Epreuves et liberation. Jo. Tol


Epreuves et liberation. Joseph Toledano

En août 1936, un tract d'une rare violence était largement diffusé dans les médinas, appelant lesepreuves-et-liberation Musulmans à se joindre à cette croisade et puisant son inspiration dans la plus pure tradition de l'antisémitisme européen :

« Maintenant cette racaille, ralliée aux partis du désordre, s'acharne sur M. Pejrouton, notre nouveau Résident Général, dont ils demandent le départ à la juiverie de Paris. Un ignoble Juif algérien, taré et malhonnête, un avocat escroc nommé Sultan, demeurant à Casablanca, est à la tête du mouvement contre le Résident. Il faut que les juifs se souviennent du tarbouche noir crasseux, des nonades en tire-bouchon, de la djellaba et des babouches noires qu'on n'aurait jamais dû leur permettre de quitter. Il faut que le Yahoudi redevienne le juif rampant et veule qu'ont connu vos pères. Dès qu'un Juif relève la tête, il faut la lui couper. Nous devons ensemble, même par la force, faire rentrer les Juifs dans leur mellah, et les empêcher de se mêler aux partis politiques, quels qu'ils soient. A. vous frères musulmans, de parler plus haut et de vous faire entendre par ceux de Paris. Nous serons avec vous ! »

A Fès, la librairie Pleux, sur l'avenue principale de la Ville Nouvelle exposa ostensiblement, au centre de sa vitrine, un livre violemment antisémite, édité à Alger : Le Péril juif — Cri d'alarme contre les pourrisseurs du genre humain, d'un certain Charles Hagel. Malgré les protestations de la communauté juive, le libraire s'obstina jusqu'à ce qu'un commando des Jeunesses Socialistes le contraigne à le retirer de la vitrine.

Cette fois, la campagne de propagande ne se limitait plus à la presse et trouvait son prolongement sur le terrain, notamment dans le refus d’embauche des Juifs. Ainsi, à Casablanca, le chef du Bureau de Placement se plaignait, en 1936, de ne pas trouver assez de diplômés du Brevet pour répondre à toutes les offres d’emploi. Et cela, alors même qu'il refusait de placer les jeunes Israélites qualifiés, désireux de travailler à n'importe quel prix. Les commerçants et industriels français de la grande métropole leur reprochaient déjà, en temps ordinaire, " de ne pas être sûrs ". S'ajoutait maintenant le prétexte de l'arrogance subite et des prétentions nouvelles des jeunes Israélites grisés par l'avènement du Front Populaire. Certains commerçants et industriels avaient même formé une sorte de ligue secrète décidée, selon leurs propres termes à " boycotter Israël au Maroc ", comme le signalait un rapport des Services de Renseignements… Passant outre à cette agitation, le gouvernement du Front Populaire rappela Peyrouton et nomma à sa place un " vieux Marocain ", un des compagnons d'armes et des disciples du maréchal Lyautey, Charles Noguès. Mais la déception des dirigeants du mouvement nationaliste, qui avaient placé des espoirs exagérés d'émancipation dans l'arrivée au pouvoir du Front Populaire, ouvrit une nouvelle période de tension et de troubles.

Le réveil du nationalisme

Encore trop peu politisée, habituée à se considérer et à être considérée au Maroc comme un simple hôte dépourvu de droits politiques, la communauté juive ne pouvait être partie prenante de la naissance du mouvement nationaliste moderne. Pourtant, certains de ses premiers fondateurs, influencés par l'esprit de fraternité du Front Populaire français et en relations étroites avec le parti socialiste français et la Ligue des Droits de l'Homme, lui firent quelques timides appels du pied. Ainsi, dès sa fondation en 1934 par des intellectuels formés dans les universités françaises, le Comité d'Action Marocaine avait essayé quelque peu d'ouvrir un dialogue avec les élites juives occidentalisées. A plusieurs reprises, son organe La Volonté du Peuple les exhortait à tourner le dos, à la fois à l'illusion d'une assimilation à la France et à l'utopie sioniste : – Les animateurs du Comité d'Action Marocaine continuent à exhorter nos compatriotes juifs, dans l'intérêt de la cause marocaine, à écarter toute idée de nationalisme chauvin et à unir leurs efforts à ceux des Musulmans pour assurer à leur pays, dans une atmosphère de paix et de concorde, la destinée qui correspond le mieux à ses aspirations légitimes… » (Editorial du 2 mars 1934). « Camarades juifs, sachez une bonne fois pour toutes que vous avez une patrie (non la Terre Promise, mais la terre où vous êtes ). Ce pays vous a vus naître, vous a donné à manger, vous avez respiré son air, vécu sous son ciel admirable, les dépouilles de vos ancêtres y reposent, vous êtes les fils de cette terre généreuse… » (L'Action du Peuple, 20 mai 1937)

Mais le caractère musulman très prononcé de ce mouvement ne pouvait que dissuader les nouvelles élites formées dans les écoles françaises. Quant aux anciennes élites traditionnelles — rabbins et notables — elles pouvaient très bien se satisfaire d'une légère amélioration du statut de protégés, dans la cité islamique, sans prétendre à un statut de citoyen à part entière. Aussi, ni les uns ni les autres n'avaient compris et encore moins partagé, ni ne s'étaient sentis interpellés par ce moment fondateur du nationalisme que fut l'opposition à l'adoption, en 1930, du dahir berbère. Celui-ci soustrayait en effet les régions berbérophones à la juridiction du droit musulman, chraa. Même le moderniste L'Avenir Illustré, d'habitude si perspicace, estimait :

« que le dahir sur la justice berbère n'innovait en rien, consacrait seulement des usages existant depuis des temps immémoriaux, ne portait aucune atteinte aux lois fondamentales de l'islam et seul le parti-pris politique pouvait y trouver matière à conflit. »

La dimension panarabe et son corollaire antisioniste, dès le départ, ne furent pas étrangers à cette méprise et contribuèrent à cet éloignement du nationalisme naissant, pour ne pas parler de rejet.

Retombées des événements de Palestine

epreuves-et-liberationRetombées des événements de Palestine

En effet, dès sa naissance, le mouvement nationaliste marocain découvrit le pouvoir mobilisateur, sur les masses peu politisées, du panarabisme et, plus particulièrement, du conflit judéo-arabe en Palestine et il n'hésita pas à s'en servir comme levier. Cela fut particulièrement remarquable pour les nationalistes de la zone nord, plus libres de leurs mouvements, souvent de connivence avec les menées anti-françaises de l'Espagne. Au Maroc, les premières retombées du conflit dataient de la première grande confrontation entre Juifs et Musulmans, à Jérusalem, en 1929, autour du maintien du statu quo au Mur des Lamentations. Elles avaient connu au Maroc un retentissement particulier, en raison de la présence simultanée de nombreux originaires de ce pays dans la Vieille Ville de Jérusalem. Il s'agissait aussi bien de Juifs, regroupés dans le Vaad Edat Hamaarabim, le Comité de la Communauté Maghrébine, que de Musulmans, dont le quartier dit des Mogrhabim jouxtait précisément le dernier vestige du Temple, abritant les pèlerins du Maroc qui, une fois le pèlerinage terminé, avaient choisi de s'y établir à demeure.

Suivant de près les événements, le ministère français des Affaires Étrangères signalait comment à la suite de ces affrontements « la tête de l'originaire du Maroc, Joseph Amsellam, avait été mise à prix par les émeutiers musulmans. Il fut donc contraint de quitter la Palestine pour venir se réfugier en terre marocaine. Au début des troubles de 1936, il devait retourner en Palestine. »

Le jeune Akiba Azoulay alors âgé de 16 ans, futur Président du Comité de la Communauté Maghrébine de Jérusalem et futur maire-adjoint de la capitale, connut la même mésaventure. Né dans la ville sainte, appartenant à une famille originaire de Marrakech, il avait gravement blessé un manifestant arabe. Recherché par les proches de sa victime, il avait été contraint de quitter la ville et de trouver refuge chez l'un des siens, à Casablanca. Rassuré par l'amélioration de l'état de santé de sa victime — ce qui réduisait le risque de vendetta – et en proie à la nostalgie, il retourna à Jérusalem, dès l'année suivante.

Le Président de la Communauté des Maarabim, Abraham Elmaleh, avait sollicité les dirigeants des grandes communautés du Maroc pour l'organisation d'une collecte en faveur des victimes de ces événements.

Immédiatement, l'Inspecteur des Institutions Israélites avait demandé et obtenu l'autorisation de lancer discrètement cette souscription. Son montant fut transféré à la communauté des originaires du Maroc, à Jérusalem, par l'intermédiaire du consul de France dans la ville sainte. Face aux protestations des nationalistes qui parallèlement s'étaient vu refuser le lancement d'une souscription en faveur des frères de Palestine, la Résidence avait fait valoir que " les Juifs, eux, n 'avaient fait que répondre à des appels à l'aide émanant de parents ou de compatriotes établis en Terre Sainte », alors que leur geste à eux était " éminemment politique ". Sur le plan politique justement, les nationalistes réussirent, malgré l'opposition des services de la Résidence à dépêcher au Foreign Office une pétition de protestation " contre l'appui constant apporté par le gouvernement anglais aux revendications grotesques des sionistes et à leurs menées ". Toutefois, les échos de ces événements parvinrent seulement aux élites politisées, aussi bien côté juif que musulman, et s'éteignirent vite, sans laisser de traces visibles.

L'impact du déclenchement de la grande révolte arabe en Palestine de 1936 fut, quant à lui, plus conséquent et largement exploité par les chefs nationalistes. Ces derniers s'en servaient comme thème privilégié pour maintenir les masses peu politisées sous pression. Des prières collectives furent organisées dans les mosquées pour le triomphe de l'islam en Palestine. De même, des tracts furent diffusés, invitant à la mobilisation en faveur de la Palestine martyre. Des brochures intitulées L'incendie et la ruine de la Palestine martyre arrivèrent d'Egypte, en zone nord.

En octobre 1937, à l'occasion de la célébration de la Journée de la Palestine, le fondateur du Parti de l'Union Nationale, Mekki Naciri, mettait en garde les Juifs du Maroc contre la tentation sioniste. Il écrivait dans son journal

el Wahada al-Maghribiya

« Ce sont les sionistes fanatiques qui font planer le plus grand danger sur la race juive établie dans les pays musulmans. Ils préparent eux-mêmes par leur politique l'anéantissement de la descendance Israélite. Entre les Musulmans et les Israélites vivant parmi eux, une seule condition vitale non négociable ? laisser la Palestine aux Arabes et lutter contre les appétits sionistes. Autrement, les Juifs devront assumer la responsabilité de la plus grande des guerres de races contemporaines… »

Epreuves et liberation. Joseph Toledano

notre editorial - 31-07-1938

A Fès, où avait été esquissé, dès 1934, un rapprochement entre intellectuels juifs et Musulmans nationalistes, un groupe de 32 intellectuels, 16 Juifs et 16 Musulmans, adressèrent le 8 août 1937 un télégramme de protestation contre le projet de la Commission d'enquête Peel de partage de la Palestine, accepté par l'Organisation Sioniste Mondiale et rejeté par le Grand Mufti de Jérusalem :

« Nous avons l'honneur de vous présenter, au nom de tous les Marocains, musulmans et Israélites, nos énergiques protestations contre le rapport du Comité Royal britannique pour le partage de la Palestine, partage qui place les ־Lieux Saints sous la double autorité religieuse et civile de la nation britannique. Nous tenons absolument à vous prévenir des conséquences désastreuses qui en résulteraient par des troubles indésirables entre les deux éléments : arabe et israélite. Le monde ne serait pas étonné de voir revivre l'époque des Croisades. C'est pourquoi, Arabes et Israélites du Maroc unis, nous élevons notre voix énergique et souhaitons vivement l'abrogation totale de ce rapport que nous considérons funeste pour les deux peuples.

