ממזרח וממערב-כרך ד'- מאמרים


PÉDAGOGIE DU HEDER ET DE LA YESHIBAH, DU MSID ET DE LA MADRASA

 

PROFIL INTELLECTUEL DU LETTRÉ JUIF ET DE SON CONGÉNÈRE MUSULMAN, AU MAGHREB (du 16e au 20e siècle)

AsilahHAÏ M ZAFRANI

PÉDAGOGIE DU HEDER ET DE LA YESHIBAH, DU MSID ET DE LA MADRASA

La pédagogie du heder et de la yeshibah a certes tous les défauts de la pédagogie médiévale traditionnelle; nous sommes en effet en présence des conceptions éducatives de cette "école réceptive" dont les méthodes, en honneur dans les établissements d'enseignement chrétiens, musulmans et juifs du Moyen Age, sont restées dans le heder et la Yeshibah du Maroc contemporain.

 L'enseignement est dominé comme dans le msid et la medersa de la société musulmane, par les abus de la mémoire, le prestige du hifz "culture mnémotechnique" et des nuqul "références. Les études de l'enfance et de l'adolescence, se poursuivant à l'âge mûr et durant la vie entière pour le lettré confirmé, ont pour finalité l'assimi­lation longue et difficile de la science traditionnelle et la maîtrise de la dialectique et de la casuistique rabbiniques.

 L'acquisition de ces "huma­nités" tend à perpétuer un académisme scolastique et formaliste, faisant du lettré un homme de loi expert en halakhah, un érudit en exègèse biblique et talmudique, un prédicateur (darshan), un kabbaliste et un versificateur talentueux ou médiocre, cultivant la rime dans ses compo­sitions poétiques (piyyut) ou l'assonance et l'allitération dans les divers textes qu'il rédige en prose artistique (mlisah). Son homologue musulman est, lui aussi à la fois 'alim "savant", faqïh "juriste", et 'adïb "homme de lettres". 

Notons ici le témoignage recueilli auprès d'un ancient disciple de Rabbi David Attar, maître de Yeshibah d'Essaouira que j'ai connu moi- même, sur l'enseignement du Talmud et de la Halakhah:

"A un premier stade, le maître (hakham) lisait avec nous la page de gemara, en procédant au perush (commentaire) de Rashi. Notre rôle se bornait à réciter le texte et à reprendre sa traduction en arabe. L'étude des tosafot (gloses) n'intervenait que plus tard. Ces gloses ne sont qu'une somme de controverses, car, finalement, tout est dans le texte. La shitah (méthode d'interprétation) des glossateurs consiste, par un jeu de ques­tions et de réponses, à contester l'hypothèse exprimée dans le texte, à confronter une gemara avec une autre; procédant ensuite au hilluq (analyse et partage des opinions), les glossateurs émettent souvent leur avis propre. Nous procédions de façon analogue. Nous demandions pour­quoi les tossafistes n'étaient pas satisfaits de l'interprétation de Rashi, quels étaient les arguments de ce dernier dans le débat, et chacun de nous devait répondre

PÉDAGOGIE DU HEDER ET DE LA YESHIBAH, DU MSID ET DE LA MADRASA

חדר במרוקו

— L'étude des dinim se situait à un moment où nous n'avions qu'une connaissance imparfaite du Talmud. Dès que l'étude de la gemara nous était plus familière, l'enseignement des dinim cessait. Notre maître nous laissait le soin de les parcourir seuls. Il recommandait d'ailleurs, aux meilleurs d'entre nous, de donner la priorité à la recherche personnelle de la halakhah dans les sources de la gemara, à l'exploration de l'océan talmudique. Il disait: "celui qui sait nager dans l'océan, ne saurait-il nager dans les rivières?"

En résumé, l'enseignement de la yeshibah est mené sur deux voies distinctes, selon deux approches. La première, matérielle, pragmatique, accorde une place importance à l'explication du din en vue de l'action et de la pratique, de l'exercice des commandements positifs et négatifs. Elle est alimentée par la littéture des posqim (rabbins décisionnaires). La seconde approche est formelle, destinée à développer l'acuité intel­lectuelle de l'étudiant, l'habituer à l'exercice de la dialectique pure, au pilpul, lui donner l'occasion de révéler son aptitude à la découverte d'un hiddush, rôle assigné au Talmud.

Il ne semble pas que l'attitude en partie négative du maître de la yeshibah de Mogador à l'égard des sources de seconde main, ait été partagée par la grande majorité des rabbins marocains. Certes, l'étude du Talmud est en honneur à la yeshibah; mais c'est au Shulhan 'aruk et aux autres posqim qu'on a recours, bien souvent, à l'occasion d'une consultation juridique.

Quand il est ordonné rabbin, le talmid-hakham continue, sa vie du­rant, à approfondir son savoir en étudiant les grandes oeuvres de la pensée juive universelle, plus spécialement les écrits halakhiques, à les enseigner, s'il est maître de yeshibah, à en faire l'application dans l'exer­cice de son office rabbinique s'il est juge de tribunal (dayyan), tenant compte de la coutume, des usages locaux et, notamment, des taqqanot établies par les "anciens".

A propos de l'attribution du titre de grand rabbin ou rab d'une ville, on citera ici le témoignage de R. Yeshu'ah ben Mas'ud Hayyim 'Obadia, tiré de la préface de son livre Torah we-hayyim (Djerba, 1952): "Pen­dant l'hiver de l'année 5664 (1903/1904), les rabbins de Fès, R. Raphaël Aben Sur, R. Vidal Hassarfati et d'autres notables vinrent chez nous (à Sefrou) et se réunirent dans la synagogue "slat-el-fuqe" pour réconcilier quelques membres de la communauté. Peu après, R. Vidal murmura quelques mots dans l'oreille de R. Raphaël qui me donna alors la bénédiction devant l'assemblée des fidèles". L'auteur ajoute: "la dignité de rabbin, semikhah le-rabbanut, était alors conférée par le moyen de la bénédiction sacramentale (berakhah), avec apposition de la main sur la tête".

