Alliance Israelite Universelle


Joseph Dadia – L'Ecole de l'Alliance de Marrakech Historique

ALLIANCE

En 1920, écrit M. Alfred Goldenberg, l'école s'installe pour la rremière fois à l'extérieur du mellah, près de la place des ferblantiers dans une maison appartenant à M. Meïr Amzallag, négociant. M. Falcon est revenu ; il est veuf, sa fille est son adjointe.

En 1922, l'école retourne au mellah rue Fracisco ou Francisco. C'est le nom d'un commerçant qui habite la rue. Elle s'appelle en réalité derb Attias. Jacob Attias, grand bienfaiteur de ses frères, est décédé le 15 septembre 1933 le jour de Rosh Hashana. Il entretenait des relations d'affaires et d'amitié avec le pacha de Marrakech. Ma mère, encore petite, a rencontré le pacha grâce à son proche parent, le distingué Jacob Attias. L'école est une formation Franco-Israélite installée dans la maison de M. Jacob Benhaim, rabbin de l'école de 1901. Cette maison est carrée à un étage, dont la galerie surplombe le patio. Elle est conçue selon les mêmes principes que les écoles franco-arabes : enseignement primaire donné par des instituteurs français, l'instruction religieuse étant dispensée par un rabbin. Le protectorat envoie des instituteurs à Marrakech : M. et Mme Dubascoux, M. et Mme Callandry, Mme Deschaseaux, Mlle Aymard qui, mariée, s'appellera Mme Prabis, et enfin Mme Durand. Cette école pouvait recevoir 450 élèves, selon le chiffre donné par José Bénech.

Il m'est impossible, en l'état de mes investigations, d'établir la date exacte de l'installation de l'école de l'Alliance à l'extérieur du mellah. Mais je sais depuis longtemps, par d'anciens élèves, que cette école était bel et bien installée du côté de la place des Ferblantiers. Je sais aussi que l'école a bien occupé une maison de derb Francisco. Je connais bien cette maison située au début de la me Francisco, juste en face de derb Bensimhon. La maison qui abrite l'école est sur une pente qui décroît doucement. Ce qui fait que la maison est surélevée par rapport au restant de la rue, donnant l'impression qu'elle est le plus haut bâtiment du mellah. Juste en face de cette maison-école se trouvait, dans les années 1940, le local des Bnei- Akiva que je fréquentais, tant pour les activités que ce mouvement organisait, que pour l'office du vendredi soir et de l'oneg shabbat de samedi après-midi.

Remarque de l'auteur ; II n'a pas été facile d'établir toutes ces indications en raison des sources consultées. Aïemy Haïm Hazan dit que l'école près de la place des ferblantiers fonctionnait parallèlement à celle de la rue Francisco, où il a été élève, sans autres précisions quant aux dates. Je relève différentes dates, quelque peu contradictoires, dans les écrits de M. Alfred Goldenberg : cf. le texte déjà cité p. 47-48, et son livre Souvenirs d'Alliance, éditions du Nadir de l'A.I. U., 1999, p. 50-51. De son côté, José Bénech, op. cit., p. 296 écrit : « Puis ce fut 1914 et la guerre. Pour des raisons financières, l'Ecole de l'Alliance dut fermer ses portes. En 1919, le Protectorat ouvrait dans une maison du Mellah une école franco- israélite… Cette école franco-israélite disparut en 1925. » Je pense que José Bénech a parfaitement raison quant à la date 1919.

A quel moment l'école de la place des Ferblantiers a fixé ses classes à derb Francisco, il y a des dates qui se contredisent. Me référant à un témoignage indirect, l'école de derb Francisco existait déjà en 1919, au plus tard début 1920. Les frères Tharaud dans « Marrakech ou les seigneurs de l'Atlas » consacrent le chapitre VII de leur livre au « Ghetto marocain ». Ils décrivent leur rencontre, dans sa propre maison, avec « Le patriarche de cet enfer hébraïque (qui) est le bonhomme Ischoua Corcos, l'argentier des Sultans, le millionnaire du Mellah ». En l'occurrence, c'est la suite de leur récit qui nous intéresse : « Par la fenêtre, arrivent d'une école voisine où l'on enseigne le français, des phrases qui entraînent l'esprit dans un rêve dément, et que répètent, comme un verset de la Loi, les enfants du Mellah ; « Nos ancêtres les Gaulois » ou bien encore : « Mon père, ce héros au sourire si doux… ». Alors tout danse devant moi, les deux Lions de Juda, l'arbre de Jessé sur le mur, et la fausse pendule peinte et sa clef peinte elle aussi, pendue à un clou imaginaire. Je n'écoute plus le père Corcos. Je n'entends plus ni le piano, ni la machine à coudre, ni les cris du poulet. Je n'ai d'oreilles que pour ces phrases folles, qui résonnent d'une façon tout à fait extravagantes dans ce ghetto saharien. »

La première édition de ce livre date de 1920. L'on peut présumer que la rencontre entre l'écrivain et le président Corcos a eu lieu en 1919. La distance, à vol d'oiseau, de la maison du patriarche à celle de l'école est de 50 mètres environ. Je précise que la maison Corcos est en contrebas par rapport à celle de l'école.

En 1922, trois classes quittent l'école de la rue Francisco et s'installent dans les locaux d'une nouvelle école appelée à s'grandir en quelques années. Cette nouvelle école est établie sur une parcelle de Jnan el Afia, dans le voisinage de derb el Bhira. Ces classes sont tenues par M. et Mme Dubascoux et par une monitrice, Mlle Rachel Benaïm. En 1924 arrive à Marrakech en tant qu'instituteur, âgé de 18 ans, M. Nessim Lévy, originaire d'Edrine/Andrinople (Turquie). Seuls, le directeur Falcon et lui sont juifs à l'école Francisco. En 1925, les autres enseignants appartenant au cadre métropolitain de l'Education Nationale s'en vont ; c'est toute l'école de la rue Francisco qui est transférée à Jnan el Afia. M. Falcon est le directeur de ce nouveau groupe scolaire, aidé par M. Nissim Lévy et des moniteurs : Mlle Sété Coriat, M. Nessim Sabbah et M. Boujo.2 Dans la classe du Brevet, il y avait des élèves du même âge que Nessim Lévy, aussi grands de taille que lui. En cette même année 1925, une grave épidémie de :yphus s'était déclarée au mellah. M. Falcon et les élèves les plus âgés de "école, faisant preuve d'héroïsme et bravant la contagion, ont jugulé le mal, sur les indications des médecins, en pénétrant dans les maisons pour zépister les cas douteux et épurer les centres d'infection. Leur action courageuse a sauvé le mellah et la ville d'une immense catastrophe.

(A suivre)

Joseph Dadia

Guy Knafo L'Alliance de Casablanca

Guy Knafo

L'Alliance de Casablanca

Je n'ai fréquenté l'Alliance à Casablanca que pendant deux périodes ; en 1933 (j'avais 6 ou 7 ans) et pendant quelques mois seulement. Mon père étant fonctionnaire aux services municipaux, il a pu me faire entrer au lycée, où je suis resté jusqu'en 1942. Vichy nous a fichus à la porte !