Nous sommes donc fondés à espérer que vous voudriez vous associer à nos vœux légitimes pour la réalisation d'un Etat palestinien indépendant, régi par des institutions démocratiques et parlementaires, seul régime à nos jeux, capable d'assurer aux deux éléments palestiniens, juif et arabe, des droits égaux dans leur cher pays... »

D'autres dirigeants nationalistes de la zone espagnole se laissèrent aller à des excès similaires dans leur presse, adoptant les clichés de l'antisémitisme européen et les thèmes de la propagande allemande et italienne et se servant des événements du Moyen-Orient pour mobiliser leurs troupes. L'année suivante, en juin 1938, à l'occasion de la commémoration de l'anniversaire du dahir berbère, le chef du PUM, Parti de l'Union Marocaine, Mekki Naciri, appelait ses compatriotes à " chasser la France du Maroc comme Hitler a chassé les Juifs d'Allemagne ".

Opposé comme lui à l'accueil au Maroc des réfugiés d'Allemagne, son rival, le chef du Parti National des Réformes, Abdelhaq Torres, accusait la France de vouloir " assimiler à la race marocaine pure et libre un groupe ethnique français mêlé de sang juif odieux. " (hebdomadaire Diffâa, 12 février 1938) Voix encore plus discordante, celle de l'hebdomadaire La Voix Nationale, fondé par le nationaliste de Salé, Abdel Latif Sbihi, qui reprenait à son compte les clichés les plus virulents de l'antisémitisme européen. Il accusait les Juifs de "parasitisme ", " d'accaparement massif des professions libérales et des meilleurs postes ". Ce journal considérait qu'ils privaient ainsi de débouchés les Musulmans instruits et acculaient " à la misère les masses musulmanes par la prolifération d'Israélites dans les services, leur mainmise sur les circuits commerciaux et leur putréfiant pullulement dans toutes les branches d'activités de notre pays ".

Il concluait que c'était une bien « mauvaise politique de vouloir bâtir un pays musulman avec l'aide d'une minorité juive ».

Le journal pro-sioniste de Casablanca, L'Avenir Illustré., qui engageait souvent la polémique avec lui, répondit en ces termes, dans son éditorial du 30 juillet 1938 :

« Sous des titres sensationnels comme L 'impérialisme sanglant, La terreur juive en Palestine, la Tragédie du Levant, La Voix Nationale, le journal réformiste de M Abedlataif Sbihi, a entrepris de traiter pour ses lecteurs musulmans la question palestinienne. Il serait plus exact de dire, qu'il a entrepris, à propos de la Palestine, de monter les esprits des Musulmans marocains contre les Juifs… C'est une bien mauvaise politique, écrivait l'autre jourLa Voix Nationale, " que de vouloir bâtir un pays musulman avec l'aide d'une minorité juive ". Nous reprendrons cette proposition et nous dirons ? Même, et surtout en pays musulman, c'est une bien mauvaise politique que de vouloir bâtir contre une minorité juive. Tout le problème Juif au Maroc a été transformé par la politique française. Nous comprenons que M. Sbihi et quelques-uns de ses amis réagissent contre ce qu'ils considèrent comme un avantage massif donné au judaïsme marocain par l'introduction de l'esprit français au Maroc. Mais, outre que les Musulmans ont bénéficié de cet esprit dans une mesure égale et même supérieure, l'ensemble des Marocains a vu sans regret et sans envie, s'améliorer le sort matériel et moral des Juifs. Quand M Sbihi répète : " Nous ne sommes pas antisémites ", nous entendons bien que, pour lui, le Juif est de droit voué à un état social inférieur. S'insurger contre le Juif quand celui-ci se croit libre et égal au Musulman et veut agir comme tel, c'est, selon lui, remettre la question au point. Non M. Sbihi, ce n 'est pas remettre la question au point… »

En privé, Abdelatif Sbihi laissait encore plus libre cours à ses sentiments antijuifs comme le rapporte le journaliste de L'Avenir Illustré, Jacob Ohayon auquel il confiait ?

׳ Les Juifs ont ruiné les Arabes ; ils se sont enrichis à nos dépens grâce à leur connaissance du français. Ils n'ont jamais été pressés pour apprendre l'arabe, la langue du pays qui les a vus naître, et ils affectent même pour nous narguer de ne parler d'autre langue que le français. Nous allons bientôt les tenir et nous nous vengerons. En tout cas, soyez certains, nous ne leur laisserons pas leur chemise sur le dos. »

De son côté, le journal des Alliancistes favorables à l'assimilation à la culture française, 'L'Union Marocaine, s'insurgeait également, dans son éditorial du 31 août 1938, demandant aux autorités des mesures contre ce déchaînement de haine :

« Ce n'est pas sans une profonde surprise que nous avons parcouru le dernier numéro de La Voix Nationale. C'est une véritable édition marocaine du fameux torchon incendiaire nazi Der Stürmer. Son cas, selon nous, relève des autorités supérieures du pays qui ne peuvent rester indifférentes devant de telles provocations à la haine et à la discorde entre éléments qui ont vécu jusqu'ici en parfaite harmonie. »

Mais ce renouveau de la ferveur religieuse identifiée au nationalisme panarabe, aboutit indirectement, pour les Juifs marocains, à un résultat inattendu : le rappel de l'ambiguïté de leur statut. Si dans la conception laïque du Protectorat, sa seule institution en avait fait des sujets égaux du sultan, pour le Makhzen théocratique, ils restaient des sujets à part, des protégés soumis au statut de dhimmis

Non à la cohabitation dans les médinas

epreuves-et-liberationNon à la cohabitation dans les médinas

Après des siècles de confinement dans les mellahs, les Juifs avaient commencé, dès avant la fin de l'écroulement du Maroc, et surtout depuis l'instauration du Protectorat, à essaimer en dehors du quartier juif. Les autorités du Protectorat voyaient la confirmation de la fin du statut discriminatoire des Juifs, dans ce phénomène de cohabitation au cœur des médinas. Mais déjà, au milieu des années trente, les autorités chérifiennes s'en étaient émues. Le problème était particulièrement sensible à Casablanca et à Marrakech.

Le 7 décembre 1934, le chef du Contrôle Civil de la Région de Casablanca demandait des instructions à la Résidence sur le sort à réserver à une lettre-circulaire que le Grand Vizir lui demandait de transmettre au pacha de la ville. Cette circulaire visait à interdire à l'avenir, pour des motifs religieux et culturels, l'installation, à quelque titre que ce soit, propriétaire ou locataire, de familles juives dans les médinas, aux côtés des Musulmans. Embarrassée par cette requête contraire à sa politique depuis l'instauration du Protectorat, la Résidence, après des semaines de consultations, avait fini par clarifier sa position sur cette question délicate, en mars 1935 ? <׳< Monsieur le Conseiller du Gouvernement Chérifien a exposé les résultats de cette enquête au Grand Vizir.

Si Hadj ElMokri a bien confirmé que la cohabitation des Juifs n'était pas chose nouvelle dans la médina de Casablanca. Depuis l'établissement du Protectorat, des familles juives, parmi les plus riches, ont quitté le mellah pour s'installer en médina. Le Grand Vizir reconnaît qu'il y a là une situation ancienne à laquelle il ne pourrait être touché qu'avec beaucoup de prudence.

Par contre, la nouvelle Médina et la cité des Habous sont restées jusqu'ici indemnes de ce mélange, à quelques exceptions près, ainsi que l'a d'ailleurs signalé le chef de la Region civile, M. Courtin. C'est cette situation que vise spécialement le Grand Vizir qui a exprimé à nouveau l'intérêt de Sa Majesté, attachée à prévenir, là au moins, des cohabitations qu'Elle estime néfastes, tant au point de vue religieux que politique.

Dans ces conditions, M. Orthlieb pourra sans inconvénients, exposer verbalement au pacha, les désirs du Makhzen, en lui faisant ressortir qu'il ne s'agit pas de toucher à l'état de fait actuel, mais bien de veiller à ce que les Israélites ne puissent à 1'avenir s'installer dans la Nouvelle Médina ou la cité des Habous. »

Le Grand Vizir revint à la charge en novembre 1936, à l'occasion du séjour du sultan à Marrakech, pour exposer la situation, particulière en ce domaine, de la capitale du sud :

" Au cours de l'entretien, Son Excellence a exposé que Sa Majesté Chérifienne avait eu son attention attirée par la situation spéciale de Marrakech, résultant d'une part, de la cohabitation des éléments Israélites et musulmans, dans certains quartiers spécifiquement musulmans circonvoisins du mellah, et de l’emploi de domestiques musulmanes par beaucoup de familles Israélites demeurant à l'intérieur du mellah, de jeunes filles et jeunes femmes musulmanes.

De nombreuses plaintes seraient parvenues à Sa Majesté de la part de Musulmans qui s'élèvent contre cette cohabitation, génératrice d'incidents multiples, jusqu'ici peu graves, mais susceptibles, si l'on n'y met bon ordre, de devenir des plus aigus et contre les scandales nés au mellah, par suite de rapports intimes qu'entretiennent certains chefs de familles ou leurs fils avec les servantes musulmanes dans leur maison. Scandales qui atteignent profondément la morale et les susceptibilités des Musulmans… »

En droit musulman, les habous (en arabe : الحبوس) sont un type de législation relative à la propriété foncière. Ils peuvent être classifiés en trois types : publics, privés ou mixtes. (Le terme « habous » est essentiellement utilisé dans le Maghreb.