Lettre juif et musulman au Maghreb – Haim Zafrani

חיים זעפראניL'ordination ne semble pas avoir pris un caractère formel au Maroc. Nous avons, en effet vainement cherché le texte écrit d'une semikhah le-rabhanut. Il ne faut du reste pas confondre celle-ci avec l'aptitude aux fonctions de shohet (habilitation à immoler rituellement la volaille et les bêtes de boucherie) conféré par un titre appelé aussi semikhah (ordination, consécration, licence 'ijaza dans la terminologie juridique musulmane), délivré par le patron —- shohet et ratifié généralement par le bet-din (tribunal rabbinique). Le texte de la semikhah est sensiblement le même partout, rédigé en hébreu ou araméen. L'examen de quelques spécimens permet d'en donner, comme suit, une traduction analytique- type: "S'est présenté devant moi le nommé tel, fils de tel; il a répondu aux questions de halakhah de façon parfaite. Il a préparé un couteau et l'a examiné comme il convient, décelant le moindre défaut. Il a ensuite procédé au sacrifice d'une bête conformément à la loi, avec dextérité et maîtrise. L'ayant reconnu apte, je lui donne l'autorisation de sacrifier, autorisation que nul n'a droit de lui contester…. Date et signature".

Aspirant à la notoriété de l'écrivain, le lettré suivra l'itinéraire intel­lectuel habituel qui le conduira sur la voie d'un genre littéraire corres­pondant à ses préoccupations essentielles, réunissant dans un ou plusieurs recueils le fruit de son érudition ou le résultat de son expérience, se faisant un devoir quasi sacré de laisser à la postérité un ou plusieurs hibburim "compositions, dissertations littéraires" où l'on trouvera le reflet ,fidèle à maints égards, de la science rabbinique acquise et de sa casuistique: un ouvrage de doctrine halakhique ou de jurisprudence, une compilation de responsa ou de dissertations homilétiques, un com­mentaire mystique du Zohar ou des textes liturgiques, des hiddushim "novellae" bibliques et talmudiques et, souvent aussi, un diwan plus au moins épais contenant les compositions poétiques de son cru, celles glanées dans diverses anthologies piyyutiques ou mémorisées durant les veillées sabbatiques et les séances d'études. Il faut y ajouter la littérature orale qui s'exprime dans les dialectes locaux; en bonne partie, elle sert d'auxiliaire à l'enseignement et à la communication (directe ou allusive) des autres disciplines rabbiniques traditionnelles; c'est aussi le théâtre privilégié pour les manifestations de la vie religieuse, populaire et folk­lorique.

Prolongeons ce chapitre, essentiellement consacré à la pédagogie du heder et de la yeshibah, ainsi qu'à ses finalités, par un appendice où l'on notera brièvement quelques éléments d'information sur l'enseignement traditionnel musulman donné dans le msid et la madrasa maghrébins et qui, par ailleurs, a fait l'objet de maintes études basées le plus souvent sur le propre témoignage des auteurs maghrébins eux-mêmes qui, dans leurs faharis (singulier, fahrasa "traite bio-bibliographique"), indiquent d'abondantes listes d'oeuvres et procèdent à l'énumération de maîtres et de disciples

Cet enseignement ne diffère guère de celui que reçoivent les étudiants des autres pays musulmans. Il est, pour ce qui concerne plus spéciale­ment ses méthodes, comparable à l'enseignement pratiqué dans les socié­tés juives voisines.

Pedagogie du Heder et de la Yeshibah, du Msid et de la Madrasa

DEMANATPedagogie du Heder et de la Yeshibah, du Msid et de la Madrasa 

Le début des études consiste dans la lecture répétée du Coran, pour parvenir à sa mémorisation. Au sortir du msid (école élémentaire, équi­valent du heder), le jeune maghrébin connaît le texte sacré, et quelques rudiments de grammaire. Son premier soin, quand il se destine à des études prolongées, est d'apprendre toujours par coeur, deux courts poèmes didactiques, deux résumés aide-mémoire de grammaire et de théologie dénommés 'ummahât "oeuvres-mères": l'Ajurrumiyya et le Morshid al-Muin d'Ibn 'Ashir. Grammaire et théologie, ou plutôt langue et religion, sont les deux matières essentielles du cursus destiné à l'ap­prenti savant qui, par ailleurs, est appelé à étudier, dans divers traités, les 'usûl "principes du droit et de la religion"; la science des traditions islamiques (hadith), la rhétorique, la pensée juridique (fiqh), l'"anecdotique" (ilm al-qisas), l"hométilique" ('ilm al-wa'z, comparable à la drashah juive et à la littérature de la prédication), voire la fiction roma­nesque du genre de Kalila et Dimna d'Ibn Al-Muqaffa', etc…. Durant ces années d'apprentissage, le tâlib al-ilm, "l'aspirant à la science", fré­quente la madrasa, puis l'Université (Al-Qarawayyin, à Fès; Al-Yusu- fiyya à Marrakech), il séjourne dans les zawiyya-s, errant de sanctuaire en sanctuaire, vivant de la charité des bonnes gens ou recourant à la protection de notables généreux qui lui confient l'instruction de leurs enfants.