Mes quelques mois dans les petites classes m'ont laissé des de profonds souvenirs. Le directeur de l'école était une femme de petite taille, un peu épaisse, avec une voix qui retentissait d'un bout à l'autre de l'école ! Elle avait une réputation affreuse ! Tout le monde la craignait ; c'était Mme Tadjouri. Son mari était aussi directeur avec un titre assez important. Aussitôt la rentrée des classes annoncée par la cloche, tous les élèves s'alignaient devant leur classe. En attendant l'inspection par Mme Tadjouri. Elle inspectait toutes les classes, élève après élève ! Et si quelque chose ne lui convenait pas, on pouvait entendre ses cris de loin. L'inspection comportait les ongles, la tête, le tablier et les chaussures ! Quelle corvée ! Malheur à ceux qui ne répondaient pas à ses critères ! C'était une claque sur la joue ! Personne n'y échappait ! Il va sans dire que nous avions une peur bleue, d'elle. Comme tout le monde, il a fallu que je me rase la tête ! L'Inspection le voulait.

Etre en retard était un risque ; car Mme Tadjouri était toujours aux aguets ! J'avais trouvé le moyen d'échapper à ce problème ; quand j'étais en retard, je demandais à ma mère de me donner un poisson, ou quelques légumes ! Et affronté par l'institutrice, je lui disais que j'avais perdu du temps en cherchant quelque chose pour la "leçon de choses" ! C'est ainsi que j'échappais aux remontrances de l'administration.

Nous avions un instituteur qui s'appelait-me semble-t-il- Monsieur Bensabbat, il enseignait l'hébreu ; et chaque jour il nous faisa:: répéter un passage qui ressemblait à une incantation. Ce passage que je ne comprenais pas, puisqu'il n'y avait pas de traduction. Ce passage je l'entends encore (maintenant que j'ai une base de Judaïsme assez maigre je l'avoue, je me souviens du texte : « Dieu a parlé à Moise… »).

Ce M. Bensabbat enseignait une autre matière (je ne me souviens plus de laquelle) et il avait l'habitude de donner des coups de bâton sur les mains et sur les pieds à quiconque créait des problèmes.

Voilà pour ma première rencontre avec l'École de l'Alliance.

Et voici mon expérience, 10 ans après, lorsque Vichy nous a forcés à retourner à l'Alliance.

Expérience merveilleuse qui m'a permis de rencontrer des amis superbes et d'apprendre à travailler.

J'ai plusieurs commentaires à faire à propos de mes professeurs : (Sutton en littérature et Arabe classique ; Sabetay en sciences, mathématiques, histoire juive ; Benarroya en musique et art, et Mme Ohio (mariée à un catholique) en histoire et géographie.

Tous professeurs extraordinaires, chacun avec ses dadas.

Mon dernier passage à l'Alliance (1942-43) a duré un an. J'en ai des

souvenirs très agréables : professeurs extraordinaires, élèves d'un niveau supérieur ; une année spéciale dans des conditions difficiles.

Nous arrivâmes à l'Alliance (la moitié de la classe) après avoir été exclus de nos lycées.

Arrivés à l'Alliance, nous sommes reçus avec beaucoup de dédain par les professeurs ! Ils nous faisaient sentir que nous étions inférieurs ; Ils ont même essayé de nous maintenir une année de plus au même niveau d'où nous venions !

Pour une raison que j'ignore, tout s'est arrangé. Donc nous voilà dans un système différent usant de méthodes différentes.

La classe est divisée en deux groupes : ceux qui venaient des lycées et ceux de l'Alliance. Durant des mois on nous le fit sentir.

Nos professeurs étaient tous de l'Alliance, à part Mme Ohio qui venait probablement d'un lycée de filles.

Monsieur Sutton, hautain, très imbu de ses connaissances littéraires. Il s'était marié avec l'une de ses élèves.

Nous étudiions à fond toutes les pièces de Racine. Il insistait pour que nous retenions par cœur vingt vers par jour, même les jours où n'avions pas littérature au programme ! Cent vers par semaine ! Et lors des contrôles trimestriels, il nous demandait de réciter quelques-uns des 1200 vers que nous étions supposés connaître par cœur !

Un fait amusant : dix ans après, je le rencontre à Paris. Et comme je ne suis plus son élève (j'ai choisi la carrière d'ingénieur), je lui demande la raison pour laquelle il nous forçait à apprendre par cœur une si grande quantité de vers ! Il a été indigné par ma question !

J'étais pourtant son meilleur élève en arabe classique. J'avais une concurrente en arabe ; une élève du nom de Dorfshneder, une bonne amie. Mais je la devançais d'un demi-point à chaque examen ! Au dernier examen, la même chose ! Elle se mit à pleurer ! Alors M. Sutton lui augmenta sa note pour qu'elle puisse me devancer. Un homme très lettré, poète. Mais difficile à digérer.

  1. Sabetay avait une expression favorite : « Je vous casserais la tête contre le mur ! ». Au cas où nous ne faisions pas de problèmes extra !

Il était très fort en mathématiques, et il insistait pour que nous fassions tous les exercices du chapitre !

Pour toutes les autres matières qu'il enseignait, il se contentait de lire mot à mot dans les livres, et nous étions sensés le suivre. C'était une mauvaise méthode d'enseignement, mais malheur à nous si le lendemain nous ne connaissions pas à fond le sujet.

Malgré ses méthodes, il a réussi à nous inculquer les sujets qu'il enseignait. Un dimanche, après avoir étudié toute la journée, quatre de mes amis de classe et moi étions sortis pour une promenade. Pour notre malheur, nous apercevons au loin M. Sabetay, marchant dans notre direction. Instinctivement nous fîmes un détour pour l'éviter. Le lendemain, pendant le cours de math, vers la fin de la leçon, il s'adressa à nous, d'une voix pleine d'indignation.

« Comment avez- vous eu l'audace de vous cacher ! »

Il avait une manière d'enseigner que je n'appréciais pas ; pourtant les résultats prouvaient que sa méthode et ses menaces donnaient finalement de bons résultats.

Mme Ohio ne venait pas du même milieu. Très belle femme, élégante, sévère. Très éprise de l'histoire de France ; elle nous faisait apprendre tous les événements de la Révolution française ; toutes les dates ; toutes les guerres de Napoléon ! Les examens que nous subissions tous les trois mois, étaient souvent surprenants.

Un jour, quelques élèves avaient su que le sujet d'examen était sur son bureau et avaient réussi à le lire. Mme Ohio s'en était rendu compte. Elle était très vexée, et pendant des semaines elle entrait en classe en nous tournant le dos !