On raconte dans un hadîth qu'Omar ibn al-Khattâb aurait demandé au prophète Mahomet ce qu'il pouvait faire de sa terre pour être agréable à Allah. Le prophète lui aurait répondu ceci: « Immobilise la de façon à ce qu'elle ne puisse être ni vendue, ni donnée, ni transmise en héritage et distribues-en les revenus aux pauvres ». Omar suivit ce conseil et déclara que la terre dont il s'agit ne pourrait faire l'objet, à l'avenir, ni d'une vente ni d'une donation. Elle ne pourrait pas être transmise non plus en héritage et que ses revenus seraient employés à secourir les pauvres, les voyageurs et les hôtes

Également appelés waqf ou « biens de main-morte », ils désignent un bien foncier ou immobilier couvert par les habous et inaliénable : il ne peut être vendu ou échangé. Le fondateur bénéficie de l'usufruit du bien durant sa vie. À sa mort, son pouvoir économique est conservé intact au sein du groupe familial auquel il appartient. Lorsque la lignée des bénéficiaires vient à s'éteindre, le bien est affecté à des œuvres charitables ou pieuses que le fondateur a toujours pris soin de désigner dans l'acte constitutif. Le bien rentre ainsi dans la catégorie des habous publics. Le but d'immobiliser le statut juridique d'un bien est de pérenniser le capital au sein du groupe familial et donc la hiérarchie sociale de la famille

Epreuves et liberation. Joseph Toledano

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A Marrakech comme à Casablanca, les autorités chérifiennes et résidentielles se mirent d'accord pour ne pas toucher aux situations existantes et pour tenter de résoudre le problème aigu de l'habitat juif, en élargissant le périmètre du mellah. Pour ce qui est de l’emploi des domestiques musulmanes, on adopta un compromis afin d'éviter les risques de séduction ? seules les domestiques d'un âge " respectable ", à l'exclusion des plus jeunes, auraient désormais une autorisation d’embauche au mellah…

L'année terrible

C'est donc en spectateurs inquiets, emportés malgré eux dans la tourmente, que les Juifs vécurent les épreuves de la première confrontation sérieuse entre le mouvement nationaliste naissant et les autorités du Protectorat français, sur fond de très graves difficultés économiques, de misère générale.

Dans son éditorial de janvier 1937, L'Avenir Illustré soulignait combien cette misère des masses, due à la fois à la crise économique mondiale et aux mauvaises récoltes imputées à la sécheresse, accentuait le malaise de l'opinion :

S'il existe manifestement un état d'esprit considéré aujourd'hui comme mauvais et dont la contagion gagne certaines classes de la société, cet état d'esprit doit trouver son origine uniquement dans la misère accablante qui exerce ses ravages dans bon nombre de foyers. Le prolétariat indigène souffre atrocement d'une crise qui paraît devoir durer encore longtemps… »

Les nationalistes avaient placé leurs espoirs en une évolution pacifique du régime du Protectorat avec l'arrivée au pouvoir du Front Populaire mais ceux-ci n'avaient pas tardé à être déçus, confrontés au conservatisme des milieux coloniaux encore dominants en France. Le refus de Paris de prendre sérieusement en considération le plan de réformes présenté en 1935 — qui était pourtant modéré et évitait la revendication à l'indépendance — provoqua la scission du Comité d'Action Marocaine. Allal El Fassi se sépara de Mohammed Ouazzani, fonda le Parti National pour la Réalisation des Réformes et ordonna le passage à l'action directe, à savoir l'organisation de manifestations de masse dans les grandes villes. Après une série de manifestations de rue sans grande conséquence, c'est dans la ville de Meknès, qui était restée calme jusque-là, que les événements prirent en 1937, année restée dans les mémoires comme " l'année terrible ", une tournure dramatique avec la " guerre de l'eau ". Le détournement de la rivière qui alimente la ville, l'oued Boufkrane, en faveur de colons français, fut largement exploité par les dirigeants nationalistes. Le 2 septembre 1937, une grande manifestation fut organisée pour réclamer la libération des protestataires arrêtés la veille. Elle dégénéra en émeute : la police ouvrit le feu sans sommation sur la foule, fit 13 morts et une centaine de blessés. Parmi les premières victimes : un jeune Juif récemment converti à l'islam sous le nom de Saïd Islami. En se repliant, les manifestants s'en prirent aux magasins des marchands juifs de la médina, principalement des bijoutiers et des vendeurs de tissus. Ils pillèrent et incendièrent 42 boutiques tandis que le mellah tout proche s'imposait le couvre-feu. Si aucune victime ne fut déplorée, les dégâts matériels furent considérables et le choc psychologique encore plus important. Ainsi, même sous le Protectorat, rien n'avait fondamentalement changé et tout rassemblement de masse pouvait tourner en attaque sans raison contre les Juifs et leurs biens. Le rapport des Services de Renseignements sur " l'état d'esprit des milieux israélites de Meknès " le révélait bien :

Ils se montrent d'autre part très déçus de l'attitude à leur égard des milieux musulmans qu'ils espéraient disposés à une entente en 1937, grâce à l'action de M. Lacache, Président de la Ligue Internationale Contre l'Antisémitisme. Ils déclarent que ce projet d'entente avait reçu un commencement d'exécution à deux occasions : Lors des discussions à la Commission Municipale au sujet de l'ouverture de la piscine aux Musulmans et aux Israélites, ils auraient soutenu les Musulmans dans leurs revendications et leur auraient même proposé l'organisation d'une manifestation à Bab Amer, projet qui n'eut pas de suite en raison de l'interdiction du pacha. A la veille des événements du 2 septembre 1937, ce serait un israélite qui aurait rédigé en arabe la pétition adressée au sultan su sujet du détournement des eaux de l'oued Bou Fekrane… »

Les Juifs étaient également déçus de l'attitude des services de la Résidence, opposés au principe du dédommagement intégral des victimes pour les vols et les dégâts liés à l'émeute. C'eût été en reconnaître la responsabilité… A cela devait se greffer un inutile différend sur le montant des dédommagements à réclamer, entre le Président du Comité, Joseph Berdugo, qui le trouvait exagéré, et les autres membres du Comité. Celui- ci présenta sa démission mais elle fut refusée par les autorités. En fin de compte, la Résidence accepta, à titre " purement humanitaire ", une attribution globale de secours aux victimes les plus nécessiteuses, dont la répartition fut confiée au Président Joseph Berdugo. L'agitation gagna les autres villes du Maroc et la répression fut féroce : des centaines de militants arrêtés, la presse nationaliste bannie. Le chef du P.N.R.R, Allal El Fassi, fut déporté au Gabon. Son séjour dura jusqu'en 1946.

Dans son rapport à Paris, en date du 9 octobre 1937, le Résident Général s'inquiétait de la détérioration du climat de l'opinion européenne et de ses répercussions sur les Musulmans :

Dans la presse d'extrême-droite, les nationalistes trouvent les plus vives attaques contre le gouvernement français et contre ses représentants au Maroc, des incitatins à l'antisémitisme, des commentaires exaltés en faveur de certains gouvernement étrangers » (allusion à l'Allemagne hitlérienne).

Il accusait cette presse de prôner le fascisme sur le modèle du régime hitlérien et de dépeindre la France, depuis l'accession au pouvoir du Front Populaire, en juin 1936, comme une nation en proie à des troubles profonds et au bord de la faillite.

Toutefois, la vigueur de la répression, accompagnée parallèlement de gestes politiques pour renouer avec la population et redorer le prestige du sultan, permirent à Noguès, fin politique formé à l'école de Lyautey, de ramener le calme dans la rue et les esprits. Pour le grand historien Charles André Julien :

Les deux années précédant la guerre furent les plus tranquilles qu'ait connues le Maroc ».

Accueil des réfugiés d'Europe-Joseph Toledano

epreuves-et-liberationJoseph Toledano

Epreuves et liberation

Les juifs du Maroc pendant la seconde guerre mondiale

Une tranquillité non partagée

Seule la communauté juive ne put pleinement profiter de ce répit et partager cette fausse euphorie, elle restait trop obsédée par le sort de ses coreligionnaires d'Allemagne et par la persistance d'une atmosphère d'hostilité sourde à son égard.

Reprise du boycott

En 1938, après la nuit de Cristal, le boycott, qui désormais touchait également les produits italiens, prit une nouvelle ampleur. Un négociant en cuir allemand écrivit d'ailleurs à Berlin que le marché de l'Afrique du Nord, où les Juifs occupaient une place prédominante, était fermé et qu'un voyage de prospection en Algérie et au Maroc était devenu pure perte de temps.

Mais cette fois, la réaction de le Résidence, indisposée par ce renouveau de l'intrusion des Juifs dans l'arène politique, fut immédiate. Lorsque les Services des Renseignements signalèrent qu'un appel au boycott des produits allemands et italiens avait été lu dans les synagogues de Casablanca, le Conseiller aux Affaires Chérifiennes éleva une protestation énergique auprès du Président du Comité de Casablanca, Yahya Zagury. Il lui enjoignit d'éviter à l'avenir de tels manquements dans des lieux réservés uniquement au culte et de trouver l'auteur de la circulaire.

Accueil des réfugiés d'Europe

Malgré l'isolement relatif, nombre de lettrés juifs marocains étaient abonnés à des revues juives paraissant en Europe et se tenaient au courant par ce biais de l'évolution de la tragédie européenne. C'est ainsi par exemple que rabbi Yossef Messas de Meknès, à l'époque en mission à Tlemcen, écrivait à rabbi Zeev Litter qui avait réussi à fuir l'Europe pour Pitsburg, en avril 1938 (Otsar hamikhtabim, II) :

« J'ai été attristé de la détérioration de votre état de santé à force de soucis pour nos frères à Vienne et dans d'autres localités, sachez que nous également sommes en deuil de la situation tragique de nos frères qui nous touche tout autant. C'est pour cela que nous avons été comparés à un agneau unique dispersé à travers le monde. Chaque fois qu'un de ses membres souffre, tout le reste du corps le ressent… »

Un an plus tard, en août 1939, il écrivait au rav Moché Litter à Brooklyn :

" Je ne pourrais exprimer par des mots toute la joie ressentie en apprenant que vous et toute votre famille avez réussi à quitter l'enfer allemand, bien qu'ils vous aient dépouillés de presque tous vos biens, l'essentiel est le sauvetage de justes des mains d'un peuple cruel…»

Le bimensuel L'Avenir Illustré signalait, en novembre 1938, l'arrivée des premiers réfugiés d'Allemagne et s'inquiétait, avec sa vigueur habituelle, des conditions de leur accueil :

Déjà quelques familles sont arrivées à Casablanca. Le contact direct avec les proscrits va-t-il enfin éveiller chez les Juifs du Maroc le sentiment des réalités et les rappeler au devoir de solidarité humaine, sinon de solidarité juive ? On nous parle de constitution d'un comité chargé de recueillir les fonds dont le montant était destiné à être remis à l'Alliance Israélite Universelle… Si navrante que soit la constatation, nous sommes bien obligés de le faire — la souscription pour l'aide et l'accueil n'a produit au Maroc qu'un néant significatif… Réunir des meetings, protester bruyamment à la bonne heure ! Voter des ordres du jour fulminants contre la politique " anti-démocratique " d'Hitler ? Parfait ! Mais donner de quoi relever les victimes et les empêcher de sombrer dans la misère qui les rendrait encore plus encombrants et moins utiles à la société ? Cela, non. Il est temps de prouver à ceux qui nous taxent de matérialisme outrancier que la solidarité, la charité juive ne sont pas de mots vides de sens. »

Le journal donnait comme exemple d'actes individuels à imiter le propriétaire de l'hôtel Victoria à Casablanca, qui avait accueilli gratuitement dans son établissement un jeune couple de réfugiés.