 Dans cette société, l'apprentissage de la science et le magistère vont de pair….. Au terme de ses études, ses professeurs lui donnent

des attestations de scolarité qui pourront constituer de véritables licences d'enseignement 'ijaza  Le voilà maître à son tour, donnant le même enseignement qu'il a reçu lui-même, et de la même façon. Il est sacré savant, titre qui lui assure en même temps que quelques moyens d'existence, l'estime et le respect de ses coréligionnaires. Plus tard, il consacrera quelques pages, voire un volume entier, à l'énumération de ses maîtres et de leurs oeuvres dans une fihrasa, à laquelle sont com­parables ces longues haqdamot qui, en tête des ouvrages hébraïques, reprennent parfois, mais plus modestement, l'autobiographie spirituelle des auteurs, l'associant à la mention des oeuvres. Ces fahrasa concer­nent, dans la plupart des cas, les lettrés et savants qui ont consacré leur vie entière à la science traditionnelle. Le lettré moyen s'arrête d'étudier dès qu'il a passé le cap de la trentaine. Il sollicite alors une fonction offi­cielle ou se dirige vers des professions plus prosaïques, le commerce ou l'agriculture.

LA SCIENCE AU SERVICE DE LA LOI

Disons aussi, sans nous y atttarder, que l'enseignement dispensé au heder, à la yeshibah ou dans d'autres institutions, la science acquise à l'âge mûr, toute la culture du lettré et la production littéraire qui en est le reflet, sont au service de la Loi, loi que son origine divine impose comme objet d'une étude constante et approfondie. La vie intellectuelle est polarisée sur un idéal fait à la fois de légalisme et de spiritualité. La littérature engendrée dans ces conditions et dans un tel environne­ment est, quant à ses intentions ultimes, entièrement religieuse. Sans prétendre délimiter, ce qui serait du reste illusoire, le monde de la léga­lisation par rapport aux autres domaines de la pensée juive, nous avons montré ailleurs le rôle prédominant que l'étude du Talmud et de la halakhah joue dans l'enseignement de la yeshibah et la formation du lettré (talmid hakham) en général, et souligné l'hégémonie du droit juris- prudentiel sur la culture rabbinique, la halakhah devenant, en dernière analyse, la finalité de tous les genres littéraires cultivés par le lettré, parce que c'est elle qui, plus que tout autre mode d'expression de la pensée, est le lieu essentiel de la foi et parce qu'elle est constamment appelée à régler la vie du juif dans le sens voulu par la Torah, à organiser chaque détail de son existence, de façon à le pourvoir, en dernier ressort, d'un instrument de sanctification et du moyen de gagner le salut éternel1S. De là, vient le soin extrême apporte à l'éducation religieuse et à l'instruction à tous les niveaux. Notons un parallélisme significatif avec l'environnement culturel musulman et la formation de Y'adïb maro­cain aux 17è et 18è siècles dans ces remarques de Mohammed Lakhdar, dans sa thèse de doctorat d'Etat es-Lettres, soutenue à Paris "l'en­seignement de l'époque ne pouvait donc que s'appuyer davantage sur le Coran et la Tradition du Prophète …. Ayant reçu une culture essen­tiellement basée sur les préceptes de la foi, le lettré marocain devait nécessairement être un juriste dont les oeuvres, même profanes, étaient fortement empreintes d'un cachet religieux. Cette culture conditionnait toutes les autres, de quelque nature qu'elles fussent, si bien que pour être adib, il fallait être faqih, la réciproque n'étant pas toujours vraie" (il faut évidemment situer ces remarques dans l'ensemble du chapitre sur l'enseignement.)

Pedagogie du heder et de la Yeshibah , du Msid et de la Madrasa-Haim Zafrani

חיים זעפראניLA TRANSMISSION ORALE DU SAVOIR

Notons ici que la transmission orale du savoir est l'un des procédés auxquels l'enseignement accorde ses préférences; il est aussi celui que les circonstances, l'isolement du Maghreb et les conditions d'existence du judaïsme marocain lui-même, ont contribué à maintenir durant les derniers siècles.

Le livre est un outil de travail très coûteux; l'imprimerie hébraïque (et arabe aussi, si l'on fait exception de quelques éditions lithographiques de Fès) est inexistante au Maroc jusqu'à l'avènement du Protectorat français, en 1912; l'importation des livres est très difficile; il faut les faire venir d'Europe, notamment d'Italie, clandestinement, à des prix prohibitifs, car les écrits juifs sont souvent frappés d’embargo par l'Eglise, et leur libre circulation est interdite (voir Pédagogie …, p. 74 (et n. 172) et 101; Les Juifs du Maroc, p. 203.

L'enseignement est une communication dans le sens plein du terme; l'instruction est initiation, et la transmission personnelle compte avant tout, notamment lorsqu'il s'agit de science ésotérique (mystique de la kabbale). Rappelons ici le rôle médiocre de récriture dans renseignement, la méfiance, maintes fois exprimée dans la littérature rabbinique, à l'égard de l'écrit. La transmission orale a été considérée, au départ, comme la seule qui soit licite, le passage à la littérature écrite ne s'imposant que très progressivement, avec des hésitations et des réticences, pour répondre à la nécessité de fixer définitivement les textes. L'interdit concernait spécialement la Loi orale, la halakhah, Yaggadah, les targumim "paraphrases araméennes des Ecritures" ou même la liturgie, ainsi qu'en témoignent un grand nombre de textes talmudiques: "Celui qui confie à l'écrit les halakhot est comparable à celui qui jette la Torah aux flammes" (Temurah 14b et Gittin 60b); il en est de même de celui qui rédige des berakhot "eulogies et bénédictions"(Shabbat 115b); "Ceux qui mettent Yaggadah par écrit n'ont pas de part au monde à venir" (Talmud de Jérusalem, Shabbat XVI, 1); le sort des scribes eux- mêmes, ceux qui copient les sefarim, les tefillin et les mezuzot, n'est pas très enviable (Pesahim 50b), etc…..

  • Voir, à propos de la semikhah "dévolution de l'autorité du maître", ordination du rabbin" et les rites qui l'accompagnent bénédiction — berakhah sacramentelle et imposition des mains), Pédagogie…, 98 et Les Juifs du Maroc, p. 24 et 25. Comp. J. BERQUE, Al-Yousi, p. 39—41, pour ce qui concerne l'enseignement des 'ulamâ' (ulémas) "savants" musulmans, le rite de la paumée et de l'entrelacement des doigts.