Il a fallu longtemps pour que les relations redeviennent normales. Evidemment, ses efforts ont donné des résultats extraordinaires lors de l'examen du brevet : toute notre classe a réussi et nous étions les mieux classés. Et cela grâce à tous ces professeurs que nous craignions tellement ! Il y avait encore M. Benarroya qui enseignait la musique et l'art. Je lui dois de pouvoir faire de la peinture sans trop de don il est vrai. Il y avait enfin Mademoiselle Afriat en anglais. Je n'arrivais jamais à comprendre ses dictées !

Un jour, à Long Island, j'attendais qu'un ami me rejoigne. Et…qui arrive devant moi sur une bicyclette ? Mademoiselle Afriat ! Je ne l'ai pas arrêtée !

Voilà quelques anecdotes de mon court passage à l'Alliance, avec des bons souvenirs de mes compagnons de classe et de mes professeurs, même si je n'étais pas toujours d'accord avec leurs méthodes.

Brit – 30 La revue des juifs du Maroc Redacteur : Asher Knafo-Nessim Sibony- De Los Angelès Impressions et souvenirs de l’Alliance

Brit – 30

La revue des juifs du Maroc

Redacteur : Asher Knafo

Nessim Sibony- De Los Angelès

Impressions et souvenirs de l’Alliance

Il y a des souvenirs qui ne réclament ni madeleine, ni parfum et qui éclatent au seul nom de l’Alliance Israélite ou plus simplement de l’école de l’Alliance. C’était ainsi que nous avions appelé, des décades durant, notre foyer d’éducation occidentale, des plus épiques au Maroc.

Il faisait bon y vivre soudé aux enfants juifs de notre génération. Rien ne vaut aujourd’hui la douceur de ces souvenirs dans cet univers angélique d’activités ludiques, d’études et d’accomplissement de soi dans la promiscuité des classes surchargées qui ont favorisé des liens d’amitié inébranlables à ce jour.

Je me souviendrais toujours de ma première visite à l’école de l’Alliance aux mains de ma mère pour m’y inscrire. Des élèves des grandes classes avaient donné l’ordre à tous les nouveaux candidats de se mettre debout contre un mur. Le directeur s’en vint désigner tous les garçons qui étaient grands de taille qu’il retira de la longue ligne. Il dit ensuite à tous les autres de rentrer chez eux et de revenir l’an d’après. Je revins l’année suivante accompagné de mon père et ce fut le même manège : le directeur choisit les plus grands de taille et me refoula. Sur quoi mon père me prit par la main à son bureau, lui montra mon acte de naissance pour lui prouver que j’avais déjà 7 ans et signa une redevance d’écolage à payer mensuellement pour que je sois enfin accepté.

Je devais découvrir dans ma classe des élèves plus jeunes et plus petits que moi qui étaient venus par la filière des connaissances aussi bien du directeur que des enseignants ou des dirigeants de la communauté juive.

Mais que d’enfants juifs de mon âge qui n’ont jamais eu accès à cette classe et qui sont restés analphabètes, mis sur la touche de la seule institution qui ouvrait pour les enfants juifs, en ces jours, les seules portes possibles sur l’univers du savoir. Ces enfants devenus adolescents sont restés comme ces morts sur les champs de bataille sans droit à la parole pendant que ceux qui ont profité de la scolarisation procèdent eux, aux louanges des œuvres de l’Alliance. Même à ces derniers, il faut rappeler que la durée des études n’était que de 6 ans dans les écoles primaires et que des 320 élèves des 8 classes de seconde et première de filles et garçons de mon école 24 seulement avaient pu accéder alors à la 6e du cours complémentaire de l’Alliance. Quand ce fut mon tour d’y entrer j’étais représentable à la session d’octobre mais on vint nous annoncer que cette session était annulée et reportée à l’année suivante. Il faut aussi souligner que les enfants de notre âge dont les parents avaient été d’anciens élèves de l’Alliance étaient convoyés à l’école française. Les maîtres de l’Alliance faisaient de même : leurs enfants qui avaient déjà des noms français des plus sophistiqués n’étaient pas faits pour l’école de l’Alliance ni pour l’étude religieuse chez le rabbin. Quand ces élèves avaient des accidents de parcours dans leurs études ils atterrissaient alors à l’école de l’Alliance. Ils avaient quelques privilèges que les autres n’avaient pas et nous prenaient tout simplement notre place. C’est ainsi que j’avais atterri en classe de certificat d’études ou j’avais traîné deux ans.

Je garde donc un vif souvenir de toute ma scolarité et je revois encore ma première classe énorme, surchargée d’élèves. C’était déjà une classe de divers maîtres. Je dois tout de ma découverte du système de lecture non aux livres de lecture « Line et Pierrot », « Mon syllabaire » ou le livre de Dumas avec son premier texte « René va l’école » mais à Monsieur Pichoto et ses démonstrations plus raffinées que celles de tous nos rabbins et maîtres qui nous enseignaient alors d’après ce système de lecture global, cause de bien d’échecs dans les années 60 en France. Une fois ce maître parti je ne sais où, nous avions reçu divers maîtres dont certains n’avaient jamais fait leur apparition : ils nous envoyaient leurs élèves pour nous apprendre à reproduire les lettres de l’alphabet en écriture scripte. Je passais mon temps à recopier sur mes cahiers ce livre de lecture de Dumas, car on devait nous le reprendre en fin d’année et j’avais aussi dressé, sur deux pages d’un cahier, la liste de tous les nombreux élèves de ma classe. L’année suivante avait connu le même régime : une classe de divers maîtres. Madame Castiel nous donnait des devoirs à faire à la maison et un autre maitre que je ne veux pas nommer gardait les cahiers à la fin des cours dans le placard. C’est dire comment les tâches étaient coordonnées entre les enseignants. Ce maître punissait les enfants plus qu’il ne les éduquait. Il était censé nous enseigner l’addition, la soustraction ainsi que la multiplication ce qu’on appelait l’arithmétique, mais beaucoup d’élèves étaient désemparés, car il était avare de son temps et s’appliquait à faire des corrections de devoirs d’élèves d’autres classes pendant qu’on devait résoudre, sans la moindre directive ou la moindre aide, notre liste d’additions et de soustractions. Les retardataires étaient punis de deux coups de bâtons sur les mains jointes par le directeur, Monsieur Yani et ce maître prenait plaisir à doubler ce châtiment par une fessée délivrée sur le postérieur des élèves retardataires qu'il installait couchés sur le premier banc. Beaucoup d’élèves préféraient retourner chez eux ou traîner au cimetière pour éviter cette humiliation. Une fois cependant un dénommé Issan Armand arriva très en retard à notre étonnement. Il reçut sa fessée mais avait malheureusement souri. Sur quoi ce maître vicieux avec un surnom que je n’oserai rappeler lui dit d’enlever son short. Ce qu’il fit aussitôt. Issan avait un second short dessous. Il le battit, mais il n’avait pas crié et c’est alors qu’il lui dit d’enlever son deuxième short. Il en avait encore un dessous. Il lui dit de l’enlever et Issan refusa en ce temps où les caleçons n’étaient pas d’un usage très répandu et c’est alors qu’il punit notre compagnon qui cria et pleura. Je recopiais encore les textes de lecture parmi lesquels «Comment renard monta en bateau» avec trois illustrations très expressives et un tout autre à nous faire mourir de remord : « Tu dis que ce n’est qu’un mouchoir ». Ma troisième année fut commencée avec Madame Harrus, s’était poursuivie avec Mlle Ohana et fut terminée avec Mlle Amar. Elle punissait son neveu, André Touaty, qui était parmi les élèves de notre classe, en le privant de dessert.

