Les juifs de Colomb-Bechar-J.Ouliel

Cette ville est enfouie dans notre mémoire et notre cœur, et il nous semble pouvoir la faire revivre chaque fois que, retrouvant un ou plusieurs de nos amis d'enfance ou d'adoles­cence, nous nous mettons à évoquer le souvenir de ce passé, si lointain et si proche, sans lequel les plus anciens ne parviennent pas à trouver goût à leur vie.

 Fallait-il le raconter ? Je le pensais depuis longtemps et attendais de le voir réaliser par quelque autre, n'étant pas, sans doute, le plus qualifié pour accomplir ce travail. Flora Abehssera la première, en avait eu l'idée dès les années 1980 mais le destin ne l'a pas permis… Je voudrais que cette tentative soit un hommage à la mémoire de cette pion­nière.

Il fallait se décider, de crainte de voir perdu le souvenir de notre vie et de son cadre, désor­mais si lointain, mais aussi parce qu'il nous faut nous rendre compte que nous ne pour­rons rien apprendre de plus sur notre histoire, qu'au contraire, nous allons en perdre tous les jours un peu.

Je me suis donc lancé, pour sauver de l'oubli ce qui fut notre vie, pour contenter tous ceux qui, espérant retourner à Colomb-Béchar, n'ont pas encore eu l'occasion de réaliser leur rêve, et dire aux membres de la communauté ce que sont devenus leur synagogue, leur quartier, leur rue, leur maison…

Conscient de ne pouvoir rendre l'atmosphère du Béchar de notre enfance, j'invite le lec­teur à la recréer, en laissant libre cours à son imagination, en s'aidant des deux cents cartes postales anciennes, des nombreuses photographies et des nombreux témoignages. Mes amis non-Juifs qui ont gardé un attachement, de l'affection pour cette ville, ne doi­vent pas se sentir oubliés, tenus à l'écart, ma démarche n'ayant rien d'exclusif ou de sec­taire, malgré le parti-pris de m'adresser en priorité aux Juifs, les seuls dont l'histoire, à peine effleurée, n'a jusqu'ici jamais été vraiment abordée.

Il m'incombait de faire revivre, autant que je le pouvais et avant qu'elles ne s'estompent définitivement, certaines images de notre passé, celles qu'il ne faut absolument pas perdre, et qui contribueront à fixer notre identité pour les générations suivantes, quand tous les liens se seront définitivement rompus, quand les souvenirs se seront effacés.

Ma démarche, d'une certaine façon, relève de ce qui fut appelé, pour des événements autrement plus graves, le «devoir de mémoire», avec, pourtant la conscience de mes limites, de mon incapacité à rendre les choses à la satisfaction de tous les membres de notre communauté, lesquels inconsciemment, constituent chacun une tranche de notre histoire commune.

 Derrière l'unité apparente, la communauté juive bécharienne fut une sorte de microcosme, ses membres, dépositaires d'un passé fabuleux, descendant qui des Hébreux chassés en 587 av. J-C ou en l'an 70, qui des Cyrénéens, des Judéo-berbères ou de Judéo-espagnols victimes de l'Inquisition, voire de rescapés de la solution finale… La diversité des origines apparaît dans les pages consacrées à l'étude onomastique et aux proverbes…

Les jeunes Juifs «béchariens» nés outre-mer, ont hérité de ce passé, sans toujours mesu­rer le poids de leur responsabilité : s'ils venaient à le laisser perdre, ils seraient dépossé­dés de leur identité. Sans doute, nos parents n'ont-ils pas toujours su – ou osé – nous dire leur histoire ; pour comprendre, les générations actuelles doivent faire le parallèle entre leur statut de citoyens jouissant de tous les droits et l'état de sous-hommes imposé à leurs ancêtres dans certaines régions du Maghreb, moins d'un siècle auparavant, et notamment au Blad es Siba, le Maroc de la dissidence.

Si, parmi ces jeunes, pouvaient se lever demain des chercheurs (historiens, ethno­logues…), je serais heureux de pouvoir leur offrir cette modeste base de travail, afin qu'ils n'oublient rien de ce passé, et qu'ils rendent l'hommage dû à tous les artisans de cette exceptionnelle promotion, à ces pays du Sud où nos ancêtres ont passé de nombreux siècles, longtemps avant et après la conquête arabe, à beaucoup de nos voisins musul­mans, si bienveillants et àla France, dont nous sommes devenus les enfants.