Voir Hermann L. STRACK, Introduction to the Talmud and Midrash, New York, 1931, p. 12 à 20; J. SCHIRMANN, Hebrew Liturgical Poetry and Christian Hymnology, J.Q.R., vol. XLIV/1, juillet 1953, p. 133—144. Sur le rôle éminent de la transmission du savoir par la voix et le geste, voir les travaux de Marcel JOUSSE, publiés par le Laboratoire Rythmo-pédago- gique de Paris, en 1931, 1936, 1941, 1950, et son ouvrage L'anthropologie du geste, imprimé en 1969 et 1974. Il convient de rappeler, ici, la polémique entre Pharisiens et Sadducéens concernant "les écrits saints qui rendent les mains impuresכתבי הקודש מטמאין את הידיים- (Traité mishnaïque Yadayim, III, 3—5 et IV, 5—6); c'est une sorte de tabou qui frappe l'Ecriture. Sur le cérémonial qui entoure l'acte d'écrire, voir les règles et les rites (les rites de purification entre autres) observés par le scribe chargé de copier le sefer torah "rouleau de la loi", dans Massekhet Sofrim (traité talmudique mineur) aux chap. I à X; Maïmonide, Mishneh Torah, Hilkot sefer torah-, J. QARO, Shulhan 'Arukh, Yoreh De'ah, paragr. 270 à 284. Comp. Roland BARTHES, les propos recueillis dans le journal Le Monde du 27.09.1973. La méfiance de l'écrit n'est pas particulière à la pensée talmudique; l'Islam doctrinaire la connaissait aussi (Gaston WIET, Introduction à la littérature arabe, Paris, 1966, p. 63) ainsi que d'autres civilisations.

En matière de poésie, Moïse Eben Ezra proclame la précellence de l'enseignement oral donné par un maître expert; il est bien plus efficace que l'enseignement livresque, dit-il en substance, se référant aux Ecritures Saintes et à diverses traditions juives et musulmanes. "Pour juger des beautés des poèmes, ce qui est décisif c'est le plaisir que nous y trouvons. Ce que nous aimons entendre, nous aurons du plaisir à le redire; écartons-nous de ce qui déplaît à notre oreille. C'est l'oreille qui perçoit la qualité des mots; elle est la porte de la raison…. En pareille matière, toute démonstration est inutile et on ne peut en appeler qu'à ce que perçoit la saine raison par l'intermédiaire de l'oreille, ainsi qu'il est dit: 'L'oreille ne discerne-t-elle pas les paroles, comme le palais goûte la nourriture?' ". Puis il ajoute, citant de vieux adages: "De la bouche des maîtres, et non des livres"; "De leurs bouches et non le leurs écrits".

Lettre juif et musulman – au Maghreb

AsilahPRESTIGE DE LA SCIENCE

L'importance de la science et le rôle prédominant de la connaissance n'échappent à personne, "la seule vraie valeur et la seule hiérarchie sociale incontestée reposant sur le savoir" Une fois acquis, le savoir confère des privilèges qui peuvent paraître exorbitants dans certains cas. Le lettré bénéficie en effet d'avantages matériels non négligeables, quel que soit, du reste, son état de fortune. La franchise fiscale, l'une de ses importantes prérogatives, a fait l'objet, tout au long des siècles, de nombreuses mesures législatives, ordonnances et responsa, qui en sauvegardent l'application stricte, l'étendant à des catégories de plus en plus nombreuses de "lettrés" ayant droit au titre de talmid hakham.

Le lettré jouit, en outre, d'un ascendant moral indéniable, dépassant parfois le champ spirituel pour atteindre une dimension mystique; le magistère intellectuel se double de l'autorité ésotérique; tout rabbin de renom est entouré de l'auréole de saddiq intercesseur et finit en odeur de sainteté.

Les sépultures de rabbins métamorphosés, le plus souvent après leur mort, en saints et santons miraculeux, sont vénérées de tous; elles consti­tuent l'objet d'un véritable culte et le lieu de pèlerinages réguliers (ziyara) à l'occasion de diverses commémorations et hillula-s. Le savoir peut devenir une source de puissance héréditaire; l'auréole de sainteté et le pouvoir surnaturel qui lui est attaché sont considérés comme transmissibles du thaumaturge à ses descendants qui en font parfois un usage abusif. Nous avons connu personnellement deux fa­milles qui bénéficiaient, il y a quelques années encore, d'un crédit aussi exorbitant: la progéniture de Rabbi Hayyim Pinto, rabbin halakhiste et kabbaliste du début du 19e siècle, enterré dans le vieux cimetière de Mogador, et celle de Rabbi David ben Baruch Hakkohen (18e siècle), enterré à Azrou n'Bahamou, en amont de Taroudant, dans le Sous. Leurs enfants et petits enfants, héritant de l'autorité de leur ancêtre et de sa sainteté, s'en sont prévalus pour en tirer profit. On connaît aussi le destin extraordinaire de la famille Abihsera et de son fondateur Rabbi Ya'aqob, né au Tafilalet (Maroc Oriental), enterré à Demanhour, en Egypte; on sait la puissance et la magie que d'aucuns attachent à ce nom prestigieux.

La société musulmane maghrébine connaît les mêmes phénomènes et les même débats entre l'orthodoxie et les manifestations populaires de la religion qui confinent parfois à l'hétérodoxie, voire à l'hérésie, et que condamnent, du reste vainement, le rabbinat et l'Islam officiels, J. Berque écrit: "Les mystiques, vrais ou faux, y abondent. Leur crédit est immense sur le peuple, qu'ils bernent et rançonnent. Cependant, la crédulité de la masse est telle qu'elle voue sa vénération au souji et à ses descendants. Il se crée ainsi une sorte de népotisme de la sainteté dont Al-Yousi dénonce… le ridicule. Cela s'observe surtout chez les fils d'ascètes. Le premier venu d'entre eux cherche à s'orner des grâces de son père, dont il poursuit les sectateurs…". La suite de ce texte est très savoureuse et décrit une situation quotidienne et banale dans les sociétés juive et musulmane.