A l’âge de 10 ans j’étais devenu très proche des élèves de ma classe et de leur habitation au Mellah que j’étais loin de pouvoir imaginer. Quelle n’était la crevasse entre le système scolaire auquel on était soumis et le mode de vie de ces pauvres enfants qui manquaient de tout. Il fallait être aveugle à leur condition pour exiger de ces élèves d’être à l’heure et les punir eux qui n’avaient ni ne savaient même lire les aiguilles d’une montre. Beaucoup de leurs voisins voire leurs grands frères ne furent jamais scolarisés alors que d’autres furent renvoyés de l’école. Lors de notre passage en classe de 2e chez madame Yani à la fin du mois de Juin, les parents de Hazan Hanania étaient venus voir leur fils mais ne l’avaient pas trouvé installé dans sa nouvelle classe. Madame Yani vérifia bien qu’il était inscrit sur sa liste et en fut indignée par son absence non autorisée. Elle raya son nom de la liste et dit aux parents ébahis qu’il était renvoyé de l’école, ni plus ni moins. Un autre élève Haroch venait d’être désigné pour cette classe. A peine était-il arrivé qu’elle prit sa règle pour le battre. Il s’empara de la règle, sauta sur un banc puis sortit par la fenêtre comme dans la chanson « gai, gai, l’écolier ». Lui aussi avait fini sa scolarité. Plus tard ce fut Cohen Charles qui refusa d’avoir les cheveux coupés très courts ce qui mit un court terme à sa scolarité.

Impressions et souvenirs de l'Alliance-Nessim Sibony

Je l’ai retrouvé dans une photo de classe très floue et j’ai essayé aussi de mettre un nom sur chaque élève présent ce jour-là. Nous étions 42 alignés en trois rangs, selon notre âge, et je me souviens que des garçons parmi ceux qui y figurent en haut se rasaient déjà. C’est dire qu’ils étaient en âge d’être exploités par nos enseignants ; certains élèves sonnaient la cloche, d’autres remplaçaient les maîtres comme moniteurs dans les petites classes mais beaucoup étaient envoyés pendant ces heures de classe pour des courses par les enseignantes : achats de pain, de sucre, d’œufs et de farine. Un autre instituteur qui avait une papeterie les y faisait travailler bénévolement le dimanche ou les soirs après les cours.

J’avais atterri donc dans une des deux classes qui préparaient pour le certificat d’études. Notre maître s’occupait de la distribution des cahiers dans toute l’école et nous délaissait entre les mains de moniteurs. Il nous fit présenter comme candidats « non officiels », nous obligea à lui payer des cours supplémentaires les dimanches pour compenser ses carences d’enseignant pendant la semaine et nous fit redoubler pour s’assurer d’un pourcentage plus élevé de succès l’année suivante sans se soucier des élèves qui devaient occuper nos bancs. Cette année-là, heureusement, la classe s’était vidée suite aux premiers départs d’élèves pour Israël dans le cadre de l’Alyat Hanoar via les camps de France et de Norvège. La classe se passionnait pour ces problèmes de robinets décalés, ces voitures qui partaient à différentes heures et roulaient à différentes vitesses, qu’on devait résoudre par simple raisonnement. Nous avions aussi ce livre merveilleux de « leçons de choses » qui nous nous initiait aux lois de la nature comme à l’électricité et aux prévisions météorologiques. On s’entrainait aussi à mémoriser « les dates », ce qui nous avait donné l’illusion de dominer l’histoire universelle. Un effort fut réalisé alors dans les colonies françaises avec l’introduction d’un nouveau livre de lecture : « Les pages africaines ». Il faut avouer qu’on était tout aussi étrangers à ces pages qu’à celles qui les avaient précédées comme on l’était aux films qu’on nous emmenait voir tels : « La bataille du rail » quand nous étions des enfants de huit ans et les films sur la tuberculose qui n’ont jamais cessé de nous hanter.

De toutes ces années sombres et sans l’aide de l’école normale Israélite à Paris, destinée alors à la formation des enseignants et directeurs d’écoles, nous avons pu voir poindre 4 médecins, 4 ingénieurs, 2 pharmaciens, deux experts comptables, un sociologue cinéaste des directeurs et des professeurs de lycées juifs à Paris et à Strasbourg. Nous étions 15 parmi les 150 garçons que comptaient les classes de premières et deuxièmes des garçons à nous retrouver dans des universités françaises.

Ce fut l’âge de raison où nous ne cessions de rappeler et de critiquer tout le système éducatif de l’Alliance. On déplorait le manque d’encadrement, les lacunes de connaissances et l’absence de formation pédagogique de nos maîtres, les programmes d’études qui étaient déplorables et le retard pris dans l’introduction de l’enseignement dans les villages éloignés des grands centres urbains. Nous étions dans notre prime jeunesse bazardés d’une classe à l’autre sans savoir où exactement on devait aboutir. On s’efforçait de faire plaisir à nos enseignants qui eux-mêmes n’avaient pas l’air de trop savoir ce qu’on devait achever sinon leur programme, et encore ! C’était à se demander aussi si cette institution qu’était l’Alliance Israélite Universelle avait quelque dessein concret contrôlé par quelques commissions de pédagogues. La machine tournait par elle-même et sur elle-même sans s’adapter aux transformations rapides de notre situation et aux tournants de notre histoire. Ce n’était guère plus le certificat d’études qui pouvait contribuer à l’avance de notre communauté dans la société moderne. Ainsi, si l’on parlait d’un accès plus important aux études universitaires on le devait principalement non à l’Alliance israélite Universelle mais aux lycées français qui avaient permis à davantage d’élèves juifs au Maroc d’accéder aux études secondaires. Tous ces élèves devaient redoubler d’effort dans les lycées et passer les week-ends et les vacances scolaires à l’étude pour rattraper tout ce que les maîtres de l’Alliance avaient manqué de leur prodiguer.

Si on devait aujourd’hui refaire cette opération de sauvetage entreprise par l’Alliance, il va de soi qu’on l’aurait faite sur d’autres modèles. On aurait investi davantage dans l’instruction plutôt que dans la construction d’édifices. On aurait réduit à trois ou quatre ans tout au plus la fréquentation de l’école primaire comme l’ont réalisée des enfants de mon entourage. Cette même institution n’avait pas créé des cours d’alphabétisation et de mathématiques pour adultes ; elle n’a pas organisé des ateliers pour les professionnels les soirs dans ces locaux vides comme le firent les musulmans du Maroc dès l’indépendance. Ces derniers se sont servis par contre du même établissement scolaire pour y faire dérouler deux écoles alternées quotidiennement, l’une commençant à 7 heures et l’autre à treize heures, en plus des cours d’alphabétisation le soir dans ces mêmes locaux. Ce même régime s’il avait été appliqué par l’Alliance aurait doublé l’effectif scolarisé et en moins de trente ans aurait mis toute la population juive marocaine à l’heure française en profitant de l’expérience supplémentaire des voisins juifs d’Algérie et de Tunisie comme enseignants et guides.

