A.Laredo-Les Purim de TangerHesperis 35-1948

 

A.Laredo-Les Purim de Tanger

Hesperis 35-1948

On sait que le nom de « Purim " est donné dans la Bible à la fète instituée le 14 du mois d'Adar (1) pour commémorer l'annulation du massacre général des Juifs qui devait avoir lieu à cette date dans toutes les provinces du vaste empire perse. Le roi Assuérus s'était laissé influencer par son vizir Haman pour ordonner l'extermination de tous les Juifs vivant dans ses domaines, mais l'intervention de la belle et gracieuse reine Esther en faveur de ses coreligionnaires sauva la situation et suscita la colère du roi contre les persécuteurs. C'est ce revirement providentiel qu'exprime dans la langue hébraïque le terme purim, plur de pur, dont le sens est « changement de sort

Cette fête, religieusement observée partout, a servi de modèle pour inspirer des commémorations similaires d'ordre local chaque fois qu'une communauté a pu sortir indemne d'une menace quelconque d'extermination au cours de son histoire.

La réaction qui se produit dans la mentalité et les sentiments des Juifs en de telles circonstances tragiques est partout la même. Suivant une vieille tradition, la génération sauvée miraculeusement de sa perte ne peut se contenter de fêter sa propre libération, mais tient à léguer à la postérité sa foi et sa confiance inébranlable dans la providence divine, qui ne manque jamais de se manifester aux moments les plus critiques, quand tout espoir semblait perdu.

C'est ainsi que nous avons vu éclore, à différentes époques des pürïm locaux en rapport étroit avec des épisodes de l'histoire d'un pays, d'une ville ou même d'une famille. L'institution d'un nouveau pürim et la façon de le célébrer sont calquées sur le modèle du Pürim national biblique.

 En général, on consigne sur une meghillah (rouleau de parchemin) le récit de l'événement, suivi de louanges à Dieu et d'actions de grâces. A chaque anniversaire, on lit à la synagogue cette meghillah, on chante ensuite des louanges et des psaumes de circonstance. on fait l'aumône, on échange des cadeaux entre parents et amis, et parfois on s'abstient même de tout travail.

La Communauté de Tanger célèbre, elle aussi, deux pürim qui lui sont particuliers: le Purïm Sebastiano ou Purïm de los Cristianos  et le Purïm de las Bombas .

PÜRÏM SEBASTIANO OU PURlM DE LOS CRISTIANOS

 Cette fête, connue aussi sous le nom de Purïm Edom, célébrée annuellement le 1er du mois d'eloul, fut instituée pour commémorer la victoire remportée par le sultan du Maroc, Moulay 'Abd el-Malek, sur Don Sébastien, roi de Portugal, à la bataille des Trois Rois, sur l'oued EI-M'kh1izen, près d'el-Qsar el-Kebir, le 4 août 1578.

 On sait que cette expédition, organisée et commandée en personne par Don Sébastien, avait pris les proportions d'une vraie croisade et qu'elle avait groupé de nombreuses forces accourues de toutes parts pour aider le Portugal à sauver le prestige de la Chrétienté en Afrique.

 Un millier de navires ayant été équipés, cette armada avait ancré dans la baie de Tanger le 7 juillet 1578. Les rangs portugais avaient été grossis par les troupes de Moulay M'hammed, neveu du Sultan et prétendant au trône du Maroc, qui s'était rendu précédemment à Lisbonne pour concerter une alliance avec Don Sébastien et le décider à cette fatale entreprise.

Quant aux Juifs de Tanger et du Nord du Maroc, les expulsions d'Espagne et du Portugal et les cruautés qu'avaient endurées leurs congénères réfugiés chez les Portugais d'Arzila étaient des souvenirs encore vivants pour eux; des cris de détresse parvenaient journellement à leurs oreilles, venant de leurs frères convertis demeurés aux prises avec l'Inquisition de l'autre côté du détroit. Enfin, la résolution affirmée par Don Sébastien de passer au fil de l'épée s'il avait la victoire tous ceux qui, parmi eux,

refuseraient d'accepter le baptême, n'était pas de nature à tranquilliser leurs âmes. Pleins d'inquiétude et de désespoir, ils jeùnèrent et firent des prières rogatoires dans leurs synagogues pour implorer la clémence divine.