En novembre 1988, soit exactement vingt-cinq ans apres 'l'avoir quittee, je suis revenu dans ma ville natale de Bechar, le coeur serre de me retrouver la, cherchant, des l'aero- port un visage connu. Mais il me sembla que c'etait un espoir vain : un quart de siecle apres l'exode de 1962, le chiffre de la population de la ville ayant triple, et, comme ce fut le cas pour nous, nos anciens camarades de classe ou de jeu ont ete disperses par la vie. Le chauffeur de taxi, tout naturellement, me conduisit a 1'Hotel-Antar, (ex-Hotel- Transatlantique), reserve aux visiteurs etrangers…

En y penetrant, je songeai a ces curieux retournements de l'histoire : autrefois, je n'avais jamais eu acces a cet etablissement luxueux, destine aux hommes d'affaires, aux touristes europeens fortunes. En m'y conduisant aujourd'hui, le taxi, qui ne me reconnaissait pas comme un enfant de Bechar, semblait me designer ma nouvelle place, celle d'un etranger.

 Au petit jour, je me suis depeche d'aller faire une promenade alentour pour revoir dans ce quartier-sud de Bechar, la vraie Porte du Sahara, le vieux stade ou nous venions saluer les exploits des vedettes de football, de la J.S.B., la «Jeunesse» des Bou-Arfa, Abdallah, Sassi…

 Je me rappelle avec precision un dimanche particulier : ce jour-la, tous les spec- tateurs de la rencontre de football deserterent soudain les tribunes, pour se precipiter a quelques centaines de metres, sur le terrain d'aviation ou l'avion du Capitaine Marcassus venait de s'abattre sur la piste…

La ville s'est beaucoup etendue depuis 1962 : tout est constrait jusqu'a la Centrale Electrique, aujourd'hui desaffectee, et je n'ai plus l'impression d'espace quasi infini avec la disparition des immenses terrains vagues.

Enfin, prenant dans l'autre sens la route pour rejoindre le centre-ville, je pus apercevoir, dominant tous les autres edifices, le clocher de la cathedrale, si familier, mais un peu etrange d'allure.

II me semble symboliser l'heureux temps ou, entre les communautes, regnait ce fragile equilibre, impose autant que consenti, et ou se melaient tant de notions contradictoires : la tolerance et le respect mutuel, la mefiance et la crainte, un rien de mepris, quand ce n'etait pas une hostilite declaree de la part de certains refractaires, dont la violence etait surtout verbale…

 II faut bien dire que, si les ecarts etaient reels, ils n'eclataient pas a la vue assez pour exciter la convoitise, la jalousie, l'envie ; d'autre part, chacun ayant un travail, dans un secteur bien defini, acceptait son sort avec plus de facilite. Le fatalisme oriental, sans doute, procurait cette resignation qui faisait tout accepter. Toujours est-il que les trois composantes de la population, si differentes et complementaires, restaient chacune a la place qui lui etait devolue, et de ce fait, n'avaient pas d'occasions de se trouver en concurrence pour les plus defavorises, d'eprouver le moindre sentiment de frustration.

J'entends encore certains de nos amis europeens les plus delicats, et qui ne voulant pas paraitre antisemites, choisissaient pour nous qualifier le terme «Israelites», au lieu du mot «Juif», a leurs yeux desobligeant, voire injurieux. L'aristocratie locale, avait quant a elle, conserve certaines preventions, comme l'a note, du reste, le Commandant Godard : «Alors qu'a Paris les piscines sont accessibles a tous ceux qui acquittent un droit d'entree et justifient de la proprete corporelle requise, on a au Sahara une optique tout, a fait differente sur la question.

La moindre oasis veut une piscine speciale pour les Officiers les sous-officiers, les civils et que sais-je ? On se demande vraiment ou s'arreter dans cette voie. Pourquoi pas une piscine pour les Juifs et une piscine pour les negres ? II y a la, a notre avis, une erreur et une maladresse.

Du cote des Musulmans, certaines expressions, heritees de I'ancien temps, temoignaient d'un mepris ancestral, comme lorsque dans une dispute un Musulman etait amene, supreme injure, a en traiter un autre de Juif ! … Les adolescents reproduisaient les schemas des adultes sous n'importe quel pretexte : un mot malheureux, un incident meme insignifiant, pouvait mettre le feu aux poudres ; ceux de ma generation n'ont pas du oublier ces rendez-vous sur les rives de l'oued, apres l'ecole entre jeunes Arabes sur la rive gauche et Juifs sur la droite, pour relever des defis d'honneur en de violents echanges de galets, dont tous les participants ne sortaient pas indemnes.

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