Dans le monde juif en général et maghrébin en particulier, le savoir n'est pas l'apanage d'une classe comparable à celle des clercs dans la société chrétienne médiévale, ou des 'ulama "oulémas" et fuqahâ' en Terre d'Islam. Il n'est pas non plus élitaire dans le sens où il serait réservé à une catégorie sociale déterminée, à une aristocratie de l'argent ou aux dignitaires et notables que distinguent leurs fonctions spéciales dans la direction ou l'organisation communautaires.

Lettre Juif et Musulman au Maghreb- Haim Zafrani

ממזרח וממערב כרך ד

ממזרח וממערב כרך ד

LETTRÉ ARTISAN ET HOMME D'AFFAIRES

Nous avons signalé l'existence du lettré-artisan qui, ne faisant pas pro­fession de sa science, pratique un métier pour gagner sa subsistance; ce fut le cas d'une des figures les plus attachantes du judaïsme marocain du 17e siècle, Rabbi Judah ben Attar qui était orfèvre de talent et vivait de son métier, refusant d'être rétribué sur les deniers de communauté pour ses fonctions de haut magistrat et président du tribunal rabbinique de Fès Notons aussi le destin du lettré-homme d'affaires qui poursuit une double quête: de science et de fortune. Ce produit de la synthèse torah u-mlakhah "étude et métier", torah we-qemah, torah we-derekh 'eres, très répandu dans le monde juif depuis le début de l'exilarcat babylonien et le développement des yeshibot "académies" mésopota- miennes (3e siècles), a joué un rôle primordial dans les échanges des idées et des marchandises, après l'éclosion de l'Islam; courtier de la civilisation et de la culture, financier et commerçant itinérant, ses pérégrinations de l'Orient à l'Occident et vice-versa le mettaient en contact avec les élites intellectuelles et marchandes des sociétés méditerranéennes et contribuaient à lui assurer l'acquisition de la science et de la fortune. L'Islam connaissait aussi ce type d'homme "sage", spécimen caracté­ristique de l'Age d'Or de la civilisation médiévale judéo-arabe où la libre circulation de la science était souvent associée à celle des biens, des produits de l'industrie et du commerce.

La société juive marocaine des temps modernes (16e—18e siècles) nous offre des exemples nombreux de notables et nagid-s "princes de la communauté" à la fois hommes d'affaires et fins lettrés, artisans éru- dits en halakhah et poètes.

ELITE ET MASSE

Si toute la collectivité a droit à l'enseignement et peut acéder au savoir, il n'en demeure pas moins que les concepts d'élite et de masse ont cours dans la société juive, comme du reste dans le milieu musulman environ­nant, avec une signification et un contenu qui recouvrent davantage le champ intellectuel et socio-religieux, s'étendant aussi au domaine d'une spiritualité mystique d'un degré plus élevé.

Rappelons ici ce que nous disions des structures de la communauté marocaine, où la distinction ethnique entre le groupe immigré des mego-rashim et celui des toshabim "autochtones" notait une discrimination entre une aristocratie intellectuelle fière de son origine castillane et la masse fruste des indigènes qui portait le nom générique de baldyiyyin, opposé à rumiyyin "européens".

Dans le texte d'inspiration essentiellement kabbalistique qu'il a rédigé en préface à son diwan, Moïse Aben Sur confère un statut privilégié au sage, au lettré et au poète, distinguant entre l'élite intellectuelle et spiri­tuelle des talmide hakhamim, désignée par le vocable Yisrael auquel s'attache l'idée d'autorité et de noblesse (serarah we-hashibut), et les masses populaires non dépourvues de mérites, certes, mais auxquelles est réservé le nom Ya'aqob, sémantiquement apparenté à 'aqeb "talon" et 'oqbah "ruse" et d'un ordre hiérarchiquement moins élevé. Cependant cette distinction entre "élite" et "masse" est mitigée par le sentiment profond que la communauté a de son unité et par le fait même que le judaïsme ignore l'ilotisme et l'analphabétisme, courants dans d'autres sociétés.

La démarcation est moins subtile en milieu musulman où, nous dit J. Berque, "la 'amma s'oppose à la hassa comme le vulgaire s'oppose à l'élite, le profane à l'initié, l'illettré au talib. Ces trois discriminations dominent la pensée du temps … De longs siècles durant, en Afrique du Nord, la réalité sociale qui s'offrait aux doctes leur a paru postuler cette division commode en deux catégories d'individus" 38.

CONCLUSION

Les sociétés judéo-musulmanes maghrébines ont prolongé jusqu'au dix- neuvième siècle pour l'Algérie et la Tunisie et jusqu'au vingtième siècle pour le Maroc, une civilisation, une culture, un mode d'existence et de formation intellectuelle que leurs ancêtres ont connu depuis la fin du quinzième siècle, marquée par la ruine de l'Age d'Or andalou et le repli du pays sur lui-même. Le lettré juif (talmid hakham) et son homologue musulman (faqïh / 'adlb) ont conservé le profil intellectuel que le temps a cristallisé et auquel la tradition a conservé sa physionomie médiévale, figure éternelle, toujours semblable à elle-même. E. Lévi-Provençal, qui a bien connu le Maroc du début de notre siècle, en porte témoignage, disant, en substance: "La culture du savant marocain, à cette époque (16e siècle) et dans la suite, prend forme et ne varie plus. Elle se cristal­lise en un programme strict… Quatre siècles passeront qui n'apporteront plus de modification notable aussi bien dans les choses de l'esprit que dans la vie extérieure…. Au Maroc, plus encore qu'en tout autre pays d'Islam, peut-être parce que l'esprit traditionnaliste du Musulman s'y est accru de l'esprit conservateur du Berbère, on ressent une impression constante de stagnation absolue… Et l'on peut vite se convaincre que, pour connaître ce que fut le pays pendant les siècles précédents, il suffit souvent de regarder autour de soi; qu'une promenade d'une heure y est aussi fructueuse qu'une journée de recherche dans une bibliothèque … Et s'il est une figure qui, à coup sûr, n'a pas changé depuis quatre-cents ans, c'est bien celle du savant marocain; tel nous le voyons maintenant, passant, son tapis de feutre sous le bras, dans les venelles qui entourent l'Université de Fès, tel, sans doute, il fut jadis. Il n'a pas appris et n'enseigne pas autre chose que ses ancêtres, et il suffira de l'interroger sur lui-même pour avoir la liste des connaissances qui meublaient leurs esprits …" 38.