Toutefois le réquisitoire de ce journal totalement dévoué à la cause de la solidarité juive, était trop sévère, ne tenant pas assez compte du contexte limitatif local. Le Maroc sous Protectorat français ou espagnol ne pouvait être un pays d'accueil pour une masse de réfugiés. Maître Hélène Cazes Benattar, la première femme avocate du Maroc, s'était vu refuser en 1938 l'autorisation de créer à Casablanca un " Comité d'Assistance aux Réfugiés " sur le modèle de l'organisation fondée à la même époque à Paris.

Par contre, à Tanger, ville plus ouverte en raison de son statut international, l'afflux de réfugiés fut considérable.

Au départ, les premiers arrivés, ayant quitté d'Allemagne dès 1933, furent accueillis selon les normes traditionnelles de l'association caritative Hébrat Hakhnassat Orhim, habituée à l'accueil des rabbins et indigents de passage dans la ville. Mais elle n'était pas armée pour assurer seule une telle mission ni en mesure d'en assumer les dépenses nécessaires. Elle se tourna alors vers le Comité de la Communauté. La Junta comprit que c'était une tâche d'une toute autre dimension, qui nécessitait notamment une intervention auprès de l'administration internationale pour permettre le séjour des réfugiés dans la ville et l'obtention de permis de travail. Guillermo Abergel, un des membres de la Junta, avait critiqué avec véhémence l'excès de zèle de son collège H. Azancot en faveur des réfugiés. Il lui reprochait de secourir financièrement les réfugiés sur la caisse de la communauté. Ce dernier, indigné, démissionna, mais revint finalement sur sa décision, à la demande des autres membres du Comité de la Communauté. Un Comité d'Assistance aux Réfugiés fut officiellement fondé, sous la direction de l'ancien Président du Comité de la Communauté, Abraham Larédo. Il était assisté d'Albert Theinhardt, lui-même réfugié du Luxembourg, pour recueillir des fonds et organiser l'accueil. Puis affluèrent de nouveaux réfugiés qui avaient quitté la Hongrie pour les États-Unis, à bord d'un navire italien. Rome craignait que les autorités américaines ne se saisissent du navire si la guerre venait à éclater. Il fut ordonné à son capitaine de débarquer ses passagers à Tanger et la Junta, le Comité de la Communauté, décida de tout mettre en œuvre pour leur venir en aide moralement et matériellement. Les réfugiés bénéficièrent notamment de l'octroi de prêts d'installation pour fonder de petites affaires, en contractant dans ce but des prêts auprès de la Banque Commerciale et de la Banque d'Etat du Maroc. Tenant compte de leur destination humanitaire, les deux établissements consentirent à la Junta des taux d'intérêts préférentiels. Au bout du compte, entre 1938 et 1940, le nombre de ces réfugiés à Tanger oscilla entre 1500 et 2000, pour une population juive totale de 12.000 âmes. Ils venaient en majorité de Pologne, d'Allemagne et de Hongrie mais comprenaient aussi des centaines de séfarades originaires de Rhodes, occupée par l'Italie.

Pour le territoire du Maroc français, les limitations à l'accueil des réfugiés étaient strictes et complexes comme le reconnaissait L'Avenir Illustré, loin d'imaginer le sort réservé à ceux qui resteraient en Europe, dans sa livraison de novembre 1938 :

« Malheureusement, la question des réfugiés ne se pose pas au Maroc de la même façon qu'en Europe Occidentale. Ici les restrictions à l'immigration constituent un grand obstacle. Le second, décisif celui-ci, est l'absence d'œuvres spéciales d'orientation artisanale et agricole. Accueillir des petits Juifs d'Allemagne pour en faire de futurs miséreux du mellah de Casablanca ou d'ailleurs, vraiment cela n'en vaut pas la peine. Ne serions-nous pas mieux inspirés en sollicitant du gouvernement l'autorisation d'une aide pécuniaire ? »

Dans les mailles de cette législation restrictive, les rares réfugiés qui réussirent à entrer au Maroc furent souvent hébergés et pris en charge par des familles juives à Casablanca et dans les autres villes. C'est ainsi qu'en 1939, on comptait dans la seule petite communauté de Safi une trentaine de familles de réfugiés d'Europe.

Dans son rapport à Paris daté du 14 février 1939, le Résident Général Noguès se faisait l'écho, sans ajouter de commentaires, de l'arrivée de ces réfugiés :

 « La population israélite des grandes villes, émue par les persécutions dont sont victimes ses coreligionnaires du Reich, s'organise pour boycotter les marchandises d'origine allemande, des tracts en hébreu ont été répandus à cet effet à Rabat… Elle essaie d'assurer l'entretien de ces réfugiés venus d'Europe et cherche à leur procurer les moyens de se rendre en Amérique du Sud…

Les revendications italiennes provoquent dans les villes les réactions d'éléments français et Israélites. Deux cinémas italiens à Fès sont boycottés et des manifestants Israélites ont tenté d'y pénétrer… »

L'accueil de ce petit nombre de réfugiés ne souleva pas trop d'opposition chez les dirigeants nationalistes de la zone française, en relations étroites avec la gauche française – SFIO et Ligue des Droits de l'Homme – en laquelle ils plaçaient encore leurs espoirs d'évolution. La seule voix discordante, aussi minoritaire que véhémente, fut celle du dirigeant nationaliste de Salé, Andelatif Sbihi, rallié au Général Noguès. Il se distinguait, comme nous le savons déjà, par ses positions antijuives, et cherchait à calquer sur la réalité marocaine les thèmes de la propagande nazie.

Par contre, le journal indépendant de Salé Takadoum, Le Progrès, dénonçait la tromperie de la propagande nazie qui se présentait comme l'alliée de la cause arabe contre la France (au Maroc) et l'Angleterre (en Palestine) :

« Le Reich n'a qu'un seul but ! Dominer les peuples faibles et les asservir à ses intérêts sans reconnaître les droits des individus. Cette conception s'applique en ce moment aux Juifs et aux Chrétiens dont on ferme les synagogues et les églises. Quelle sera donc un jour son attitude à l'égard des Musulmans ? »

Dans la zone de Protectorat espagnol, plus travaillée par la propagande nazie et celle des Phalanges fascistes espagnoles, les chefs nationalistes rivalisaient de zèle pour dénoncer " le flot de réfugiés tendant à faire subir au Maroc les conséquences de la persécution des Juifs en Europe ". Ils faisaient valoir l'exemple de la fermeture de la Libye aux Juifs chassés d'Allemagne. Les sentiments défavorables aux Juifs n'étaient un secret pour personne, dans la capitale de la zone nord. Une note adressée au Résident à Rabat, en avril 1933, était en ce sens explicite ?

« Tout le monde de Tétouan applaudit Hitler et dit que tout le mal vient des Juifs On s'appuie sur le fait que tout ce qui est en faveur de ces derniers a toujours m grand retentissement, tandis que le moindre petit mouvement des Musulmans es immédiatement combattu… En milieu indigène, on dit que les Juifs sont la cause de tout ce qui brouille les Chrétiens et les Musulmans et qu'ils ne cherchent qu'à gagner de l'argent sur les uns et les autres. On reproche à la France de les protéger. Il y a vraisemblablement là une activité politique allemande. »

A l'occasion du second anniversaire du PNR, le Parti National de la Réforme, en novembre 1938, ses fondateurs sur le modèle fasciste, Abdel Hakim Torrès et T. Ouazzani, adressèrent des télégrammes au sultan et au gouvernement français contre l'immigration juive au Maroc. Leur adversaire, le transfuge de Salé installé à Tétouan Mekki Naciri, fondateur du Parti de l'Union Marocaine, ne pouvait être en reste et exhortait ses compatriotes à chasser les Français du Maroc comme Hitler a chassé les juifs d'Allemagne. Il appelait les Juifs marocains, comme ceux des autres pays musulmans, à méditer l'expulsion des juifs d'Europe et à apprécier à sa juste valeur la tolérance dont seuls les pays d'islam continuaient à faire preuve à leur égard… Ce fut donc avec encore plus de véhémence qu'il s'éleva contre les autorisations d'entrée soit-disant accordées par la France à un nombre stupéfiant de Juifs venant d'Allemagne et d'Italie, avec le risque de dissolution de ce peuple marocain si fier.

Joseph Toledano Epreuves et liberation-Une promotion discriminatoire

 

epreuves-et-liberationJoseph Toledano

Epreuves et liberation

Les juifs du Maroc pendant la seconde guerre mondiale

Une promotion discriminatoire

Les plus importantes mesures prises par la Résidence en faveur de la promotion des nouvelles générations et qui devaient effectivement contribuer à ce bénéfique retour au calme conduisirent, dans la pratique, à ignorer sinon à exclure les Juifs, victimes de leur avance culturelle. Ainsi l'octroi de bourses d'études supérieures en France était réservé aux seuls élèves méritants des collèges franco-musulmans, de même pour l'ouverture à la fonction publique dans l'administration moderne du Protectorat (celle traditionnelle du gouvernement chérifien était depuis toujours fermée aux Juifs, en raison de sa base religieuse). Une ouverture, certes encore fort timide s'arrêtant aux postes subalternes, et de fait limitant sévèrement sans légiférer sur le sujet — l'admission de candidats juifs, comme le justifiait le chef de la Direction des Affaires Politiques, le futur général Guillaume, (lettre du 28 avril 1938) :

« La politique indigène du gouvernement fait que maintenant un certain nombre d’emplois de fonctionnaires seront offerts par concours aux sujets marocains. La nécessité d'une limitation du nombre des Israélites appelés à bénéficier des dispositions nouvelles n 'avait pas échappé à la Direction des Affaires Politiques, mais le projet d'arrêté viziriel du 20 février 1938 ne comporte aucune restriction.