On peut être tous d’accord qu’une bonne marche de l’Alliance aurait permis aux juifs du Maroc de rattraper les ressortissants juifs des communautés voisines d’Afrique du Nord et comme eux, ou peut-être mieux, ils seraient allés renforcer la communauté juive française très tôt, n’est-ce pas ? Mais on ne peut qu’être surpris par le destin de la communauté juive marocaine pendant sa longue histoire qui fut marquée, de tous temps, par de grands mystères au nombre desquels, tout d’abord, la colonisation tardive du Maroc, les effets de cette même colonisation sur une société d’artisans juifs et ensuite cet impact de l’Alliance qui fut plus déterminant par ses carences et ses négligences que par ses réalisations. Ce retard inexplicable dans la scolarisation massive des juifs marocains leur avait évité d’abord d’être présents en France en ces heures des plus dramatiques de l’histoire juive contemporaine qui ont fauché les juifs de la nation française comme ceux d’Afrique du Nord déjà installés à Paris et au Sud de la France. Il leur aura aussi évité le sort de leurs voisins juifs d’Algérie et de Tunisie déversés en France. L’alliance s’est avérée qu’on le veuille ou non le principal facteur de ce clivage retrouvé au sein même de la communauté juive marocaine entre ses élèves et ceux qui ont échappé totalement ou partiellement à son enseignement. Ses élèves et leurs enfants, comme nous l’avons vu, furent dans leur majorité, happés par une seconde Galouth au Canada comme en France. Les autres, ceux qui avaient échappés aussi bien à tous les évènements cruels de l’histoire juive comme aux écoles de l’Alliance furent transplantés, avec leurs enfants éduqués par l’Alliance ou non, dans les champs de leurs ancêtres comme dans les territoires de Judah. Ils furent désignés pour la classe laborieuse israélienne et ainsi réalisèrent, amèrement certes, ce rêve deux fois millénaire du messianisme national juif, n’en déplaise à ceux de leurs « frères » que leur allure dérangeait, à leurs ennemis surpris par la réalisation foudroyante de leur rêve sioniste comme aux œuvres de l’Alliance conçues loin de l’espoir qui avait bercé leur longue Galouth.

Nessim Sibony

Photo panoramique de l’Ecole Alliance de Marrakech

Tous ces élèves ont constitué la jeunesse intellectuelle de Marrakech, pour le peu d’années qu’ils y sont restés, avant leur grand départ dans les quatre coins du monde. Trois sont restés sur place : deux à Marrakech et l’autre à Casablanca. Tous les trois sont des hommes d’affaires. Trois sont devenus médecins, beaucoup d’autres sont devenus ingénieurs, employés de banque et d’administration mais surtout responsables d’éducation à tous les niveaux voire inspecteur d’enseignement primaire, en Israël. C’est parmi ces filles et ces garçons que furent recrutés les enseignants, les directeurs d’écoles, les dirigeants de mouvement de jeunesse, les chefs et cheftaines scouts. Toute cette jeunesse a encadré la génération suivante où se sont distingués davantage de médecins, de pharmaciens, de psychologues, d’ingénieurs et de professeurs d’université. Ils sont tous restés engagés dans leur communauté juive. Ils sont aujourd’hui avec leurs enfants et petits-enfants au Brésil, aux Etats-Unis, au Canada, en France et en Israël

Brit-La revue des juifs du Maroc-Redacteur Asher Knafo-été 2011-no 30-page 79-82

Francine Kaufman -André Chouraqui et le Centenaire de l'AIU-Brit 30 Eté 2011

Francine Kaufman

Université Bar Ilan

André Chouraqui et le Centenaire de l'AIU

C’est avec cinq ans de retard sur la date prévue que paraît le livre monumental qu’André Chouraqui (Ain-Témouchent, Algérie, 1917 — Jérusalem 2007) consacré au Centenaire de l’Alliance : L'Alliance israélite universelle et la Renaissance juive contemporaine, 1860-1960 (Cent ans d’histoire), P.U.F., 1965 (528 pages, dont plus de cent pages d’annexes, enrichi d’un index et d’une bibliographie). Le livre paraît aux Presses universitaires de France, où Chouraqui a déjà publié trois ouvrages dans la collection ‘Que sais-je’: L’Etat d’Israël (1956), Histoire du judaïsme (1957), et La Pensée juive, et où il dirige depuis 1953 une collection nommée : Sinaï, publiée sous les auspices de l’A.I.U. et destinée à présenter les principaux textes-sources et leurs exégèses ainsi que les nouveaux courants du judaïsme. C’est également aux P.U.F. qu’A. Chouraqui a publié sa seconde traduction biblique : Les Psaumes, en 1956, (et qu'il publiera, en 1970, Le Cantique des cantiques suivi des Psaumes, avec des préfaces d'André Neher, René Voillaume et Jacques Ellul).

André Chouraqui et 1’A.I.U. (1947-1982)

Les premiers pas

Auteur prolifique et conférencier charismatique, l’homme se destinait à la carrière juridique mais, marqué (et brûlé) par la Shoah, c’est autant la survie immédiate du peuple juif et la renaissance de l’Etat d’Israël que la passion historique pour l’existence plurimillénaire du judaïsme en général et du judaïsme d’Afrique du Nord en particulier qui l’occupaient tout entier. René Cassin l’a bien senti lorsqu’il rencontra le jeune homme de trente ans, en été 1947. A cette époque, Cassin (1887-1976), juriste lui aussi, président du Conseil d'Etat, principal rédacteur de la Déclaration des droits de l'Homme (et futur prix Nobel de la Paix, en 1968) était président de l’A.I.U. et vice- président du Conseil d'État. Il fallait reconstruire le judaïsme français et européen, décimés par la guerre. Cassin engagea Chouraqui en qualité de secrétaire général adjoint de l’A.I.U. et celui-ci entre en fonction le 2 novembre 1947. Durant près de trente cinq ans Chouraqui restera un membre éminent de l’A.I.U. Il est vrai que sa personnalité fougueuse et que son aspiration à réaliser une œuvre personnelle avaient très tôt convaincu Cassin que pour le retenir au sein de l’Alliance, il fallait lui ménager un espace de liberté. Le 19 mai 1952, il faisait adopter par le Comité central de l’A.I.U une décision qui accordait à André Chouraqui un nouveau statut spécialement créé pour lui : il devenait « Délégué permanent » de l’A.I.U, titre qu’il conservera jusqu’à sa retraite en 1982. Dans une lettre qu’il lui adressait le 23 mai 1952, Cassin précisait que durant trois mois par an, Chouraqui devrait voyager « en faveur de l’Alliance, au mieux des intérêts de son action profonde sur le monde juif ». Trois autres mois seraient passés au Bureau de Paris pour tirer les conséquences de ces tournées et organiser les suivantes. Enfin, les six autres mois (environ) pourraient être consacrés à des publications et travaux personnels « relatifs aux matières hébraïques et judaïques », dans la résidence de son choix, à charge de mentionner sa « qualité de Délégué permanent sur ceux des ouvrages qu’elle [l’Alliance] jugera propre à cette désignation ».

