Un siècle d'action au service des siens Emile Sebban

 

Samuel David LevyUn siècle d'action au service des siens

Emile Sebban

Évoquer la naissance de M. S. D. Lévy à Tétouan il y a 100 ans, alors que l'Alliance Israélite Universelle créée en 1860 venait de célébrer sa Bar Mitzva, rappeler son enfance dans les ruelles de la Judéria héritière du fier judaïsme espagnol, suivre l'adolescent à l'École Normale Orientale à Paris où il découvre le Nouveau-Monde européen, accompagner le jeune pédagogue et l'ardent missionnaire parmi ses frères déshérités en Tunisie, au Maroc, en Argentine, le retrouver installé à Casablanca en 1913 et se donnant dans la force de ses 40 ans à une action sociale considérable dont il devait être durant plus d'un demi-siècle un créateur, un animateur, un guide, c'est parcourir une carrière humaine exceptionnelle de longévité et de réalisation, et en même temps embrasser une vaste fresque du Judaïsme marocain, presque l'ensemble de son histoire contemporaine. Tant il est vrai que certains êtres touchés par un feu céleste, élus pour une mission, s'identifient à une communauté, à un pays, à une histoire. Chaque époque exige et sécrète ses pionniers et ses visionnaires. La poussée hors des ghettos à la fin du siècle dernier, l'après guerre de 1918 éprise de liberté égalitaire, celle de 1945 bouleversée par la tragédie hitlérienne et travaillée par les courants profonds des grandes mutations, ces charnières successives de la vie des peuples et des groupes humains ont trouvé en S. D. Lévy l'un de ces conducteurs capables d'accorder l'homme à l'événement et de poser les bases d'une action à long terme.

Quelle formidable transformation dans le pays, dans la société, dans les mentalités, depuis le temps de l'enfant Samuel Daniel Lévy environné de la misère des rues, des maladies endémiques, de la somnolence de Communautés oubliées jusqu'au début du XXe siècle dans un Maroc moyenâgeux. Quelle puissance dans le réveil des vieux Mellah assoupis jusque là, à demi asphyxiés et qui vont éclater en lançant aux quatre vents du monde des semences si longtemps délaissées et maintenant fécondes. L'école moderne sa cour et la cantine, le dispensaire son hygiène et ses soins, le centre d'apprentissage et son inidation, l'asile et l'hôpital, l'ouvroir et le home, le cercle et le foyer, la lutte contre l'ignorance, la conscience civique, la conquête de la dignité, les échanges nationaux et internationaux, l'affirmation de la personnalité, à toutes ces étapes d'une émancipation patiemment conquise, le pionnier S. D. Lévy était présent, animateur infatigable, ambassadeur d'une communauté grosse de son avenir et de son destin, apôtre d'un Judaïsme épris de fraternité et d'épanouissement universel. L'école d'abord, l'école toujours, plaide l'ancien instituteur qui voit dans les jeunes la moisson du futur; mais en même temps et sans cesse il faut étendre l'œuvre sociale qui soigne nourrit et habille les corps, car le pauvre écrasé de misère ne saurait exposer ni son cœur ni son âme.

Comment mesurer le capital d'énergie, de volonté, de persévérance d'abnégation investi dans ces réalisations innombrables qui vont couvrir le Maroc d'Est en Ouest, du Nord au Sud, les quartiers juifs des grandes villes, les rues des petites cités et les masures des bleds les plus reculés ! Comment rendre compte de cette lutte de tous les instants, à tous les niveaux pour dépasser les inerties, vaincre les incompréhensions, triompher des hostilités, des peines, des déceptions surmonter les difficultés financières, administratives, politiques, effacer les distances, les fatigues, les découragements, entretenir l'espoir. Il faut convoquer, réunir, se déplacer, frapper aux portes, convaincre, enthousiasmer et sans relâche recommencer, réinsuffler, réanimer la flamme de la solidarité. Si la création peut se faire dans l'exaltation de l'instant, l'œuvre, elle, doit être inscrite dans la durée, dans la continuité; il faut la maintenir et la développer en dépit des tracasseries, des résistances, des nuits sans sommeil, des échecs, des ingratitudes, de toutes les sirènes de l'abandon. Mais justement S. D. Lévy avait le secret de ne pas perdre de vue l'étoile lointaine et il savait dire le mot, la formule qui décident et déterminent, il avait le regard et le geste qui entraînent. Et le désert fleurissait, les apostolats naissaient et se multipliaient; les réseaux d'assistance se ramifiaient prenant en charge le nourrisson et le vieillard, l'écolier et l'artisan, la jeune fille et la veuve, l'infirme et l'orphelin. Bien sûr un homme à lui tout seul ne peut suffire et il faut aussi penser avec reconnaissance à la pléiade de dirigeants, d'assistants, d'animateurs, à l'armée de volontaires, grands et petits, hommes et femmes, qui ont contribué au sauvetage et à la régénération de dizaines et même de centaines de milliers d'enfants et d'adultes frappés par la misère physique et morale, marqués par la faim et la maladie. Aujourd'hui nous avons presque oublié ce que fut la condition dramatique des Mellahs, la saleté repoussante de certains quartiers, leur puanteur, l'entassement incroyable des habitats sinistres, les rues sans soleil, les enfants sans rire, les yeux sans éclat. Que de poussière déposée sur le miroir de la vie, que d'ombre accumulée sur le rêve messianique.