 La défaite complète de Don Sébastien et de son allié Moulay M'hammed, qui s'était déjà signalé par des persécussions pendant son règne éphémère à Marrakech, quelques années auparavant, leva la menace qui pesait sur les Juifs du Maroc et fit déborder les cœurs de joie. Pour perpétuer un événement si heureux, qui passait aux yeux de tous pour miraculeux, on instaura un pürim spécial qui se célèbre encore à Tanger . L'histoire de la bataille des Trois Rois, où périt Séhastien, et les persécutions des Juifs au Maroc qui la précédèrent est brièvement racontée par un illustre contemporain, le savant grand rabbin de Fès, Rabbi Samuel Ben Sa'adiah Ibn Danan. Voici la traduction de son récit, tel qu'il figure aux pages 12 vo et 13 ro du Siddur ahabat ha-kadmonim, rituel de prières de la synagogue des Tochabim de Fès (éd. Jérusalem, 5649 [1889 J.-c.] :

 « L'année de la création La tranquillité soit dans tes palais  [5336], il s'est accompli sur nous, à cause de nos pêchés, [ la prophétie] J'étais tranquille et il m'a écrasé. Moulay 'Abd el-Màlek – que Sa Majesté soit exaltée! – vint des provinces algériennes avec une armée peu nombreuse comprenant un contingent de Turcs. Moulay M'hammed ben 'Abd Allàh le combattit et, bien que son armée fût très nombreuse et qu'elle s'élevât à environ cent mille guerriers, il fut vaincu par Moulay 'Abd el-Malek. Loué soit Celui à qui tout est révélé et qui transmue toutes les causes, car il arriva qu'un des généraux de l'armée de Moulay M'hammed se révolta contre lui. Il était un des chefs de l'armée des Andalous et s'appelait Eddeghal. Que l'impie soit exterminé! A la suite de cela, le roi Moulay M'hammed s'enfuit les reins cassés et tremblant, le deuxième soir de Pesah  et nous restâmes comme des brebis  sans berger. Puis, Moula y 'Abd el-Malek fit son entrée dans la ville  et Moulay M'hammed s'enfuit à Marrakech. Les communautés  de Fès avec leur nagïd Abraham Rute, eurent à payer alors un impôt d'environ cent quarante mille oqeya « onces », et le tribut pesa lourdement sur les communautés.

 Après cela, Moulay 'Abd el-Miilek s'en alla a Marrakech. En chemin, il eut à livrer une grande bataille a Moulay M'hammed aux environs de Salé où il perdit un nombre considérable de ses soldats et de ses généraux. Moulay 'Abd el-Malek fit son entrée à Marrakech en grande pompe. Il envoya aux rabbins, afin que cette somme fùt remboursée à la communauté, soixante mille oqeyat prélevées sur la somme que cette dernière lui avait versée auparavant; le remboursement fut fait. Cela eut lieu sous la direction du nagïd Rabbi Joseph al-Mosni.

 Ensuite la nouvelle parvint au roi que Moulay M'hammed sautait pardessus les montagnes pour venir de nouveau lui faire la guerre. Il (le roi 'Abd el-Malek) partit dans une autre direction et aussitôt après, Moulay M'hammed arriva dans la ville de Marrakech et commit toutes sortes de vengeances sur les Juifs et sur les rouleaux de la Loi. Puisse Dieu les venger! Et c'est grâce à la grande miséricorde divine que les ennemis ne pénétrèrent pas dans la qasba et ne nous exterminèrent pas tous, car peu s'en fallut qu'il ne restât rien des derniers survivants. Et on nous écrivit de Marrakech que les persécutions qui avaient été ordonnées pour une durée de onze jours ne durèrent que dix jours, que cela se passa au mois d'Adar et que la communauté, qui comptait soixante mille âmes, fut anéantie quand Moulay M'hammed se fut rendu maître de la ville. Lorsque nous apprîmes ici ces nouvelles, à la veille de Pesah, tous les cœurs fondirent et les mains s'affaiblirent. Les rabbins publièrent l'ordre aux communautés de s'abstenir de préparer des gâteaux au miel ou des mets au riz. Et je me souviens d'avoir vu feu mon père, mon seigneur et maître – que le souvenir du juste soit une bénédiction – pleurer et faire pleurer (les autres) le soir de Pesah, comme à la veille du 9 Ab, sur le désastre qui avait dévasté la ville de Marrakech. Aussitôt la Pâque terminée, les rabbins or donnèrent un jeûne et lurent de nombreuses lamentations.

