Jean-Louis Miège LA BOURGEOISIE JUIVE DU MAROC AU XIXE SIECLE Rupture ou continuité

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Ce n'est bien que variété supérieure de la catégorie des dhimmi. Et ce que la volonté du Prince a fait, le caprice du Prince peut le défaire.

Les disgrâces ne se comptent pas, qui précipitent de la faveur et de la fortune au cachot où à la mort. Romanelli exprime parfaitement ce caractère de dépendance à l'égard du roi: 'tant que le Roi s'en sert, ils sont pareils à ces rares ustensiles auxquels le vulgaire qui ne sait pas les manier se brûle dès qu'il y touche, mais il suffit que le Roi les écarte pour qu'ils soient perdus pour toujours… Si haut que soit leur situation, l'abîme reste toujours sous leurs pieds; ils savent qu'il suffit d'une parole du Souverain pour qu'ils y soient engouffrés… l'exécution, l'exil, l'expropriation, les châtiments de toutes sortes, tel est le sort ordinaire de cette classe de gens qu'on appelle communément dans le Maghreb du nom de 'Sahab es Soltan'. Michaux-Bellaire le constatait en étudiant le passé du Gharb, soulignant la fin tragique dans l'histoire, de certains Negidim: 'Il est rare que cette prospérité dure plus de deux ou trois générations; le plus souvent la fortune ne se prolonge pas au-delà de la vie de celui qui la créé'.

La richesse est fantasque et vagabonde car elle ne repose sur aucun statut juridique: celui de Dhimmi, à la fois précis et vague, ne protège pas contre l'arbitraire. Les plus illustres ne sont le plus souvent que parvenus portés provisoirement sur le devant de la scène, jamais à l'abri des revers de faveur s'ils ne sont pas juifs étrangers ou juifs andalous aux liens de familles noués en Europe. La Gibraltarisation, qui jouera un tel rôle plus tard, n'est recours, au XVIIIe siècle, que pour quelques uns. Et recours doublement fragile comme l'a récemment souliginé Madame Magalie Morsy.

La résidence dans la place n'est accordée qu'a titre temporaire, et toujours soumise à révocation. Le jeu de la politique anglaise, la jalousie d'autres commerçants, les représailles parfois sur les familles restées au Maroc entraînent une insécurité contraire aux lentes ascensions. A cette insécurité n'échappent même pas les agents consulaires ou employés des rares consulats qu'entretient une Europe à la fois ignorante et insensible aux affaires du Maroc et prompte à s'exagérer sa puissance. Ecoutons encore Romanelli 'c'est un pays totalement soustrait à l'attention de tous les peuples européens les Juifs eux mêmes ne connaissent rien à leurs coreligionnaires qui y résident. L'échange du commerce avec l'Europe se réduit à trois ou quatre commerçants juifs établis à Mogador…'

Dix exemples rappellent cette précarité, de Salomon Nahmias, commerçant de Salé pris comme interprète par l'envoyé britannique John Sollicoffe dans son ambassade à la cour en 1733 et néanmoins exécuté; à Salomon Hasan représentant de l'Espagne à Tétouan et exécuté dans d'horribles conditions en 1790.

Une classe est constituée par son nombre, son assiette, la conscience enfin qu'elle a de former un ensemble spécifique. Dans ces trois domaines, une transformation va se manifester au XIXe siècle, faisant total contraste avec la situation antérieure.

1) Le fait essentiel c'est la sécurité à la fois mieux assurée et pour un nombre beaucoup plus grand de juifs. Avec cette sécurité intervient la capitalisation jusque là de tenure précaire et irrévocable. Les trois decennies du milieu du siècle — des années 1835aux années 1865 — qui marquent l'ouverture commerciale du Maroc sont décisives et plus spécialement l'époque du règne de Sidi Mohammed. La multiplication de consuls et leur vigilance accrue, le nouveau statut des juifs dans les principaux états européens, l'augmentation des échanges et de la population étrangère des ports; tout fait garantie indirecte.

Mais surtout, corollaire de ces transformations, s'affirme et s'étend la protection étrangère. La question de la protection mériterait en elle- même une réflexion nouvelle. Constatons ici que le juif—jusque là protégé d'un musulman devient désormais protégé européen. Tout en gardant ses fidélités ataviques le voici introduit dans une nouvelle dimension historique.

La sécurité est la 'qualité bourgeoise' essentielle, celle dont procède les autres vertus. Elle apparaît et de plus en plus affirmée comme le facteur d'ascension en même temps qu'élément de distenciation par rapport aux non-protégés. Ainsi, à Tétouan, en 1864, lorsque le Comité du Mellah entre en conflict avec le Pacha, sur ses 12 membres, 8 qui sont protégés ne sont pas inquiétés, les 4 autres sont arrêtés et jetés en prison.

Le nombre des protégés s'accroît non seulement en fonction du nombre d'Européens mais de l'élargissement de leurs activités et du laxisme de la plupart des Consuls. A Mogador, en 1882 pour 18 commerçants européens on compte 95 protégés. Sans doute ne faut-il pas exagérer l'ampleur numérique de cette protection officielle. Dans les années 1878-80, à la veille de la Conférence de Madrid, on en compte, pour tout le Maroc, environ 7 à 800 dont environ 25% sont des juifs ce qui représente quelques 150 à 200 chefs de familles. Mais l'influence de la protection s'étend au delà des seuls protégés. Elle s'élargit, en fait, à la famille entière, couvre efficacement employés et associés. Les documents invitent à multiplier par 15 ou 20 les chiffres officiels; ainsi seraient concernés quelques 3 à 4000 personnes; environ 3% de la population juive du pays.

Aux protégés s'ajoutent bientôt les naturalisés. La permission de sortie accordée aux juifs en 1858 a amplifié un mouvement développé dans les deux ou trois décennies antérieures. On signale un peu partout sur la côte ceux qui reviennent d'Algérie avec un passeport français, ceux qui sont de retour d'Amérique Latine avec un passeport brésilien^ ceux, enfin, qui viennent de Gibraltar et sont considérés comme anglais. La place de Gibraltar joue un rôle essentiel dans la première moitié du siècle et jusqu'aux années 1875 dans cette première 'réhispanisation' et anglicisation des juifs marocains. Son statut de port franc, le libéralisme croissant des autorités reflet de celui de Londres en font la place refuge par excellence. On s'y précipite en cas de guerre ou de troubles—en 1844 en 1859 surtout — et les enfants nés dans la place ont automatiquement la nationalité anglaise. Lors des événements de 1859, 4 à 5000 juifs s'y sont réfugiés, certains y demeurent, y font souche avant d'envoyer des parents s'occuper de leurs affaires marocaines. Si la ville comptait 680 juifs en 1791 elle en avait 1625 en 1844 dont 1385 nés à Gibraltar, la plupart de parents marocains. 2151 enfin sont recensés en 1862 représentant 14% de la population civile.

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