Parler de S. D. Lévy c'est nécessairement souligner l'élan du cœur d'un de ces personnages de légende auréolés de grandeur et de noblesse qui ont fait reculer les frontières de l'ombre par leur courage et leur rayonnement; comme ces lumières de Hanouca que nous allumerons ce soir, que nous allumerons de nouveau chaque année à venir, encore et toujours; même aux temps messianiques – disent nos Rabbins – parce-qu'au-delà de la guerre qui sera enfin bannie il restera la lutte de l'homme vers plus de liberté, de vérité et de vie.

Centenaire de la naissance de S. D. Lévy ! Quelle occasion propice à nous tous ici ses parents, ses amis, ses disciples, ses continuateurs, ses admirateurs de dire la dette de gratitude du Maroc et de ses juifs à l'un de ses fils bénis, à l'un de ses grands promoteurs. C'est pour moi le lieu d'exprimer l'hommage de mon respect et de mon affection pour l'homme que j'ai connu, le militant qui a marqué mes jeunes années, le beau vieillard que j'ai aimé.

Pour ma dernière visite chez lui, quelques semaines avant sa mort, il m'a accueilli comme à l'accoutumée dans le salon de sa maison de bois de la Rue Rouget de l'Isle, avec son sourire plein de bonhomie et sa main chaleureuse. Il avait 96 ans. L'âge qu'auraient eu les grands hommes de sa génération qui ont marqué le monde : Churchill, Albert Schweitzer, Haïm Weizmann. Quelle écoute attentive chez cet homme d'action, resté modeste au fond de sa retraite, discret et délicat, droit et appliqué comme le dessin de sa fine écriture. Quelle écoute attentive malgré sa surdité ! Les yeux restaient pétillants et curieux quand il se penchait vers vous la main et cornet sur son oreille. De quoi croyez-vous que m'a parlé cet homme presque centenaire qui avait été un pont entre deux siècles, un fil conducteur à travers les bouleversements sociaux et politiques. Pas un mot de lui, ni de sa santé, ni même des événements qui venaient comme mourir au pied de ce grand chêne. C'était tout de suite l'interrogation, l'avidité de savoir où en était l'École normale hébraïque cette pépinière qu'il avait plantée à Maghen David qu'il chérissait tout particulièrement comme son dernier enfant et qu'il suivait avec tellement de sollicitude depuis la vigoureuse greffe Braunschvig et Tajouri. Combien d'élèves, quels résultats, quelles perspectives, quels projets? Toujours la préoccupation du futur, de ce qu'il reste à faire. Et ce cercle de l'Alliance avait-il ajouté, qui me donne bien du souci qu'est-ce que le D. E. J. J. pourrait y faire pour un programme vraiment éducatif ? Et où est la question des bourses aux étudiants qui ont besoin de notre concours… C'était à la fois émouvant et fortifiant de contempler le rare spectacle d'un homme en accord profond avec la trajectoire entière de son existence. À cette heure du bilan où les hommes se retournent vers le passé, au moment où ce grand philanthrope pouvait se complaire dans la richesse unique d'une mission accomplie, il gardait les inquiétudes qui honorent les jeunes responsables. Et je voyais sur les murs de sa véranda les documents, les photos, les portraits, tous ces jalons d'un itinéraire bien rempli, toutes ces notes d'une magistrale symphonie. Et je revivais ma première rencontre 25 ans plus tôt avec le président S. D. Lévy dans son bureau de­là rue Coli d'où il réglait un peu ses propres affaires et beaucoup les affaires communautaires. Nous sortions de la guerre et entamions les dix années les plus fécondes de l'action éducative et sociale. Contact capital pour un jeune idéaliste qui avait vécu les angoisses des soirs de bataille, les affres de son peuple persécuté, et qui recherchait un champ d'action à la mesure de son rêve. Dès l'abord, j'avais trouvé auprès de mon grand aîné S. D. Lévy un exemple et une confirmation : l'exemple illustré d'une vie consacrée au service désintéressé du prochain, la confirmation authentique de la voie éducative suivant la tradition de nos Sages. Le tout dans la chaleur de l'accueil et de la relation humaine. C'était une chance que je mesure encore mieux aujourd'hui dans un monde qui craque, où la place de l'humain se réduit chaque jour. Pareille rencontre est un bonheur que je souhaite à tellement de jeunes désorientés qui recherchent un réconfort et des raisons d'espérer. Et nous tous en cette terre accueillante et ceux éloignés dans l'espace mais qui testent proche à nos cœurs vibrants en ce jour du Centenaire, ceux qui l'ont connu et ceux qui entendront parler de lui, nous pourrons toujours puiser un encouragement à vivre en retrouvant dans l'épopée du livre des hommes la belle page écrite par notre Maître S. D. Lévy.

Allocution prononcée par Monsieur ־Emile Sebban Directeur de l'Ecole Normale Hébraïque et président du D.E.J.J. Maroc à la célébration du Centenaire de la naissance de Monsieur S.D.Léiy Casablanca, le 15 Décembre 1974.

1er Tebeth 5735

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