Et dans cette même année plusieurs autres communautés souffrirent également de nombreuses tribulations de la part de Moulay M'hammed.

Après cela, dans l'année 5338 [1578 J .-C.], le 1er du mois de kislev, Moulay M'hammed ci-dessus mentionné fut de passage [en notre ville] un samedi, et Dieu – béni soit-Il! – nous sauva de ses mains. Il parcourut une contrée après l'autre et poursuivit ses efforts jusqu'à ce qu'il lui fût possible d'atteindre la ville de Lisbonne, la capitale, et de gagner Edom  par ses suggestions afin de le décider à venir guerroyer avec lui contre Moulay 'Abd el-Mallek. Moulay 'Abd el-Malek sortit alors de Marrakech avec une grande armée et on proclama l'ordre [de mobilisa lion] dans tous les districts de l'Empire pour aller tirer vengeance d'Edam. Et la guerre atteignit son point culminant près d'el-Qsar, sur les bords de l'oued el-M'khazen. Et. malgré la mort de Moulay 'Abd el-Malek, dont la cause ne nous est pas connue, il advint qu'une partie de ses serviteurs la tinrent secrète et proclamèrent qu'il vivait toujours.

 Dans cette journée, trois rois perdirent la vie: Moulay 'Abd el-Malek, qu'on transporta ici, où il fut enterré; Moulay M'hammed, à qui l'ont fit l'outrage d'écorcher [son cadavre] el de bourrer sa peau de paille pour la montrer dans toutes les parties du Maroc, en prétendant qu'il était encore vivant; enfin Sébastien, roi de Lisbonne, des mains duquel Dieu – béni soit-Il – nous sauva. Cette bataille atteignit son apogée dans l'année 5338 [1578 J.-c.], le second jour de la néoménie du mois d'eloul [soit le 1er eloul].

Et à cause de ce qui précède, les rabbins s'assemblèrent et acceptèrent pour eux et leur descendance d'instituer un pürïm et de faire des dons aux pauvres, depuis ce temps jusqu'à la venue du Messie notre Rédempteur. Puisse-t-il vite se révéler, ù notre époque même. Amen, et que telle soit la volonté divine!

 Depuis qu'il a été institué, ce pürïm a été régulièrement célébré par les Juifs de Tanger, le 1er eloul, date à laquelle eut lieu la bataille des Trois Rois. Dans les synagogues de la ville, le jour de cet anniversaire, on chante des louanges et des Psaumes de circonstance, et on lit une meghillah dont nous allons traduire la plus grande partie, celle qui fait le récit de cet événement:

 « Rouleau pour le deuxième jour de la néoménie du mois d'eloul de l'année Il a envoyé la délivrance à son peuple [5338].

Un grand miracle s'est produit au bénéfice des Juifs qui habitaient les diverses contrées du Maroc. La grandeur de ce miracle vient de ce que le roi de Portugal, dont le nom était Sébastien – que son nom et sa mémoire soient effacés – arriva plein d'arrogance, après de sournoises machinations, et prétendit conquérir le territoire du Maroc. Il avait rassemblé à cet effet une grande armée, une foule nombreuse comme le sable de la mer, des chevaux et des cavaliers équipés avec des fusées, tous armés d'épées aiguisées et entraînés à la guerre, des archers et des lanciers, ainsi que des armements de toute sorte.