C’est donc tout naturellement que Cassin et le Comité central de l’A.I.U chargèrent Chouraqui, dès 1957, de rédiger le volume du Centenaire, qui faisait suite au volume du Jubilée de l’Alliance rédigé par Narcisse Leven et paru en 1911. Dans la longue préface qu’il rédigea, Cassin expliquait que l’homme était tout désigné pour cette tâche. Chouraqui était homme de plume, historien, né au sein du judaïsme d’Afrique du Nord où l’Alliance s’était particulièrement investie et dont elle continuait à se préoccuper après le grand exode qui avait suivi la création de l’État d’Israël. Enfin, auteur d’une histoire des juifs d’Afrique du Nord, plusieurs fois remise sur le métier et sans cesse complétée, chroniqueur des réalisations pionnières de l’I.C.A. (Le Baron de Hirsch et la Jewish Colonisation Society, le seul de ses livres resté inédit), biographe de Théodore Herzl dans le sillage de sa thèse de doctorat en droit, soutenue le 15 novembre 1949 devant la Faculté de Droit de Paris sur La Création de l'État d'Israël, acteur et observateur privilégié des activités de l’A.I.U, Chouraqui pouvait mieux que quiconque retracer ce siècle d’histoire.

Francine Kaufman André Chouraqui et le Centenaire de l'AIU-Brit 30 Eté 2011-page83-84

Francine Kaufman -André Chouraqui et le Centenaire de l'AIU-Brit 30 Eté 2011

  1. b) La fascination d’Israël

Pourtant, l’ouvrage destiné à paraître en 1960, pour marquer le centenaire de l’Alliance, n’avance guère. Chouraqui est accaparé par mille tâches, mais surtout sa vie est en train de changer. La fascination qu’exerce sur lui l’État d’Israël, depuis la première visite qu’il y effectue en 1950, pour l’Alliance, se change en credo sioniste agissant. Dans un rapport qu’il adresse au Président Cassin le 20 novembre 1953, Chouraqui déplore l’attitude du Comité central qui semble disposé sinon à se retirer d’Israël, du moins à y restreindre considérablement son activité après des « reculs successifs » et une baisse constante des financements alloués aux écoles de l’Alliance dans le pays. Comme lui, écrit-il, l’Ambassadeur de France en Israël, Pierre Eugène Gilbert, est alors « persuadé que l’A.I.U doit être à l’avant-garde de la présence française en Israël. Il sait aussi que sans avoir un pied ferme en Israël, l’A.I.U sera condamnée à plus ou moins longue échéance dans le monde entier. Je pense que tout le monde est convaincu au Comité central que sa disparition représenterait une perte aussi regrettable d’un point de vue juif que français. » Durant son long séjour dans l’Israël de 1953, Chouraqui contribue à la mise sur pied de comités israéliens de l’Alliance, à Tel Aviv et à ‘Haïfa et à la préparation des premières assises de l’A.I.U à Jérusalem. Il propose qu’autour de l’axe central que représente Mikvé Israël, une école professionnelle soit construite à Jérusalem (projet de M. Eliachar) et qu’un lycée « digne de l’A.I.U soit construit à Tel Aviv, selon le vœu de l’ambassadeur Gilbert. Une école de sourds-muets et un renforcement des écoles existantes devraient par ailleurs faire barrage à l’élan des « missions chrétiennes qui comptent aujourd’hui ici 10 000 élèves scolarisés : pratiquement (si l’on excepte l’école de Haïfa et les petits lycées de Jérusalem et de Tel Aviv) les missions ont le monopole de la culture française dans ce pays. » Dans ce même rapport du 20 novembre 1953, Chouraqui réaffirme le souci du gouvernement israélien « de garder ici une place à la culture française » et la reconnaissance escomptée du gouvernement français ainsi que l’appui de ses services culturels que vaudrait à l’Alliance un effort réel pour moderniser ses établissements et y faire venir des professeurs qualifiés. On le voit, le délégué permanent sait jouer sur la corde sensible pour tenter de convaincre le Comité central de faire le choix d’un « renversement de politique » en faveur d’une présence accrue en Israël.

 

[Je tiens à remercier Annette Chouraqui (et sa fidèle collaboratrice, Sandra Serror) de m’avoir ouvert les archives d’André Chouraqui et d’avoir mis à ma disposition les documents (lettres et rapports) cités dans cet article. Sans l’apport de ces documents exceptionnels, je n’aurais pas pu mener à bien cette étude. J’invite d’autres chercheurs £ exploiter et tirer profit de cette masse de documents soigneusement classés et pour la plupart inédits, qui recouvrent plusieurs décennies où l’histoire personnelle d’André Chouraqui recoupe l’histoire d’Israël et du peuple juif.]

 

Il fait preuve d’un même talent d’avocat de la cause israélienne dans son rapport confidentiel du 18 novembre 1956, trois ans plus tard, à l’issue d’un long séjour dans le pays, dans le sillage de la Campagne du Sinaï :      « Les derniers événements ont fait prendre conscience, à tous, du rôle que la France peut jouer dans l’avenir de l’État d’Israël. » Le rapport est consacré Mediterranee », ecrit-il plus tard dans une note confidentielle a Cassin (17 avril 1959). Ce centre pourrait « devenir un facteur actif de defense des grands interets moraux dont nous avons la charge », estime-t-il, mais il s’agit pour lui d’une initiative personnelle, a laquelle il se contente de vouloir associer 1’Alliance.

 

Andre Chouraqui, citoyen de Jerusalem

 a)Un nouveau statut

L’installation definitive du delegue permanent de 1’Alliance en Israel exige une redefinition de son statut et de ses fonctions. Le 18 fevrier 1959, le Comite central se reunit a Paris, des rencontres ont lieu entre les dirigeants de l’Alliance, et les decisions prises sont clairement enoncees dans un document de trois pages signe de la main de Rene Cassin, date du 5 mai 1959 et intitule: «Instructions pour Monsieur Chouraqui ». Charge d’assurer la representation de l’Alliance en Israel sur le plan politique, Chouraqui pourra avoir recours aux services des bureaux locaux de l’Alliance (dont il coordonnera les activites) mais il relevera directement du Siege de Paris auquel il fera son rapport. Il continuera de diriger la collection Sinai', d’accomplir des missions annuelles a travers le monde en faveur de 1’Alliance et de rediger le volume du Centenaire. Mais la partie la plus frappante de ces instructions conceme l’action personnelle, ainsi definie :

  1. Independamment des activites ci-dessus, M. Andre Chouraqui se propose d’assumer la defense culturelle, economique et politique des Juifs originaires des pays ou l’Alliance a traditionnellement exerce ses activites. Il le fera sous sa responsabilite propre et selon ses options personnelles.