Quant à la société juive maghrébine, elle a connu, elle aussi, sensible­ment, le même destin, celui que l'on perçoit dans ce schéma qui retrace en un raccourci les deux périodes successives de son existence dans le pays: la prospérité intellectuelle de l'Age d'Or hispano-maghrébin et l'indigence relative qui caractérisa les périodes plus récentes, particulière­ment celles qui sont les plus proches de nous et qui précèdent l'avène­ment de l'Occident, de l'irruption de sa civilisation et sa culture… Le déclin relativement rapide du judaïsme vivant en Terre d'Islam en géné­ral a des raisons politiques, économiques et sociales qui intéressent, dans une grande mesure, le sort de l'ensemble du monde musulman. Cepen­dant, les communautés marocaines ont connu une situation particulièrement pénible. Les juifs vivent sous un double carcan: isolement du pays lui-même soustrait à toute civilisation occidentale, et claustration à l'in­térieur du mellah interdisent tout contact fécond avec l'extérieur.

L'Age d'or de la civilisation judéo-arabe dont se réclament ces commu­nautés appartient à un passé loitain. L'émigration interrompue appauvrit les communautés de leur substance la meilleure. L'insécurité fait fuir vers des cieux plus cléments des lettrés et des savants qui trouvent, refuge en Italie, en Hollande, dans l'Empire Ottoman, ou qui vont s'établir en Palestine pour fonder des Yeshibot ou y finir leurs jours.

Je finirai sur cette réflexion d'un grand lettré marocain, Rabbi Yosef Messas, qui a émigré en Terre Sainte, il y a une quinzaine d'années et y a fini ses jours, après avoir été, durant une dizaine d'années, à la tête de la communauté sefardie de Haifa et dirigé son tribunal rabbinique. M'entretenant de l'enseignement de ses confrères maghrébiens du heder et de la yeshibah, il ajoutait, avec son humour habituel, mais un peu par regret, un peu par dérision, paraphrasant le verset XXXIX, 13 d'Isaïe: "Leur enseignement n'est qu'une leçon apprise, fait de préceptes d'hommes, torat anashim meiummadah". Quoi qu'il en soit, cet enseigne­ment est partout, dans le moindre mellah, dans les coins les plus reclués du pays. Il empêche le juif déshérité de sombrer dans le degré d'ilotisme de son voisin musulman. Il assure la formation des guides spirituels de la communauté et d'une cohorte de talmide hakhamim, de "lettrés- écrivains" dont la création littéraire, quels que soient l'appréciation qu'on peut formuler sur la valeur des oeuvres et le jugement qu'on peut porter sur leurs auteurs, a contribué à conserver au judaïsme marocain, et maghrébin en général, une place honorable dans le patrimoine culturel local et la pensée juive universelle. Par ailleurs, le juif "cultivé" a eu une vie intellectuelle et spirituelle dont les satisfactions l'ont toujours consolé des déboires d'une existence difficile et rempli bien souvent sa vie de cette lumière et de cette joie qui ont toujours échappé à l'obser­vateur non averti, que ne soupçonnait guère le visiteur étranger, mais qui lui font dire, à lui, comme naguère au psalmiste: "C'est là ma consolation dans ma misère" (Psaumes CXIX, 50).

JUIFS ÉMIGRÉS ET IMMIGRÉS DANS LE PORT DE LIVOURNE PENDANT LA PÉRIODE NAPOLÉONIENNE P. FILIPPINI

JUIFS ÉMIGRÉS ET IMMIGRÉS DANS LE PORT DE LIVOURNE PENDANT LA

ממזרח וממערב כרך ד

ממזרח וממערב כרך ד

PÉRIODE NAPOLÉONIENNE

  1. P. FILIPPINI

L'annexion de la Toscane à l'Empire entraîne l'extension à l'ancien royaume d'Etrurie des mesures de police prises dans l'Empire contre les ennemis, c'est-à-dire, pour ce qui est de la guerre maritime, contre les Anglais. Il en résulte un contrôle très strict des entrées et des sorties des passagers, sous la forme d'un interrogatoire des passagers arrivés dans le port et de la délivrance de passeports et d'autorisations de séjour dans l'Empire, étant bien entendu que ces mesures concernent aussi bien les citoyens français que les étrangers, qui entrent dans le port ou en sortent. C'est à travers de semblables documents et les suppliques pré sentées par les sujets barbaresques et par ceux de l’empire ottoman, qui sollicitent l'autorisation de rentrer dans leurs pays respectifsque l'on peut se rendre compte des déplacements des Juifs entre le port toscan et le Levant et l'Afrique du Nord, aussi bien pendant la période napoléonienne que pendant la période antérieure, grâce aux détails fournis par les dossiers des personnes souhaitant entrer dans le port toscan ou en sortir.