II a paru aux Marocains qu'il favorisait les Israélites et ce sentiment n'a pas manqué de s'extérioriser à Casablanca et Rabat notamment. Dans son numéro du 15 mars 1938, le journal La Voix Nationale s'est fait l'écho de ces inquiétudes dans un article intitulé : Première réalisation — mais au profit de qui ?. Il faut reconnaître que le résultat du concours organisé en février par les PTT pour le recrutement de 15 agents indigènes est éloquent : 359 candidats se sont présentés, dont 135 Israélites. 9 Juifs furent reçus et 6 Musulmans… »

Désormais, on fit en sorte que cette mésaventure ne se reproduise pas souvent… Citons, par exemple, les suites données aux protestations indignées d'honnêtes citoyens français contre le recrutement l'année suivante, en 1939, d'un certain Monsieur Bensimon comme agent intérimaire à la poste de Mazagan. Le chef des Services des Postes, appelé par la Résidence à s'expliquer sur ce " manquement ", s'en était " excusé " en mentionnant que le dit Bensimon avait été le seul candidat qualifié. Il s’empressa d'ajouter ? Je dois préciser que mon office a d'ailleurs depuis longtemps adopté la règle tendant à ne recruter des candidats Israélites qu'à défaut de candidats musulmans ou français ayant des titres suffisants et que d'ailleurs, il avait décidé de licencier l'assistant intérimaire Bensimon à compter du 23 juin 1940, ceci, avant la publication officielle de toute législation antijuive…

Dans cette atmosphère d'hostilité et de suspicion, un regrettable malentendu provoqua des alarmes bien inutiles. Le 10 avril 1938, les membres du Comité de la Communauté de Fès avec en tête, le Président du Comité de la Communauté, Mimoun Danan, le corps rabbinique et quelques notables, se rendirent, conformément aux usages établis, à Dar El Makina, pour saluer le sultan à son passage. Après la présentation de leurs hommages par les représentants musulmans, la délégation israélite s'avança pour en faire autant. Mais la voiture du sultan se mit aussitôt en marche laissant les représentants israélites en humiliante posture… On ne fut pas loin d'y voir un affront délibéré. Chacun avait en mémoire le précédent cuisant de 1934 quand, de la même manière, la délégation de la communauté de Fès avait été bousculée, à l'heure de présenter ses hommages au souverain. Bien sûr, ce n'était qu'un malentendu, le chauffeur avait simplement démarré en trombe plus vite que prévu… Mais c'est dans la ville voisine, encore une fois, que le drame se reproduisit…

Les incidents de Meknès

Après Casablanca, Meknès. Des papillons émanant du parti d'extrême- droite français, le Parti Social Français de Jacques Doriot, particulièrement actif au Maroc, furent collés dans la nuit du 18 mai 1938. Ils s'étalaient en très grand nombre, dans la ville européenne et la ville indigène de Meknès, sur les devantures de magasins et des commerces appartenant à des Juifs, et proclamaient en grosses lettres : Maison juive, maison de profiteurs, La congrégation juive détient plus de la moitié de nos richesses. Il faut confisquer la fortune des Juifs, faite de vol et d'exploitation pour la restituer aux travailleurs français, Acheter chez les Juifs, c'est ruiner le commerce français !

Les services municipaux s'étaient dépêchés d'effacer ces inscriptions et un calme précaire était revenu dans la ville, connue pour les sympathies d'extrême-droite de ses colons.

Le 10 avril 1939, une banale altercation verbale dégénéra rapidement en un véritable pogrome. Sur la place centrale de la Médina, El Hdim, trois ieunes Juifs, dont un originaire de Safi, reconnurent un coreligionnaire de Marrakech du nom de Simon Pellas. A leur grande surprise, il était habillé en Musulman. Il était venu pour la première fois dans la ville, le mois précédent, comme vendeur d'opuscules de qsidot en judéo-arabe, en lettres hébraïques, imprimés à Casablanca. Entre temps, pour échapper à la misère, il s'était converti à l'islam et se livrait à la mendicité afin de récolter de quoi se rendre à Casablanca. Par moquerie, les jeunes Juifs lui firent remarquer que sa conversion ne lui avait guère rapporté… Aussitôt, Abddallah Ben Haj Lahoucine se mit à appeler à l'aide ses nouveaux coreligionnaires. Il prétendit qu'on voulait le ramener de force au mellah pour le tuer. La rumeur s'enfla et se répandit parmi la foule sur la place centrale de la Médina, El Hdim, où étaient particulièrement nombreux les tirailleurs en permission. Ceux-ci s'en prirent aux jeunes insolents, accusés d'avoir insulté la religion musulmane. Ils ne durent la vie sauve qu'à leur fuite éperdue vers le nouveau mellah tout proche. Les tirailleurs, qui semblaient n'attendre qu'un signal, suivis de la masse habituelle des désœuvrés, graisseurs et portefaix, déferlèrent sur le vieux et le nouveau mellah. Et chacun de se livrer au pillage, de molester les passants et d'attaquer les maisons…

Rapidement, de tous les quartiers de la ville, des manifestants se joignirent à eux. Des témoins rapportent que des ambulances militaires parcouraient les quartiers rameutant les tirailleurs. D'autres affirment avoir vu dans la foule des meneurs européens auprès des assaillants et en particulier, un homme grand aux yeux bleus qui se faisait passer pour un commissaire de la Sûreté de Rabat. Les forces de l'ordre, malgré les appels désespérés, n'intervinrent qu'avec un grand retard, tout à fait inexplicable. Le retour au calme ne se fit que la nuit tombée. Le bilan humain fut lourd. Deux personnes trouvèrent la mort : Elie Amsellem et Fréha Abergel. On comptait 34 blessés dont un qui succomba à ses blessures : Dinar Sayag. Le bilan matériel dépassait le million de francs. Le soir même, Radio Bari rapportait en détails l'événement, confirmant les soupçons de planification. Dans son enquête, un militant de la LICA, la Ligue Internationale Contre l'Antisémitisme, un Juif originaire d'Algérie du nom de Maurice Lévy, agent d'affaires, estimait qu'il s'agissait d'un incident prémédité et pas du tout spontané. Le rapport qu'il adressa au siège de l'association à Paris fit grand bruit, au grand dam de la Résidence qui voulait minimiser l'incident :

« Sur la place Elhdim, un Israélite espagnol, islamisé de fraîche date, racontait son histoire à la foule parmi les charmeurs de serpents et les vendeurs d'illusions. Au terme de son éloge de l'islam et après avoir déversé toutes les insultes et toute sa haine de sa race natale, il procéda à une collecte qui lui rapporta exactement 225francs. Dans cette foule, se trouvaient entre autres deux jeunes Israélites, qui logiquement et naturellement écœurés d'un pareil militantisme, lui firent remarquer qu'il n'y avait aucune gloire à être renégat pour pareille somme. Les tirailleurs marocains offusqués manifestèrent contre cesjeunes gens qui prirent la fuite et demandèrent la protection de la police.

C'est alors que toute la foule des tirailleurs du 1er Régiment des artilleurs indigènes et du 164e'"", que venaient grossir tous les ouvriers indigènes que les fêtes de Pâques rendaient libres, se portèrent, qui en direction du nouveau mellah, qui en direction de Berrima, afin d'encercler les Juifs dans leurs propres logis. Par ailleurs, des indigènes du quartier limitrophe de Beni Mhmed se dirigèrent vers le mellah. Les différentes dépositions recueillies à ce jour nous permettent de pouvoir affirmer que l'histoire du Juif islamisé n'était qu'un prétexte à l'émeute déjà préparée à l'avance. Et en cela, la présence d'Italiens fascistes notoires sur les lieux de l'émeute ne fait que confirmer nos déductions. Ces incidents ont causé la mort de trois personnes dont deux tuées dans leur propre maison et l'autre, à la rue Sekakine et 42 blessés dont 3 peuvent être considérés comme mourants. 7 maisons et 8 magasins ont été entièrement dévastés.

Nous ne comprenons pas que l'ambulance militaire dont la mission est de sauver les blessés, ait au contraire servi à racoler les tirailleurs pour les diriger vers le terrain de leurs exploits…

Il est toutefois réconfortant de constater que l'élite musulmane n'a pas pris part à ces événements qu 'elle déplore. Elle veut nous aider à éviter leur renouvellement dans l'avenir. »

Epreuves et liberation. Jo. Tol-Les incidents de Meknes

Les larges échos de ces incidents, parvenus jusqu'en France par l'intermédiaire de la LICA, convainquirent le Résident Général Noguès de se rendre sur les lieux pour affirmer son autorité et démentir les rumeurs d'inaction des forces de l'ordre. Mais au lieu de présenter ses condoléances à la communauté, il mit en garde, sur un ton réprobateur, ses dirigeants contre tout manquement au devoir traditionnel de réserve. Il leur rappela tout ce qu'ils devaient à la France, leur recommandant la sagesse et la soumission. Ce ton comminatoire provoqua un incident mémorable et sans précédent : un des jeunes membres du Comité, Abraham Tolédano, arabisant idéologiquement proche des nationalistes, répondit à Noguès en termes jugés insolents. Ses collègues médusés s’empressèrent de le désavouer.

Trois jours plus tard, le Contrôleur Civil recevait la visite du Président de l'Association des Anciens Élèves de l'École de l'Alliance, Mimoun Mréjen, qui l'assurait de la fidélité de tous ses membres à la France « à laquelle ils doivent tout ce qu'ils savent et tout ce qu'ils sont. Il précisait " qu'ils n 'ont nullement l'intention d'afficher vis-à-vis d'elle, comme vis-à-vis du Makhzen, des sentiments de rébellion ou d'indépendance et qu'ils regrettent profondément les paroles inconscientes prononcées par Monsieur Abraham Tolédano ". Il ajoutait que les membres de son association feraient tout ce qui était en leur pouvoir " pour éviter le retour des incidents regrettables qui se sont produits l'autrejour sur la place El Hdim… »

Cet incident sans précédent fut, on s'en doute, abondamment commenté aussi bien au mellah qu'en médina, comme en fait foi le rapport des Renseignements Généraux :

« La population musulmane de Meknès, et en particulier les classes aisées, n'ont pas été sans remarquer que depuis l'entrevue qu'a eue le Résident Général avec les représentants de la communauté israélite, les éléments sains de cette communauté semblent vouloir adopter une attitude plus modeste, faire montre de moins d'arrogance, de moins de bravade. Les Musulmans attribuent ce revirement au langage énergique du Résident et ne manquent pas de critiquer la conduite récente de ceux qui, hier encore, étaient des dhimmis sous la tutelle d'un sultan qui n'a cessé d'être le Souverain du pays…

Des renseignements sûrs, il ressort que la population musulmane, et en particulier le peuple, reste montée contre les Juifs. De petits incidents sans importance aucune, dénotent l'esprit belliqueux à leur égard. On accuse notamment le Président de leur Comité, Joseph Berdugo d'avoir battu de sa main sept indigènes musulmans et de détenir des armes de guerre. Le bruit court qu'il a été emprisonné, ce dont les Musulmans se sont réjouis… »

C'étaient naturellement de fausses rumeurs mais révélatrices de la tension qui prévalait dans les relations intercommunautaires comme devaient le confirmer des incidents de même nature survenus à d'autres endroits du pays.

Ainsi à Mogador, schéma désormais classique, un banal incident entre deux individus provoqua de sérieux désordres, le 29 juillet 1939. Suite à un bagarre au mellah entre un Juif et un Musulman, un agent de police indigène fut appelé à intervenir. Quand il arriva sur les lieux de la querelle, des passants de bonne volonté avaient déjà réussi à séparer les antagonistes et son intervention n'avait plus d'objet. Le policier ordonna alors au Juif, qui avait été sérieusement malmené dans l'altercation, de le suivre au commissariat mais ce dernier " osa " lui désobéir en demandant un répit, le temps de se remettre des coups reçus. Outré de ne pas être immédiatement obéi, l'agent de police l'insulta et le frappa à la grande et bruyante indignation des Juifs témoins de la scène. L'agent entreprit alors d'ameuter les Musulmans en sollicitant leur aide contre les Juifs arrogants du mellah. Les choses en restèrent là , mais les esprits s'étaient échauffés… Trois jours plus tard, le 1er août, de graves désordres éclatèrent.