L’Alliance, soucieuse de ne pas s’immiscer dans la politique interieure de l’Etat d’Israel, ne sera engagee que pour les actions et dans la mesure ou elle aura ete prealablement consultee et aura decide d’assumer une responsabilite propre.

Ces instructions officielles sont completees par une lettre de Cassin a Chouraqui, datee du lendemain (6 mai 1959) qui montre bien que la claire distinction entre les activites personnelles et celles exercees en tant que representant de l’A.I.U. repond au voeu explicite de Chouraqui. Par ailleurs, precise Cassin, «j’ai egalement tenu a signaler tant dans vos activites en Israel qu’a Paris, votre role dans les affaires culturelles ou d’entente religieuse. » Conscient du « capital exceptionnel represente par vous » (ce sont les mots de Cassin), ces conditions particulieres sont assurees au sein de l’Alliance a un homme dont les options ne recouvrent deja plus tout a fait l’ideologie de !’association dont il redige l’histoire. Dans une lettre du 23 juillet 1959, Cassin ecrit d’ailleurs a Chouraqui : «je souhaite vous communiquer mes positions d’ensemble, semblables mais non identiques aux votres, les perspectives de l’Alliance etant vues de Paris par d’autres yeux. » C’est ainsi qu’il faut veiller a la « necessite de ne pas contrarier notre action en pays musulman par nos manifestations en Israel » si bien par exemple, que la plantation d’une foret de l’A.I.U. pour celebrer son Centenaire ne devrait pas se faire sur les terres du K.K.L., attaque dans les pays musulmans qui l’accusent d’une « appropriation du sol d’Israel soi- iisant vole aux musulmans, aux refugies surtout », mais « sur les terres de 'Alliance, notamment a Mikve et a Jerusalem si possible. »

Mais ce qui preoccupe surtout Cassin, a l’approche de 1’annee du Centenaire 11960) c’est de savoir comment Chouraqui compte terminer dans les temps la redaction du volume d’histoire auquel il s’est engage :

II faut qu’elle paraisse pour le 21 juin prochain, au moins les premiers exemplaires. Le General de Gaulle m’a promis cette semaine de s’associer a ce centenaire (puisque c’est lui qui en 1942 m’a mis dans les brancards). Ce sera plus qu’un haut patronage, mais probablement une presidence effective. L’eclat qui en rejaillira nous cree des devoirs » (lettre du 23/7/59, souligne par Cassin).

Francine Kaufman André Chouraqui et le Centenaire de l'AIU-Brit 30 Eté 2011

Page 89

Francine Kaufman -André Chouraqui et le Centenaire de l'AIU-Brit 30 Eté 2011

  1. b) Chouraqui et la redaction des Cent ans d’histoire de l’A.I.U.

Le Comite du Centenaire a bien des raisons de s’inquieter, d’autant qu’installe a Jerusalem, Chouraqui n’est plus en mesure de consulter les archives de 1’Alliance, dont il depend etroitement pour la redaction de son ouvrage. Cette preoccupation revient sans cesse dans la correspondance et, de fait, il faudra attendre 1964 (annee ou Chouraqui demissionne de ses fonctions de conseiller de Ben Gourion) et surtout 1965 (annee ou il passe plusieurs mois a Paris pour travailler dans les archives de 1’Alliance) pour que le volume soit enfin pret et qu’il paraisse, en automne 1965, obtenant bientot le Prix Louis Marin de l'Academie des Sciences morales et politiques. Au meme moment, Chouraqui devient, pour quatre ans, maire- adjoint de Jerusalem apres l’election de Teddy Kollek qui l’avait place en second sur sa liste electorate, puis les quatre annees suivantes, conseiller municipal (octobre 1965-fin 1973).

Il aura done fallu 8 ans pour que le livre entame en 1957 aboutisse. Mais les activites multiples de Chouraqui (voyages, conferences, redaction et publication de livres, action politique, culturelle et religieuse au nom de l’Alliance ou d’lsrael) et la croissance de sa famille ne sont pas les seules causes de ce retard. Certes, des avant son depart en Israel, la Commission du Centenaire (prevoyante) avait commande parallelement a Gerard Israel une brochure illustree d’environ 65 pages sur l’histoire de TAlliance. Le livre de Chouraqui etait prevu pour 300 a 400 pages et Rene Cassin se disait dispose, en mai 1959, a veiller a ce que les deux ouvrages ne se fassent pas concurrence (a condition toutefois que Chouraqui livre a temps son manuscrit dont l’historien affirmait alors avoir «engage une part essentielle »). En juillet 1959, Cassin ecrivait a son protege qu’il avait regie le probleme avec Gerard Israel : « son projet que vous avez vu sera ecourte, surtout dans la premiere partie et la deuxieme partie (activites culturelles) sera plus etoffee». La brochure de Gerard Israel, reorientee vers les « activites modernes » et publiee par l’A.I.U. parait a temps, en 1960, sous le titre : l'Alliance Israelite Universelle : 1860-1960 cent ans d'effort pour la liberation et la promotion de l'homme par l'homme. Il s’agissait essentiellement d’un ouvrage d’information et d’hommage a l’action de l’A.I.U. Beaucoup plus erudite et documentee, l’histoire redigee par Chouraqui (dans le cadre de ses fonctions et donc sans honoraires particuliers, sinon le paiement de droits d’auteur sur chaque exemplaire vendu) se devait d’être plus exhaustive mais aussi de se plier aux exigences de ses commanditaires. C’est ainsi que Cassin précisait :

Nous sommes d’ailleurs d’accord pour que, tout en dévoilant beaucoup de ce qui s’est fait depuis la période décrite par Narcisse Leven, vous mettiez au point avec tact la position de l’Alliance entre 1910 et 1940. Ce n’est pas, sans manquer au devoir de vérité et d’objectivité, à nous de verser de l’huile sur le feu. (Lettre du 6 mai 1959).

La remarque portait notamment sur la position de l’Alliance face au sionisme.