[1] Le Ministre de l'Intérieur écrit, à ce propos, à son collègue, le Ministre de la Police générale, le 12 octobre 1809: "J'ai reçu la lettre que Votre Excel­lence m'a fait l'honneur de m'écrire le 6 de ce mois, et je m’empresse de lui transmettre, conformément à ses désirs, copie de celle que j'ai adressée, le 29 juillet der. au Préfet du département de la Méditerranée, touchant l'obligation imposée aux voyageurs au Levant et en Barbarie de se munir d'un passeport de Sa Majesté Impériale et Royale, contresigné par le Minis­tre des relations extérieures", Archives Nationales Paris (A.N.P.) F7 8852 dossier 8595; deux années plus tard, la lettre envoyée par le Préfet de la Méditerranée, Capelle, le 21 mai 1811, dans laquelle il demandait: "si l'induction, tirée par Mr le Commissaire général que l'admission d'un Etran­ger sur le territoire de l'Empire, autorisée par décision ministérielle, emporte avec l'autorisation du retour du même individu, ne porterait point atteinte aux ordres de Son Ex. le Duc Ministre de la police générale du 23 juin dernier portant qu'aucun individu, soit français soit étranger, ne peut s’em­barquer dans un port de France, sans un permis spécial de Son Excellence", est annotée ainsi: "toute introduction d'étranger dans l’empire comme tout embarquement quelconque doit être autorisé par une décision spéciale" (8 juin), A.N.P. F 8850 dossier 5683.

Les limites des renseignements fournis par ces documents sont évi­dentes en raison même des circonstances, dans lesquels ils ont été établis. Livourne, du fait de son annexion à l'Empire, est plongée dans une guerre maritime totale, qui prend la forme d'un blocus du port (de là, la rareté des bâtiments allant en Afrique du Nord ou en révé­rant), ce qui entraîne, par voie de conséquence, de graves difficultés économiques, qui touchent toutes les catégories sociales livournaises. Livourne perd, donc, son pouvoir d'attraction et, même, devient un foyer d'émigration. Il n'est, par conséquent, pas possible d'étendre à la période antérieure, comme à la période postérieure, les résultats d'ordre quantitatif obtenus pour l'époque napoléonienne. Mais, la ri­chesse des dossiers de la police nous permet de raisonner sur les motifs qui présidèrent aux entrées et aux sorties des Juifs non seulement pen­dant la période napoléonienne, mais encore sur la période antérieure et, partant, sur les structures socio-professionelles de l'immigration en provenance d'Afrique du Nord (pour le Levant, le peu de dossiers que nous possédons, nous interdisent d'analyser un mouvement migratoire d'importance, semble-t-il, plus réduite), sur les liens existant entre ces Juifs et la Communauté de Livourne (et, par là, sur les structures fami­liales), sur le problème très délicat de leur "toscanisation" et sur les effets de la crise provoquée par la guerre sur la vie de la Communauté de Livourne.

            De même les données fournies par un dossier sur les passagers d'un navire anglais, "Il Rinaldo", qui se rendait de Malte à Gibraltar, pris, en décembre 1809, par un corsaire français, "le Décidé", commandé par le capitaine Antoine Ytier, ont seulement une valeur indicative pour les déplacements des Juifs du Levant vers l'Afrique du Nord: "Io Calderón Semtôb, natif de Jérusalem, âgé de 26 ans, Rabbin, chargé par les Rabbins de Tabaria de faire des quêtes pour leur compte. Il se rendit d'abord à Alexandrie, et en partit il y a quatre mois pour Malte, où il recueillit 40 piastres: il avait l'intention de se rendre à Gibraltar, et ensuite dans les divers ports de Barbarie; 2° Cohen Joseph, de Bagdad, âgé de 56 ans, ayant un fils, juif indigent, qui mendie des secours avec les lettres de recommandation des Rabbins de Saffet, de Tabaria, de Constantinople et de Smyrne; 3° Kalam Joseph, d'Alep, âgé de 27 ans, il est dans la même situation que Cohen, il est muni d'une circulaire des rabbins de Jérusalem, et d'un rabbin de Tabaria. Nta Les papiers de ces trois personnages, au nombre de 25 pièces, ont été soigneusement examinées par le chef de la Synagogue de Livourne, qui a reconnu toutes les signatures". Dans la lettre, que le Commissaire général de Police, Oudet Ducrouzot envoie, le 12 janvier 1810, il écrit à propos de ces passagers: "Quant aux trois Juifs passagers, je crois devoir les laisser en liberté, sous la garantie de deux notables de leur religion, ils devront partir sur le premier bâtiment qui mettra à la voile pour la Barbarie ou le Levant", A.N.P. F 8844 dossier 2050.

JUIFS ÉMIGRÉS ET IMMIGRÉS DANS LE PORT DE LIVOURNE PENDANT LA PÉRIODE NAPOLÉONIENNE J. P. FILIPPINI

Sur les motifs d'entrée et de sortie, on peut noter qu'il y a plus de "voyages d'affaires", ainsi qu'en témoignent les tableaux I et II, dans le sens Afrique du Nord — Livourne que dans le sens inverse. On se rend compte, en effet, à la lecture du tableau II, que les négociants juifs, qui

ממזרח וממערב כרך ד

constituent la majeure partie des passagers embarqués sur les bâti­ments à destination de l'Afrique du Nord et du Levant, ne sont venus que pour peu de temps à Livourne, ce que confirme le "lieu de résidence habituel", qui figure sur les états de la Police et sur les listes des passa­gers à l'entrée et à la sortie du port toscan (ainsi, Haim Gabai, de Tunis, arrivé à Livourne le 5 janvier, en repart le 15 juillet). Pour ce qui est du faible nombre de ces voyages d'affaires qu'effectuent, à cette époque, les négociants livournais, on peut invoquer l'existence de structures commerciales à base familialee, qui rendent inutiles les déplacements des négociants, puisque, théoriquement, il leur suffit d'écrire aux correspon­dants, commissionnaires, facteurs ou même maison mère, pour régler les questions pendantes. Ce n'est, donc, que, dans des cas exceptionnels, que l'on voit des hommes d'affaires livournais se rendre en Afrique du Nord. Dans les trois déplacements de ce genre, qui ont été relevés, on en trouve un qui a pour cause le problème du règlement de créances. Léon de feu Lazare Supino, "natif et domicilié à Livourne, âgé de 28ans, profession de commis de commerce", fait valoir, en effet, dans sa pétition de juillet 1811, "que feu son père a laissé en mourant de fortes créances dans le royaume de Tunis; que les circonstances de la guerre le mettent dans l'impossibilité de réaliser ces créances, s'il ne se porte lui-même sur les lieux" .