 Des centaines de Musulmans envahirent le mellah, se livrant à des violences contre les femmes et les enfants. L'émeute se prolongea plus de quatre heures avant que la police n'intervienne, ne rétablisse l'ordre et ne positionne des gardiens à la porte du mellah. Le soir même, au nouveau marché de la ville, à la suite d'un différend, le fils d'un commerçant juif frappa un jeune Musulman qui tomba évanoui. La rumeur de l'incident s'enfla et des bagarres éclatèrent de tous côtés, auxquelles se joignirent des militaires indigènes, sous l'influence de leurs officiers français antisémites. «Il s'agit, ajoute le rapport des Services de Renseignements, du résultat de l'action des militants du PSF qui, lors de la commémoration du 15Oème anniversaire de la Révolution Française, avaient déjà troublé impunément cette manifestation cependant placée sous le patronage des autorités locales. »

Joseph Toledano-Epreuves et liberation-Les juifs du maroc pendant la seconde guerre mondiale

Les incidents de Meknès

Des centaines de Musulmans envahirent le mellah, se livrant à des violences contre les femmes et les enfants. L'émeute se prolongea plus de quatre heures avant que la police n'intervienne, ne rétablisse l'ordre et ne positionne des gardiens à la porte du mellah.

Pour le Président du Comité de la Communauté de Meknès qui exprimait la position de tous ses collègues notables, la leçon à tirer de ces incidents restait toujours le repli sur soi. Il s'agissait d'éviter comme le feu toute activité et même pensée politique. Il en faisait ainsi la recommandation dans un tract diffusé au mellah et lu dans les synagogues : Celui qui garde sa bouche et sa langue, garde son âme de la détresse. (Les Proverbes) "

« Or ce n'est pas sans une légitime émotion que nous apprenons par la voie des autorités que certains de nos coreligionnaires commentent des sujets d'ordre politique. Nous n'avons guère besoin de faire ressortir le préjudice considérable qui pourrait résulter pour les auteurs des cas en question, attendu que pour nous, Israélites marocains, le devoir et l'obligation les plus stricts commandent d'observer un respect absolu des autorités de la nation protectrice, et nous devons nous écarter nettement de tout ce qui a trait, soit à la politique, soit aux affaires publiques. Chacun sait malheureusement la situation de nos coreligionnaires d'Europe et, par contre, combien nous-mêmes sommes heureux de proclamer hautement que les Israélites placés sous la protection de la France sont des êtres heureux, libres et indépendants. C'est imprégnés de ces idées que nous nous adressons à vous, en vous conjurant d'éloigner de votre esprit, de votre milieu, de votre foyer, tout rapport, toute idée, toute conversation, tout sujet d'ordre politique, de n'entretenir aucune relation équivoque, et de demeurer toujours dans la voie de la droiture qui est celle d'observer rigoureusement les prescriptions de nos protecteurs. Notre population rendra avec nous un respectueux hommage aux autorités qui, par marque de bienveillance, ont bien voulu attirer notre attention sur ces faits, prévenant ainsi toute sanction. »

Ainsi, l'incident de Meknès demeura heureusement local et sans suites dans le reste du pays. A peine la communauté juive allait-elle commencer à goûter à cette tranquillité générale dont parle André Julien, en cette seconde moitié de 1939, que les rumeurs venues d'Europe sur l'approche d'un nouveau conflit alourdissaient à nouveau l'atmosphère. Les Juifs du Maroc ne craignaient pas tant que les hostilités ne les atteignent directement. A vrai dire, ils se sentaient totalement en sécurité, à l'abri, protégés par la puissance réputée invincible de la France émancipatrice mais ils s'inquiétaient davantage pour leurs frères d'Europe. Pourtant, restés encore largement isolés du reste du monde juif, repliés sur eux- mêmes, les Juifs du Maroc pouvaient difficilement saisir la portée de la montée des périls.

C'est ainsi que passa totalement inaperçue, en dehors des cercles évolués de Mogador, la publication en septembre 1939, par un intellectuel de la ville, d'un petit opuscule prémonitoire, oeuvre d'un poète-pamphlétaire. Isaac David Knafo, descendant d'une des illustres familles des martyrs d'Oufrane, avait lors de son séjour en Europe, pris la mesure de toute l'horreur du nazisme et du terrible danger qu'il représentait pour l'ensemble du peuple juif. Dans son pamphlet publié à compte d'auteur, à 2500 exemplaires : Les Hitlériques, il dénonçait l'indifférence de ses compatriotes et pour les sensibiliser, il criait son indignation et son angoisse :

Au lecteur

J'ai vu fleurir la haine au pays des nazis

Et toute une nation subir la virulence

 De l'acide rongeur qu'en ses discours lui lance

 Un bouffon démentiel en guise de lazzi

Ce pitre malfaisant, par la fureur saisi,

Prêchant la délation, le meurtre et la violence

 J'ai senti que mon front, malgré sa nonchalance

 De honte et de dégoût, devenait cramoisi

Le fouet satirique, entre mes mains débiles

 A fustiger Hitler se montre malhabile,

Du moins exprime-t-il mon aversion.

Et c'est pourquoi lecteur, dussé-je te déplaire

Et pour exhaler ma peine et ma colère

 Je t'offre cet écrit rempli d'indignation…

Tout là-bas, dans la triste Allemagne,

L'Enfer est dénommé Camp de Concentration.

 Pour les seuls innocents, ce lieu de détention

Est, ainsi qu'il se doit, plus cruel que le bagne…

N'étant jamais repus de suprêmes délices

Que procure à leurs sens la souffrance d'autrui

Ils savent rappeler au moderne Aujourd'hui

Ce que l'Age barbare inventa de supplices.

Un jour leur cruauté deviendra sans objet.

Travaillant pour la mort au visage livide,

Chaque jour, un peu plus, le vaste camp se vide  

Perdant par extinction ses malheureux sujets.

Contre toute attente, les Juifs du Maroc n'allaient pas tarder à être rattrapés par les événements tragiques de l'Europe auxquels ils n'étaient nullement préparés par leur histoire.

Fin du chapitre 1- la montee des perils

Epreuves et liberation. Joseph Toledano-Le choc de la défaite

Le choc de la défaite

En fervents admirateurs de la France qu'ils pensaient à l'abri de toute invasion derrière l'imprenable ligne Maginot, les Juifs du Maroc ne doutaient pas que son armée, considérée comme la plus forte du monde et encore auréolée de la victoire de 1918, viendrait rapidement à bout de l'ennemi commun ? l'Allemagne nazie d'Hitler. Pour l'heure, ils se sentaient d'autant plus rassurés qu'ils pouvaient se croire à l'unisson du reste des Marocains, sans parler de la colonie française, la première à être directement impliquée. En effet, dès la déclaration de guerre de la France à l'Allemagne, le 3 septembre 1939, le sultan, comblant les attentes de la communauté juive, se plaça sans hésiter dans le camp de la civilisation contre la barbarie nazie, identifiant son destin avec celui de la France — même si son appel à la mobilisation ne s'adressait nommément qu'à ses sujets musulmans :

Le croyant est celui qui reste toujours fidèle à ses engagements. C'est aujourd'hui, alors que la France prend les armes pour défendre son sol, son honneur, sa dignité, son avenir et le nôtre, que nous devons être nous-mêmes, fidèles aux principes de l'honneur de notre race, de notre histoire, de notre religion… partir de ce jour et jusqu 'à ce que l'étendard de la France et des alliés soit couronné de gloire, nous lui devons un concours sans réserve ; il nous faut ne lui marchander aucune de nos ressources et ne reculer devant aucun sacrifice… Nous ne doutons pas que la victoire finale sera pour le droit et la vraie civilisation… »

De son côté, le Résident assurait :

« Fa France n'oubliera jamais avec quel élan généreux le souverain du Maroc et tout son peuple se sont dressés à ses côtés pour la défense de la justice et du droit. »

Le journal de la bourgeoisie juive, L'Union Marocaine, hostile au sionisme et militant en faveur d'une plus grande intégration dans la colonie française, titrait ainsi son éditorial du 8 septembre 1939 : " Notre devoir : servir ! " et affirmait :

Dans ces heures d'angoisse, la France reçoit la récompense de son œuvre civilisatrice. .Autour d'elle, aux côtés de ses fils fervents et résolus, se groupent les populations de son immense Empire. Au Maroc, la préface de cette entière collaboration a été la lettre de Sa Majesté le sultan, adressée à ses sujets. Elle place cette coopération sous le signe de la reconnaissance qui est le plus fécond des sentiments.

Nos coreligionnaires n'ont pas été les derniers à répondre à l'appel du sultan. C'est avec une émotion mêlée de fierté que nous avons vu, dans toutes les couches de la population Israélite, se manifester un élan profond, enthousiaste, vers la France, gardienne suprême des libertés du monde. Cet élan se traduit par des centaines, et demain sans doute, par des milliers d'engagements volontaires. A l'heure où nous sommes, l'Association des Anciens Élèves de l'Alliance, en collaboration avec l'association Charles Netter, a déjà recueilli 1250 demandes d'engagement, les trois quarts pour le service armé… »

Aussitôt en effet, dans les grandes villes, les Juifs aisés se mobilisèrent pour apporter leur contribution financière, comme le signalait le quotidien le plus diffusé, La Vigie Marocaine, dans sa livraison du 19 septembre 1939 : Le Contrôleur Civil de la Région de Casablanca a reçu d'un groupe d'Israélites casablançais׳, une somme de 600.000francs, représentant une première contribution de la colonie d'Israélites de Casablanca à la Caisse Autonome de la Défense nationale. Cette liste comprend les noms de ? MM Tolédano Brothers 100.000 francs ; Tolédano et Pinto 100.000 francs ; Isaac Attias, J.K Benazeraf Moses Bendahan, Albert Bendahan 100.000 ; J. Bonan 30.000 ; Sté Benchaya 20.000 ;José et Salomon Ettedgui 20.000 ; Mordekhay Cohen 20.00 ; Isaac Benarosh 20.000 ; Elie N. Lasri 20.000 ;Haïm M Cohen 20.000 ;Jacob S. Knafou 20.000 ;Jack Cansino 20.000 ;David Hatchuel 15.000 ;A. J". Benazeraf 15.000 ; Elias A. Ettedgui 10.000 ; Tolédano et Levy 10.000 ; Salomon Benaroch 10.000 ; Alphonso Benmergui 10.000 ; Amram Siboni 10.000 ;Albert Fargeon 10.000; Yomtob Attias 10.000… »

Volontaires pour le service militaire

Sortant, sans y être appelée, de sa réserve séculaire, la communauté juive marocaine, voulait pour la première fois prendre une part active au combat et, au-delà d'un soutien financier fourni déjà en 1914-18, mêler son sang à celui des autres défenseurs de la civilisation, alors que de tout temps, les Juifs avaient été dispensés de service militaire. Dans ses rapports à Paris, le Résident général Noguès soulignait l'importance des dons de la communauté juive pour soutenir les efforts de la Défense nationale mais restait discret sur la volonté d'engagement militaire.