Avec toute cette armée, il parcourut les routes de la mer dans des navires et de grands vaisseaux pareils aux flottes de Kittim  et il aborda à Tanger – que Dieu la protège! Et quand il eut débarqué dans la dite ville de Tanger, il y disposa son armée entière comprenant de nombreux généraux . et des nobles venus avec lui des contrées lointaines; c'était une grande multitude qui couvrait la surface de la terre. De là, il repartit avec toute son armée pour conquérir la première ville qui se trouvait sur son chemin et qui est el-Qsar el-Kabir ; les étendards étaient déployés, les chevaux galopaient et les chars cahotaient dans une mêlée de chants et de cris de joie.

 Et il advint que le deuxième jour de la néoménie du mois d'eloul (le 1er eloul), il campa avec toute son armée pour engager la bataille avec le roi du Maroc, qui venait combattre contre lui pour libérer son pays de son emprise. Et alors, ce fut un moment d'angoisse pour Jacob (les Israélites), parce que le méchant avait, d'un cœur superbe, fait le vœu dans la maison de son Dieu de bois et de pierre, s'il parvenait à conquérir les villes du Maroc, de faire administrer l'eau baptismale à tous ceux qui s'appelleraient du nom d'Israël, et de faire passer au fil de l'épée tous les récalcitrants. Ceci nous fut annoncé par deux Juifs convertis de force. Ils étaient venus avec ses troupes; ils nous dirent: « Priez votre Dieu qu'Il ait pitié de vous. » – Et nous priâmes pour nous le Saint, béni soit-Il ! Et il se souvint de nous ainsi qu'Il nous l'avait promis par l'entremise du Prophèteque le salut soit sur lui – dans les termes que voici: « Néanmoins, lorsqu'ils seront dans le pays de leurs ennemis, je ne les rejetterai point ni ne les mépriserai jusqu'à les laisser périr entièrement et rendre vaine l'alliance que j'ai faite avec eux, car je suis le Seigneur, leur Dieu. » Et il est dit aussi: « Je me souviendrai en leur faveur de l'alliance que J'ai faite avec leurs ancêtres, que J'ai fait sortir du pays d'Egypte à la vue des nations pour être Moi-même le Seigneur, leur Dieu. »

 Et tout à coup, en cette même journée, ils se déconcertèrent et perdirent courage; leur armée trembla. C'est là qu'ils virent leur fin et qu'ils furent exterminés dans la terreur; là tombèrent le méchant et tous les chefs de ses troupes, et toute cette armée subit la terreur divine. Malgré leur fuite, personne ne put se sauver, car ils tombèrent tous entre les mains des Berbères. Louanges à Dieu, béni soit-Il! Et parce que Dieu fit cette journée, égayons-nous et nous réjouissons en elle. Les Juifs, rabbins et notables qui vivaient à cette époque instituèrent pour eux et pour leur prospérité, ainsi que pour tous ceux qui viendraient se joindre à eux, la commémoration annuelle de cette journée en faisant l'aumône aux pauvres, en célébrant un jour de festin et de joie, en fermant les magasins et en s'ab~tenant de tout travail. Et quand Dieu retournera à Sion, Jacob se réjouira et Israël sera content. Alors notre bouche se remplira de joie et notre langue d'allégresse 

 La seconde partie de cette meghillah ne présente aucun intérêt historique. Elle commence par une citation biblique (Isaac, LXIII, 7, 8 et 9) et se termine par une série de louanges et de remerciements à Dieu extraits de la Bible. Pour finir, nous devons signaler que le pürim en question a été étudié un peu à la légère par feu José de Ezaguy dans 0 minuto victorioso de Alcacer Quibir (Lisbonne; 1944, p. 73 sq.). Dans le chapitre qu'il consacre au débarquement portugais à Tanger, il fait allusion à notre meghillah et·en donne une interprétation erronée qui s'est attiré une mise au point bien justifiée, de la part de notre bon ami, Don Francisco Cantera Burgos, le docte professeur de l'Université Centrale de Madrid, directeur de l'Ecole d'études hébraïques et du Proche-Orient (Consejo superior de investigaciones cientificas .

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