D’autres problèmes concernaient la composition même de l’ouvrage. Je crois bon de reproduire ici, presque intégralement, une lettre de Chouraqui à Cassin (lettre elle aussi confiée par Annette Chouraqui) qui illustre les difficultés d’écriture :

19 avril 1960 : Monsieur le Président,

Maintenant que j’ai réuni et dépouillé la documentation sur l’histoire de l’Alliance, je me heurte aux difficultés inhérentes à la rédaction d’un livre de ce genre. Dans une lettre en date du 30 octobre 1959, je vous avais transmis le plan de l’ouvrage tel que j’avais l’intention de l’écrire :

Introduction

  • Perspectives générales de l’histoire d’Israël
  • Le XIX° siècle : l’ère de l’émancipation juive.
  1. Première partie

Fondations et destinées de l'Alliance Israélite Universelle

  1. Deuxième partie

L’action politique de l'Alliance Israélite Universelle 1° 1860-1914 2° 1914-1940 3° 1940-1960

  1. Troisième partie

L’action éducative et sociale de l'Alliance Israélite Universelle 1° Les écoles 2° Les migrations 3° Les communautés 4° L’entraide et la culture

  1. conclusion

Maintenant que je suis mieux rentré dans le sujet, je vois bien que l’histoire de l’Alliance s’est faite autour de quatre hommes :

1° Crémieux et l’action politique Leven et l’émancipation par l’école 3° Sylvain Lévy et l’humanisme mis en cause 4° René Cassin et la renaissance.

Je pense écrire mon livre autour de cette idée centrale, qui, bien que devant être nuancée, me paraît correspondre à la vérité et me paraît devoir donne־ plus de relief à l’ouvrage qu’une nomenclature abstraite. Ces quatre parties de l’ouvrage me permettront d’analyser d’une manière assez complète In­différents aspects de l’œuvre.

J’ai, Monsieur le Président, sur vos trois prédécesseurs, des données biographiques suffisantes pour me permettre d’étoffer mon ouvrage. Je serais très heureux de recevoir de la part de votre secrétariat une notice bio­bibliographique qui puisse me permettre d’écrire la dernière partie de cet ouvrage.

Maintenant que les travaux fondamentaux sont faits, j’espère aller assez vite pour la rédaction de ce livre et l’achever dans le courant de l’année 1960.

Le mois suivant, Chouraqui rend compte à son mentor de l’éclat particulier qu'ont revêtu, en Israël, les célébrations du centenaire de l’Alliance et des 90 ans de Mikvé Israël. La presse écrite et la radio se font l’écho de ces manifestations et le discours prononcé sur place par David Ben Gourion à cette occasion (et à la veille de son voyage en France où il est invité par de Gaulle) est largement relayé. Chouraqui attire l’attention de Cassin sur la profession de foi de Ben Gourion qui « s’affirme de plus en plus comme un adversaire résolu du mouvement sioniste ». Dans son discours comme dans une rencontre en cercle fermé devant les membres de la Histadroute, Ben Gourion ne cesse d’affirmer que « le sionisme a constitué l’échafaudage qui a servi à la construction de l’État d’Israël. Maintenant que l’État est bâti il faut enlever l’échafaudage qui fait écran entre l’État et les Juifs du monde entier. » Pour Ben Gourion « l’État d’Israël doit remplacer le mouvement sioniste comme pôle de la vie juive » si bien, constate Chouraqui, que « par un curieux paradoxe, l'Alliance Israélite Universelle devient un mouvement d'avant-garde, puisque ses structures non sionistes, non politiques et strictement culturelles s’harmonisent avec les visions d’avenir du président du Gouvernement d’Israël » (lettre du 26 mai 1960).

Chouraqui est en France en juin 1960, pour la célébration à l'UNESCO du centenaire de l'A. I. U., donnant une communication aux côtés, notamment de René Cassin, du vice-président de l’Alliance Jules Braunschwig, d’Edmond Fleg (pressenti pour préfacer l’histoire préparée par Chouraqui), et du Grand Rabbin Jacob Kaplan.

Mais le livre n’avance que lentement. Il est vrai que malgré plusieurs courriers de rappel, Cassin n’a pas envoyé à Chouraqui les documents biographiques demandés, ce dont se plaint l’écrivain dans une lettre du 16 octobre 1962 :

Mon livre sur l’Alliance est en bonne voie d’achèvement, vous dis-je : un énorme dossier est devant moi. Il contient l’historique de l’Alliance depuis ses origines jusqu’en 1960 qui est le point terminal de mon analyse. Il me reste différents chapitres à revoir : dans la deuxième partie à propos de Leven et de la création de l’immense réseau scolaire, dans la troisième partie sur l’action en Afrique du Nord et sur ses relations avec les organisations juives mondiales, dans la quatrième partie les chapitres sur votre personne, sur l’Action de l’Alliance en Israël, sur ses activités culturelles, enfin sur son action dans le domaine des droits de l’homme. Une fois que ces différentes lacunes seront comblées (l’une je l’espère grâce à vous), il me faudra, bien entendu, reprendre tout le travail pour lui donner plus d’unité, vous le soumettre et recueillir le bénéfice de vos remarques et de celles des principaux de vos collègues du Comité central. Il ne me restera plus ensuite qu’à mettre la dernière main à ce gros livre et à le présenter à l’éditeur de langue française.

Je l’ai dit, cette dernière phase durera trois ans. Durant cette époque Chouraqui voyage aux quatre coins du monde pour effectuer de nombreuses missions culturelles ou diplomatiques, pour l’Alliance ou pour Israël, publie de nombreux livres, voit grandir sa famille. Quand le livre tant attendu paraît, Chouraqui reste encore pendant plus de quinze ans délégué permanent de l’Alliance (tout en assumant les fonctions de maire-adjoint de Jérusalem, chargé de la culture et des relations interconfessionnelles, mais aussi de l'orientation de la politique urbaniste de la ville trois fois sainte, et de son équipement en égouts modernes, écoles et jardins). Libéré de ses fonctions à la mairie en décembre 1973, de ses fonctions à l’Alliance en 1982, Chouraqui se consacre désormais tout entier à la traduction des écritures saintes des trois religions monothéistes : Bible (Ancien et Nouveau Testament) et Coran. C’est par cette dernière œuvre qu’il s’acquiert une gloire internationale.

Mais le moment est sans doute venu, pour les chercheurs, à l’heure du cent cinquantième anniversaire de l'A.I.U., de relire et de réévaluer son œuvre pionnière d’historien du monde juif et d’apprécier, outre son exceptionnelle Saga des Juifs en Afrique du Nord (parue sous des formes diverses jusqu’à l’édition définitive de 1972), cette part de ses publications que René Cassin considérait dès 1959 comme « un triptyque absolument unique » : l’histoire (restée inédite) des établissements agricoles du baron de Hirsch en Palestine (la I.C.A.), sa biographie de Herzl (le grand film qui devait en être tiré restant encore à faire) et l’ouvrage de plus de cinq-cents pages qui fait désormais date, entrepris pour marquer le Centenaire de l'A.I.U., dont l’ampleur et la richesse font oublier aujourd’hui les péripéties qui l’ont vu naître.

 

Francine Kaufman André Chouraqui et le Centenaire de l'AIU-Brit 30 Eté 2011

הירשם לבלוג באמצעות המייל

הזן את כתובת המייל שלך כדי להירשם לאתר ולקבל הודעות על פוסטים חדשים במייל.

הצטרפו ל 227 מנויים נוספים
אפריל 2024
א ב ג ד ה ו ש
 123456
78910111213
14151617181920
21222324252627
282930  

רשימת הנושאים באתר