Sans attendre de consignes de ses dirigeants timorés, effrayés comme nous l'avons vu par toute perspective d'intrusion dans la vie publique, la jeunesse juive offrait ses services. Sous le titre : " La jeunesse israélite se met à la disposition de la France ", le quotidien indépendant L'Echo du Maroc écrivait le 28 août 1939, avant même le déclenchement de la guerre : « Une délégation de 1'Association des Anciens Élèves des Écoles de l'Alliance Israélite Universelle, composée de son Président d'honneur Samuel D. Lévy, de sa Présidente, Maître Hélène Cazes-Benattar et de l'homme d'affaires Raphaël Benazeraf a rendu visite au Contrôleur Civil de Casablanca. " Nous avons l'honneur de vous rappeler la démarche que nous avons faite, au mois de septembre de l'année dernière, au cours de laquelle nous vous avons informé que la jeunesse israélite de notre ville se tenait à la disposition des autorités supérieures, pour servir la France au cas où elle se trouverait engagée dans un conflit armé. Etant donné les graves circonstances actuelles, nous ressentons comme le moindre de nos devoirs de venir vous confirmer que la même jeunesse se tient, aujourd'hui plus que jamais, et de la façon la plus inconditionnelle, à la disposition de la France. Notre groupement serait heureux de pouvoir organiser et coordonner les concours isolés, suivant les directives que vous voudrez bien nous donner. »

Epreuves et liberation. Jo. Tol-Les Juifs du Maroc pendant la seconde guerre mondiale

Hélène Cazes-Benattar obtenait de Courtin, le chef de la Région, l'autorisation d'ouvrir un bureau de recrutement dans les locaux de l'Alliance, Rue Lacépède. Le colonel commandant de la Place de Casablanca y délégua un des ses officiers pour seconder les volontaires dans les formalités d'engagement. Un vibrant appel fut affiché dans les rues :

« ־L'Association des Anciens Elèves des Ecoles de l'Alliance Israélite Universelle avec la collaboration de l'Association israélite Charles Netter porte à la connaissance des Israélites voulant souscrire un engagement pour le temps de la guerre, qu'une permanence se tiendra au siège de l'Association, Rue Lacepède, tous les jours de 9h30 à 12h et de 16h à 19h30.

Etant donné les circonstances actuelles, il est du devoir de tous nos coreligionnaires de manifester leur inébranlable attachement à Sa Majesté le sultan et à la nation protectrice, en se mettant entièrement et inconditionnellement à la disposition des autorités supérieures. »

Des centaines de jeunes se portèrent volontaires pour combattre dans les rangs de l'armée française, pour la durée de la guerre, comme le rapportait le journaliste originaire de Mogador, Jacob Ohayon, dans ses écrits personnels ?

" Déjà près de 2000 avaient signé leur engagement. Parmi ceux-là, trois frères, dont l'aîné avait à peine 23 ans, se présentent accompagnés de leur père. Celui-ci se tourne vers moi qui étais là comme représentant de la presse, et me déclare ? " Je n 'ai que trois fils, je regrette de n'en avoir pas davantage. »

Des centres de recrutement furent ouverts dans les autres grandes villes, dans les locaux de l'Association des Anciens Élèves de l'Alliance. Au bout de quelques semaines, leur chiffre dépassait le millier, d'autres attendant la réponse des autorités avant de se déclarer. Voici ce que rapporte l'hebdomadaire des milieux juifs favorables à l'assimilation sans réserve à la culture française, ־L'Union Marocaine, en date du 8 septembre 1939 : « Les dirigeants de la communauté de Mazagan ont organisé une importante réunion au cours de laquelle le Président du Comité, M. Yahya Amiel, a exposé à un nombreux auditoire la gravité de la situation internationale, demandant à toute l'assistance de manifester, en cas de besoin par le sang, sa reconnaissance envers la nation protectrice. " Les jeunes gens devront s'engager volontairement, prendre les armes et aller combattre aux côtés des soldats français pour défendre la France. Moi-même, je me suis offert à l'autorité locale et vous devez tous imiter mon geste — c'est le seul conseil que je puisse vous donner. Les personnes qui ne peuvent faire leur service militaire, devront s'offrir pour des emplois civils et nous devons aider la France par tous les moyens dont nous disposons, par nos personnes, notre argent, nos biens. Nous saurons défendre la France avec conviction et motivation, car nous défendrons par là notre religion, nos coutumes et notre culture que la France libérale et généreuse a toujours respectées… »

Alors qu'il avait déjà 43 ans et qu'il était à la tête d'une société prospère d'importation de thé, le grand négociant et publiciste Raphaël Benazeraf, qui fut parmi les fondateurs et animateurs du journal sioniste L'Avenir Illustré, manifesta sa volonté de servir la France. Devenu immédiatement l'un des plus grands donateurs de la souscription pour la Défense nationale, il organisa une collecte parmi ses coreligionnaires et encouragea les jeunes à s'engager dans l'armée.

Le directeur de l'école de l'Alliance à Safi dépeignait l'enthousiasme qui avait soulevé la communauté :

« Les Juifs marocains ont activement participé à ce grand mouvement. Des plus riches aux plus humbles, ils ont tous apporté leur contribution pour la Défense nationale et l'effort de guerre. D'autres ont sollicité de se joindre aux rangs de l'armée française pour la durée de la guerre. Mais pour des considérations inconnues du public, ils n'ont pas reçu à ce jour de réponse positive à leur enthousiasme et attendent toujours… »

Les engagements furent également nombreux à Marrakech et Agadir mais moindres dans les villes traditionnelles de l'intérieur comme Fès et Meknès.

Les hésitations de l'administration

A l'enthousiasme spontané des Juifs, l'administration française répondait par la force d'inertie, s'abstenant de toute réponse — au-delà de remerciements du bout des lèvres et du conseil de modérer leur enthousiasme — comme le rapportait à Paris le délégué de l'Alliance dans une lettre du 13 septembre 1939 :

« Je suis allé voir à ce sujet M. Gayet, directeur du Cabinet Civil. Il m'a dit que le Général Noguès avait éprouvé une grande satisfaction devant l'esprit de sacrifice de nos coreligionnaires marocains : des milliers d'entre eux ont demandé à servir pendant la durée de la guerre, d'autres ont fait de larges dons pour la Défense nationale. M. Bonan et quelques amis ont réuni en deux jours 600.000 francs ; ils espèrent obtenir encore 400.000 francs. " La France, a ajouté M. Gayet, sait qu'elle peut compter sur ses protégés Israélites ; ce qu'il faudrait, pour le moment, c'est tempérer leurs manifestations bruyantes de loyalisme, afin de ménager certaines susceptibilités. Nous avons pour le moment assez d'hommes et d'argent, nous en demanderons plus tard… Beaucoup s'étonnent que nous n'ayons pas encore répondu aux demandes d'engagement, la question est ardue. Elle est étudiée avec le plus grand soin, dans l'intérêt même de ceux qui viennent à nous. Nous comptons créer des régiments spéciaux où les Israélites seraient enrôlés, suivant leurs aptitudes et leur résistance physique, régiments pour des opérations militaires et régiments pour des travaux publics, les uns et les autres se rapprochant plus des régiments français que des régiments indigènes. Vos coreligionnaires qui connaissent les langues pourront s'y rendre fort utiles. On les appellera des Régiments Etrangers, mais ils n'auront rien de commun avec ce qu'on appelle la Légion… »

Les hésitations de l'administration- Epreuves et liberation. Jo. Tol

Les hésitations de l'administration

A l'enthousiasme spontané des Juifs, l'administration française répondait par la force d'inertie, s'abstenant de toute réponse — au-delà de remerciements du bout des lèvres et du conseil de modérer leur enthousiasme — comme le rapportait à Paris le délégué de l'Alliance dans une lettre du 13 septembre 1939 :

« Je suis allé voir à ce sujet M. Gayet, directeur du Cabinet Civil. Il m'a dit que le Général Noguès avait éprouvé une grande satisfaction devant l'esprit de sacrifice de nos coreligionnaires marocains : des milliers d'entre eux ont demandé à servir pendant la durée de la guerre, d'autres ont fait de larges dons pour la Défense nationale. M. Bonan et quelques amis ont réuni en deux jours 600.000 francs ; ils espèrent obtenir encore 400.000 francs. " La France, a ajouté M. Gayet, sait qu'elle peut compter sur ses protégés Israélites ; ce qu'il faudrait, pour le moment, c'est tempérer leurs manifestations bruyantes de loyalisme, afin de ménager certaines susceptibilités. Nous avons pour le moment assez d'hommes et d'argent, nous en demanderons plus tard… Beaucoup s'étonnent que nous n'ayons pas encore répondu aux demandes d'engagement, la question est ardue. Elle est étudiée avec le plus grand soin, dans l'intérêt même de ceux qui viennent à nous. Nous comptons créer des régiments spéciaux où les Israélites seraient enrôlés, suivant leurs aptitudes et leur résistance physique, régiments pour des opérations militaires et régiments pour des travaux publics, les uns et les autres se rapprochant plus des régiments français que des régiments indigènes. Vos coreligionnaires qui connaissent les langues pourront s'y rendre fort utiles. On les appellera des Régiments Etrangers, mais ils n'auront rien de commun avec ce qu'on appelle la Légion…

De fait, surprises et plutôt embarrassées par cet afflux inattendu de candidats, les autorités du protectorat étaient, pour la première fois, sérieusement confrontées à la nécessité d’envisager l’utilisation des Israélites marocains pour un service de guerre. Sérieusement, car la question s’était déjà posée la dernière année de la Première Guerre, en 1918. Paris avait alors suggéré à Lyautey – qui en avait immédiatement rejeté l’idée sans consulter la communauté juive ni même l’en informer, – la formation sur place et son envoi en Palestine d’une Légion de volontaires juifs. Pour la diplomatie française, il s’agissait, dans la perspective de la fondation du Foyer National Juif, de ne pas laisser à l’Angleterre l’exclusivité du soutien au mouvement sioniste. Une proposition hautement malvenue selon le Résident Général qui tempérait ainsi l’ardeur du ministre des Affaires Etrangères de l’époque, Stephen Pichon :

« Le recrutement de volontaires dans les mellahs y soulèverait un inutile émoi. Un tel appel serait mal compris et surtout mal interprété. Les Juifs ne manqueraient pas de dire que la France, épuisée, réduite à implorer leur concours était aux abois… Enfin, cet appel aux Israélites provoquerait un effet déplorable sur les Musulmans du Maroc qui méprisent le Juif et n’admettent pas qu’il puisse porter des armes… »

Chargé d’étudier cette question, le sociologue de Rabat, Robert Montagne, rendit un mois et demi après le déclenchement des hostilités, le 17 octobre 1939, un verdict favorable, amplement motivé. Il estimait que cette mobilisation bien menée, pourrait englober de 6000 à 8000 volontaires " de bonne qualité physique, intellectuelle et morale… qu’il semble de l’intérêt de la France d’accepter " .

