Les veilleurs de l'aube-V.Malka

 Il arrivait aussi que ces pièces fussent du domaine appelé matrouz, c'est-à-dire tricoté, et où les langues – hébreu et arabe – s'alternent et s'entrecroisent, l'hébreu rimant avec l'arabe ou l'inverse.

Mais un élément dans la biographie de ce poète d'ex­ception ne manquait pas d'étonner : où donc cet homme simple, qui gagnait sa vie dignement mais avec difficulté, avait-il eu le loisir d'acquérir une connaissance aussi pointilleuse de la grammaire hébraïque à ses différentes épo­ques ?

Comment était-il arrivé, dans ce pays où il n'y avait plus de grand grammairien juif depuis l'époque d'or espa­gnole, à jongler avec les règles et les exceptions au point de mener des discussions redoutables, citant des textes à l'appui de ses thèses, avec des maîtres qui avaient pour métier de l'enseigner ? Mystère !

Il avait tout au long de sa vie donné au chant (classique et populaire) des juifs marocains ses lettres de noblesse. Il était devenu, malgré une humilité jamais feinte, l'homme que tous cherchaient à imiter.

 Quand il était annoncé quelque part, les salles les plus vastes devenaient soudain étroites, incapables de contenir les centaines d'amateurs et de fidèles.

Quand les temps au Maroc devinrent incertains, l'homme – comme une grande partie de sa communauté – prit sa famille et mit ses pas dans ceux de tous ses fidèles. Direc­tion : Israël.

 Ce n'était pas uniquement parce qu'il crai­gnait, pour lui et pour ses enfants, les lendemains marocains. C'était surtout parce que, comme le prince des poètes Yehouda Halévy en son temps, il sentait, depuis tou­jours, son cœur irrésistiblement arrimé à l'Orient.

 Toutes ses productions poétiques – celles qu'il écrivait comme celles qu'il se contentait d'interpréter avec un sentiment de vénération filiale – disaient la nostalgie de Jérusalem et dela Terrede sa mémoire. Telle était l'époque et tels étaient les souffles du siècle.

Arrivé en Israël, il lui a fallu faire flèche de tout bois pour se refaire une petite place au soleil. Mais les jours de l'homme sont comptés. David Bouzaglo, poète, chanteur, rabbin, homme de culture, mourut en Israël où il repose désormais.

Mort, il est aujourd'hui plus grand que lorsqu'il était vivant. Qui était l'homme et quel était son secret ? Quelle était sa passion et de quoi était faite sa poésie ? Qu'est-ce qui l'a conduit à devenir, sans jamais l'avoir véritablement cherché, un modèle et une référence ? Et que nous disent aujourd'hui ses écrits, ses poèmes et ses chants, mais aussi ceux qui furent ses fidèles ou ses disciples ?

Voici ces pages qui, après enquête en France, en Israël et au Maroc – auprès des membres de sa famille et de ses disciples – cherchent à reconstituer, autant que possible, les différentes étapes d'une vie et d'une carrière.

 Elles veulent rendre l'hommage qu'il mérite à l'un des hommes qui ont exprimé, avec le plus de vérité et de poésie, l'ori­ginalité de ce judaïsme né à l'extrême occident du monde arabo-musulman. Il a été donné à ce musicien et poète d'être un « passeur de grâces ».

Il est, dans l'ordre de la chronologie, le dernier poète qu'ait eu le judaïsme maro­cain : dans la brève littérature poétique, relativement inconnue, de cette communauté, on ne connaît sans doute rien de plus juste (dans la forme) et de plus touchant (dans le fond) que l'œuvre de David Bouzaglo.

Jamais peut-être la douleur et l'espérance, la fragilité et la permanence, les rêves et les épreuves des juifs de cette partie de l'Afrique n'avaient trouvé une expression plus forte, plus belle et plus universelle.

Chapitre II La confrérie des gardiens de l'aube

Une coutume ancestrale ou une obligation religieuse ? Ces veillées marocaines du jour du shabbat obéiraient- elles à une règle de halakha (la loi normative) ou ne constituent-elles, en somme, qu'une antique initiative locale prise par des rabbins pieux voilà quelques siècles et qui a perduré à travers les âges ? À quelle nécessité répond-elle et quelle évolution a-t-elle connue ? Et d'abord, où est-elle née précisément ? Dans quelles circonstances historiques ?

Ce qui, dans cette tradition, appartient d'une certaine façon à l'histoire, c'est le fait que les juifs d'origine séfa­rade organisent, depuis toujours, aux petites heures de la naissance du jour, une cérémonie matinale liturgique appelée slihot (supplications).

 A la différence de leurs coreligionnaires de tradition ashkénaze qui ne commen­cent ces veillées qu'une semaine seulement avant la célé­bration de Roch Hachana, les séfarades, eux, observent cette tradition depuis le début du mois hébraïque d'Eloul, soit presque un mois avant.

 Des dizaines de milliers de poèmes ont été écrits, à travers les âges dans les diffé­rentes diasporas, spécialement pour ces veillées. La plus grande partie de cette production poétique s'est malheu­reusement perdue à jamais.

 Elle est aujourd'hui oubliée. Cependant, certaines de ces œuvres poétiques ont eu la chance d'être sauvées de l'oubli. Et elles sont entrées dans le patrimoine liturgique de telle ou telle communauté.

 Elles sont récitées lors de ces séances de requêtes et de supplications et elles font toutes, chez les uns et chez les autres, référence à la nécessité pour l'homme d'éveiller sa conscience, de faire son examen.

 Il doit, en un mot, cesser de dormir. Il doit aussi se rappeler, dit rabbi Amnon de Minz (dans un texte écrit juste avant de mourir, Oune- tanné Tokef, et qui deviendra essentiel dans la liturgie des juifs ashkénazes), que l'homme n'est que poussière et qu'il retournera à la poussière.

Par ailleurs, la formule qui traverse de part en part ces poèmes liturgiques et qui en est devenue une sorte de leitmotiv ou de refrain, est celle- là même qu'utilise le prophète biblique Jonas : Endormi, réveille-toi !

 Face à l'homme qui a pris l'habitude de se couvrir les yeux et qui ne veut pas voir que les tempêtes et autres tsunamis approchent, Jonas s'écrie : Fils de l'homme, qu 'as-tu à continuer ainsi à dormir ? Lève-toi et prie ton Dieu ! (Jon 1,6).

Dans la liturgie de ces veillées, le poète compare la vie quotidienne à un sommeil des plus profonds (tardéma). Nous ne penserions tout au long de l'année que carrière, gains, argent, profit, gloire, succès et honneurs. L'homme se contenterait de l'ici et maintenant.

 Il ne court, affirme péremptoirement le poète, qu'après des choses dérisoires, sans intérêt, et ne s'occupe guère de son véritable destin. « Et c'est maintenant, en cette première aube où vos yeux sont encore pleins de sommeil, qu'il vous faut, ajoute le poète, revenir vers votre être profond. Avant que ne pas­sent les jours. »

Cette idée de l'homme qui risque de passer sa vie entière dans l'oubli de soi, on la retrouve dans la plupart des écrits de la mystique juive. Mais il n'est pas jusqu'au plus grand philosophe rationaliste juif, Maïmonide, qui ne considère que la sonnerie elle-même du chofar, à Roch Hachana, le jour de l'an, n'a pour signification ou pour vocation que de « réveiller le dormeur de son sommeil ».

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