertes dans le Casablanca hivernal des années 1960. Ce n'est évidemment pas – qui pourrait l'imaginer ? – une heure pour se livrer à on ne sait quelle promenade.

Cela est même, mesure de prudence, forte­ment déconseillé. C'est pourquoi on ne rencontre, ça et là, que de bien rares amoureux de la nuit ou des fêtards attardés, des hommes qui, comme partout ailleurs, ayant trop bu, sont incapables de retrouver l'adresse de leur domicile ni même sans doute de se rappeler s'ils en ont véritablement un.

Mais que font alors dans la rue et à cette heure-là, ces juifs, marchant par groupes de quatre ou cinq, parfois de deux seulement, et qui semblent tous se diriger vers le même lieu ? Que cherchent-ils ? Et ne sont-ils pas bien imprudents de porter, dans des rues d'une grande ville arabe et musulmane et en ces heures incertaines, si ostensiblement, leurs kippas ou leurs couvre-chefs ?

Ils se sont fait réveiller par le bedeau de la synagogue (« Abraham, réveille-toi, c'est l'heure », « Isaac, c'est la deuxième fois que je passe, tu vas rater la veillée »), sou­vent par leurs proches ou leurs amis.

 Parents et enfants, jeunes et vieux se sont, pour plus de sécurité, donné ren­dez-vous à tel carrefour de la ville. Tous se rendent du quartier dit européen où ils habitent pour la plupart vers une synagogue sise en pleine médina musulmane.

 C'est là que – selon une antique tradition évoquée par nombre de maîtres du Talmud – se déroule, tous les samedis matin, longtemps avant l'aube, entre les mois d'octobre et de mars, la séance religieuse et musicale dite des bakkachot.

 Le mot lui-même appartient au vocabulaire liturgique et veut dire « supplications, prières, litanies ». ( Dans l'hé­breu moderne de tous les jours, il signifie plus simplement « demandes, sollicitations, requêtes ».)

 On reviendra plus loin sur les réelles origines de cette tradition que les communautés juives de l'Empire chérifien ont observée fidèlement durant des siècles au point de la considérer, indûment, comme leur propre création et leur prérogative quasi exclusive.

ls se sont tous réveillés pour s'en aller, ainsi que le faisaient leurs pères et leurs grands-pères, chanter des textes traditionnels et liturgiques écrits, au cours des siècles, par nombre de leurs poètes. La ville est endormie. Pourtant, à deux cents mètres du lieu de culte, les vieux airs synagogaux des psaumes du roi David – qui intro­duisent d'ordinaire la veillée – parviennent crescendo aux derniers fidèles en route pour le lieu de culte. Moment de grâce, instant de ferveur mystique que salueront, des décennies plus tard, nombre d'écrivains et de journalistes. L'un d'entre eux écrira

Nous avions l'impression d'entendre, à travers la loin­taine cantilation des psaumes, la voix du roi David lui- même s'adresser à nous directement. Nous éprouvions alors, dans ces moments, dans les rues désertes de cette ville arabe et musulmane, un sentiment qui ressemble à une respiration de sainteté. Ou d'éternité.

Le chercheur israélien Moshé Haboucha évoque ainsi les veil­lées de son enfance : « Ma mère s'en prenait au bedeau qui venait me réveiller en pleine nuit. Le bedeau lui expliquait qu'il était important que j'apprenne à chanter. […] Je me souviens aussi que sur la route, nous avions peur des voleurs et des ivrognes. »

De plus, Gerschom Scholem raconte, dans un livre consacré à la symbolique dela Kab­bale, que le rabbin Abraham Halévi Beroukhim qui était d'origine marocaine « se levait à minuit, parcourait les rues et criait d'une voix détresse." Ces paroles, il les répétait à voix haute, frappant à la fenêtre de chacun des fidèles, les appelant par leurs noms et ne quittant les lieux qu'après avoir vu qu'ils se sont bien levés de leurs lits »

Selon le traité Brakhot (4. b) du Talmud, l'aurore symbolise la disparition de l'obscurité et la libération. On y raconte que des sages marchent dans la plaine à l'aurore. « Rabbi Hiya dit à rabbi Chimon : voilà comment se fera la libération du peuple d'Israël, petit à petit, comme l'aurore du matin. »

On pourrait penser que les petites gens, pour la plupart musulmans, voisins immédiats de la synagogue, se senti­raient dérangés dans leur sommeil du samedi matin.

 D'or­dinaire, ils se réveillent tous les jours de la semaine, dès potron-minet, pour s'en aller rejoindre qui son usine et qui son petit commerce ou sa boutique d'artisan, et voilà que le jour où ils peuvent enfin goûter à un luxe de bourgeois et s'adonner à une relative grasse matinée, la communauté juive débarque en grand nombre dans leur quartier et se met à chanter à haute voix et en une langue que ces habi­tants ne connaissent pas, même si les airs musicaux, eux, leur sont plus que familiers. Pour moins que cela, sous d'autres cieux, on ferait appel à l'autorité de la police, invoquant, sans doute légitimement, on ne sait quel tapage nocturne.

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