Dans son rapport de 14 pages, intitulé : Etude sur l’utilisation à la guerre des Israélites marocains, il commençait par analyser les motivations des volontaires :

« Avant même que ne soit déclarée la guerre et dès qu’elle est apparue comme inévitable, des centaines et des milliers d’Israélites marocains ont offert de contribuer de leurs personnes à combattre l’Allemagne. Ils ont souscrit des engagements volontaires. Les engagés appartenaient non seulement au petit peuple, mais aussi à la bourgeoisie, aux classes instruites et fortunées. Leur geste enthousiaste avait un mérite particulier. C’est qu ’ils donnaient leur signature sans savoir ni où ni comment ils pouvaient être appelés à servir, et sans s’arrêter à la crainte, bien naturelle pour eux, de ce que leur fêle soit jugé sans bienveillance, et de ce que leur concours ne soit pas utilisé rationnellement.

Les jeunes générations israélites au Maroc, en comparant leur sort à celui de beaucoup de coreligionnaires dans d’autres pays, ressentent une certaine reconnaissance vis- à-vis de la France et du Maroc. Or, cette guerre détermine la France et le Maroc à mettre en ligne toutes leurs ressources dans le but de défendre leur existence. Les Israélites marocains ressentent le besoin de ne pas rester simples spectateurs.. .Par loyalisme à la France et au Maroc, et de honte d’être les seuls à ne pas combattre, ils s’engagent…Cette guerre est faite contre Hitler, responsable de la vague d’antijudaïsme qui déferle sur le monde. Hitler, pour les Juifs est l’incarnation des puissances infernales. Depuis dix ans, la haine qu’il a fait naître s’accumule dans les âmes juives. Aussi, dans le monde entier, les Juifs sentent le devoir de coopérer de toutes leurs forces, dans la lutte contre Hitler et l’hitlérisme… Cette dernière raison est ressentie confusément par tout le judaïsme marocain, mais seuls les Israélites les plus avisés en ont explicitement conscience… Seule une démonstration que les Israélites prennent leur large part dans les sacrifices imposés par la guerre pourra arrêter le développement de l’antijudaïsme… »

Autre motivation légitime, mais à ses yeux dangereuse dans le contexte marocain : la recherche de l’amélioration du statut social et politique. Déjà, dans son rapport au Quai d’Orsay du 11 octobre 1938, le Résident Noguès avait signalé « le désir d’Israélites de prendre volontairement du service, en cas de conflit, mais sans dissimuler l’espoir de se voir ensuite attribuer la nationalité française ».

A cela, Robert Montagne proposait une solution ?

« La plupart, sinon tous les Israélites marocains, ont l’espoir en démontrant leur loyalisme, d’obtenir une amélioration de leur statut politique. Certains espèrent même la nationalité française, comme cela s’est passé en 1871 pour les Juifs algériens, sans que ceux-ci aient fait le geste de patriotisme qu’eux-mêmes viennent de faire… Pour éviter cela, il faut que la France évite toute promesse explicite, et même tacite, de reconnaître plus tard le concours des Israélites par des améliorations de leur statut qui leur donneraient des avantages sur leurs compatriotes musulmans… »

Toutefois, il ne pouvait être question, en raison de l’ambiguïté de leur statut, d’une incorporation pure et simple des Juifs marocains dans l’armée française. N’étant pas Français, ils ne pouvaient être incorporés dans les unités métropolitaines. La survivance de leur condition canonique de dhimmis auxquels est interdit le port d’armes, ne préparait pas leurs compatriotes musulmans à accepter de servir à leurs côtés et encore moins sous leur commandement – car en moyenne plus instruits, les conscrits juifs accéderaient plus facilement aux grades d’officiers

« Sujets du sultan, les juifs peuvent difficilement être incorporés dans les unités métropolitaines, alors que même les Marocains musulmans n’y sont pas admis. Mais il n ’est pas possible pour autant, de les verser dans le corps des troupes indigènes, non point pour des raisons confessionnelles, mais parce que les différences de mentalité et de niveau d’instruction auraient immanquablement porté atteinte à la cohésion des unités ainsi constituées… »

Par contre, leur engagement (dans des unités spéciales) pourrait utilement contrebalancer les succès certains de la propagande allemande auprès des Musulmans, propagande qui risquait à la longue de réduire leur disponibilité à s’engager dans l’armée française.

« Si les Israélites servent et si leurs exploits sont connus, il se créera une véritable émulation… » Restait la solution paresseuse de les diriger vers la Légion Etrangère, mais sa mauvaise réputation, ne serait-ce qu’en raison du grand nombre d’Allemands dans ses rangs, en faisait " un épouvantail pour les Israélites marocains, jusqu’ici gens plus que paisibles… "

Pour Robert Montagne, il fallait donc sortir des sentiers battus et faire preuve d’audace et d’imagination :

« Les Israélites marocains sont dans une proportion très élevée, intelligents, adroits, observateurs, tenaces et instruits. Il est rare qu’ils ne parlent pas plusieurs langues. Ils ont de l’initiative et le goût du risque. La mise en œuvre de toutes leurs qualités, en même temps que leur instruction dans l’emploi des armes, en fera des combattants de premier ordre, plus utiles dans les formations légères et de petit effectif que dans les unités nombreuses et lourdes. Dans les unités légères, de petit effectif, spécialement préparées pour des coups de main et pour des missions qu’il est impossible de confier à des unités importantes, ils feront, croyons-nous, merveille… »

Joseph Toledano Epreuves et liberation Les juifs du Maroc pendant la seconde guerre mondiale

Joseph Toledano

Epreuves et liberation

Les juifs du Maroc pendant la seconde guerre mondiale

Un refus humiliant

Les Juifs marocains n’eurent pas l’occasion de prouver leurs capacités, l’audace et l’imagination n’étant pas le fort des autorités du Protectorat qui gardaient le silence. Face ce mutisme démobilisateur, le délégué de l’Alliance Israélite Universelle au Maroc depuis 1913, Yomtob Sémah, tenta une dernière démarche, début novembre 1939, en pressant la centrale parisienne d’intervenir auprès du gouvernement français :

«]’ai rencontré à plusieurs reprises les sieurs Bonan (avocat et militant communautaire) et Zagury (Président de la communauté de Casablanca) et nous avons eu l’occasion de discuter avec les hauts fonctionnaires du Protectorat des engagements volontaires, de l’accueil des réfugiés allemands et de l’antisémitisme.

Nombre de jeunes gens, sains et sportifs, issus des meilleures familles, se sont engagés volontairement, dans un moment d’enthousiasme et par amour sincère de la France et à ce jour, ils n’ont encore reçu aucune réponse positive. Ils n’osent plus, de honte, se montrer en public…

Ne vous serait-il pas possible d’intervenir à Paris pour que soit mis fin à cette situation d’exception ? Jusqu’à quand les Juifs du Maroc devront-ils être victimes de l’erreur faite, dès le début du Protectorat, de les considérer comme indigènes ? Il leur est impossible de s’assimiler aux Européens dont ils se rapprochent davantage, chaque jour, par leur instruction et leur mode de vie, et ils ne peuvent être considérés comme marocains parce qu’ils ne sont pas musulmans… »

Or c’était justement la hantise des autorités coloniales de ne pas refaire la même erreur qu’en Algérie, en détachant les Juifs des indigènes musulmans, qui devait peser sur la décision de ne pas relever le défi de solution non- conventionnelle. Robert Montagne lui-même n’avait-il pas mis en garde contre une telle tentation et préconisé un remède ? Quitte à recruter sur place des volontaires quand le besoin s’en ferait sentir, l’administration coloniale préférait avoir recours à la masse berbère infiniment plus disponible, comme l’avait déjà prouvé la Grande Guerre Opposant la force d’inertie à l’enthousiasme des jeunes, l’administration, sans déclaration fracassante, finit par enterrer la question de l’engagement des Juifs et imposa même à la presse locale la censure la plus stricte, comme en témoignait le journaliste Jacob Ohayon, dans son journal personnel : «Qu’a-t-on fait des engagements ? Sans doute furent-ils jetés au panier. Comme secrétaire à la rédaction de La Vigie Marocaine, collaborant avec la censure, j’avais pour consigne de ne rien laisser passer au sujet des engagements des Juifs pour la durée de la guerre. Bien plus, leur participation à la Fraternité de Guerre devait autant que possible demeurer dans l’ombre. Voilà les consignes de la Résidence à l’époque de Daladier… »

Immense fut la déception des jeunes volontaires, invités poliment mais fermement, à attendre patiemment chez eux un appel qui ne viendrait jamais. Ainsi, l’hebdomadaire de Casablanca L’Avenir Illustré déplorait avec amertume :

« Evidemment il est permis de regretter que notre concours  n’ait pas été accepté avec la spontanéité que nous avons mise à l’offrir. Mais il ne faut pas pour autant que notre fidélité soit affectée par cette réserve. Il faut au contraire que nous descendions plus que jamais au fond de notre cœur et que nous y cherchions les causes de cette réserve qui nous affecte si cruellement… »

Les seuls volontaires juifs effectivement mobilisés furent quelque 300 campagnards des communautés moins évoluées du sud du Maroc, recrutés à titre de " travailleurs coloniaux " et envoyés pour travailler aux usines d’armement de la métropole, dans la région de Lyon.

Par contre, les Juifs furent, sans distinction, intégrés à la défense civile comme les autres composantes de la population. Les mellahs furent appelés à respecter notamment les consignes de couvre-feu et d’obscurcissement des rues et des maisons pour prévenir les attaques aériennes : obligation de badigeonner en bleu les ampoules électriques et de recouvrir les vitres des fenêtres de papier de la même couleur. Des tranchées furent creusées, dans les cours des écoles, pour s’y réfugier en cas de bombardement. Souvenir traumatique de la Grande Guerre, les mesures de sécurité se focalisaient sur l’éventualité d’attaques au gaz. C’est ainsi par exemple que la F.A.P.A.C. le groupement de défense civile formé au mellah de Meknès, détaillait dans une brochure en judéo-arabe, écrite en lettres hébraïques, les instructions pour la fabrication à domicile de masques à gaz. Dans son introduction, la brochure se voulait rassurante, ne doutant pas de la bienveillance traditionnelle de la nation protectrice :

« Il ne s’agit là que de mesures de précaution, car quoi qu’il arrive, il n’y a pas de danger immédiat ? la France est une grande puissance et ses ennemis tremblent devant elle, mais il est préférable de se tenir prêt à toute éventualité et de savoir comment réagir, en cas de nécessité, plutôt que de compter sur les miracles… Conservez donc cette brochure comme quelque chose qui vous est cher. Ne la négligez pas, relisez là de temps à autre jusqu’à l’apprendre par cœur. Fasse l’Éternel que vous n’en avez jamais besoin et qu’il nous envoie bientôt notre Messie — qu’il en soit ainsi, amen ! »

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