Dans les deux autres cas, on invoque plus sobrement des affaires à régler. Moise Roha, "natif de Tunis", demande, dans sa pétition de novembre 1811, "l'autorisation de se rendre à Tunis sa patrie pour y terminer quelques affaires qui nécessitent sa pré­sence". De même, David Cohen Solal sollicite un passeport pour Tunis, en février 1812, en indiquant qu'il est "appelé à Tunis pour des affaires de commerce, qui exigent absolument sa présence". Les hommes d'affaires, qui viennent d'Afrique du Nord, se trouvent dans une situa­tion différente de celle de leurs collègues de Livourne. En effet, des brèves notices, qui leur sont consacrées, on tire l'impression qu'il ne s'agit pas d'importants hommes d'affaires. Ce sont des "gagne-petits" qui, le plus souvent, accompagnant leurs marchandises ("In Livorno vennero per i loro affari di commercio portando mercanzie di loro proprietà, che hanno venduto personalmente e rinvestito il prodotto in altre merci, che hanno qui imbarcate sopra délia stessa nave", dit à propos de neuf négociants d'Alger, qui demandent à rentrer dans leur pays, une note de police de décembre 1812), viennent tenter de faire des affaires profitables, en tirant parti de l'état de pénurie, dans lequel se trouvent les marchés méditerranéens du fait de la rareté des relations commerciales.

Le motif le plus souvent invoqué par ceux qui vont de Livourne en Afrique du Nord (en dehors de ceux qui rentrent, après avoir réglé leurs affaires) est, comme nous le montre le tableau III, la recherche d'un emploi. La crise, qui frappe le port de Livourne, est telle que toutes les catégories sociales sont touchées de sorte que sont atteintes non seulement les activités directement liées au trafic portuaire, mais encore celles qui s'adressent au marché livournais. Tous les témoignages officiels concordent pour insister sur la gravité de la crise et sur la misère qui se développe à Livourne. Aussi n'y a-t-il pas lieu de s'éton­ner si l'on voit des immigrés — souvent installées de longue date à Livourne —, comme des Livournais de naissance demander un passe­port pour aller s’employer en Afrique du Nord. Peu d'entre eux cher­chent à passer au Levant. Nous n'avons trouvé que deux demandes: celle de Salomon Leone, "âgé de 46 ans, né et domicilié à Livourne", qui sollicite un passeport pour Salonique, "où ses intérêts l'appellent pour y vivre avec les parents de son épouse" 12 et celle de Samuel Saltiel "réellement natif de Smirne, âgé de 44 ans, à Livourne depuis quatre ans", au sujet duquel le Commissaire général de Police de Livourne, Delamalle écrit: "Il a servi ici dans plusieurs maisons de commerce juives notamment chez Coen Sullal. Mais dans les circonstances actuelles le commerce ayant entièrement cessé, il se trouve sans occupation, et sans autre moyens d'existence que les secours de ses coreligionnaires qui eux mêmes sont dans l'impossibilité de les continuer".

Emigres et immigres a Livourne-J.P.Filippini

Parmi ceux qui sollicitent des passeports, on trouve des hommes dont l'activité est directement liée au commerce. Tel est le cas de Raphaël Halfon, changeur de monnaies, originaire de

ממזרח וממערב כרך ד

Tripoli, d'où il est arrivé à l'âge de 9 ou 10 ans, qui demande, en juillet 1811, à 35 ans, à retourner dans sa ville natale, de Moyse Vita Sforno, courtier, né à Alger en 1764, installé à Livourne depuis 27 ans, qui sollicite, en décembre 1812, "un passeport pour lui & pour sa famille…….pour Tunis ou Alger ou Smirne", d'Israël Disegni, scrivano, "di anni cinquanta due in stato libero, nato e domiciliato in Livorno", qui, en avril 1812, demande qu’on lui accorde un passeport pour Tunis et de Joseph Bensamon, “âgé de 27 ans, né à Alger”, mais de nationalité française, qui souhaite repasser à Alger, en juillet 1812, pour reprendre son activité de négociant.

Sollicitent également leur passeport pour l’Afrique du Nord des hommes et des femmes qui exercent une activité professionnelle qui dépend du mouvement du commerce. Tel est le cas des soeurs Namias, Settimania, veuve, mère de deux enfants, âgée de 40 ans et Meryam, de 25 ans, originaires de Tétuan et venues dans leur enfance s’installer à Livourne et exerçant respectivement, la profession de blanchisseuse et de tailleuse de femme, qui souhaitent “se rendre à Tunis, avec les deux enfants dans l’intention d’y pouvoir s’occuper dans la profession de couturière à la Levantine”. Il en est de même de David Asdà, “natif de Tunis en Barbarie, âgé de 39 ans, demeurant à Livourne, de profession tailleur ravaudeur, se trouvent dans un état le plus nécessiteux & misérable, faute de travail dans cette ville”, qui fait connaître au Commissaire général de Police qu’“il desireroit de se rendre à Tunis, dans l’intention de s’y  occuper et par là se procurer le moyen d’alimenter sa pauvre famille”.

Une autre demande de passeport provient d’un homme, dont l’acti­vité était, d’une certaine manière, liée à l’existence d’une Communauté prospère, celle d’Aaron Graziadio, “maître de langue hébraïque”, “natif de Salonique, âgé de 47 ans”,qui, en décembre 1811, pour obtenir l’auto­risation de quitter Livourne, fait valoir “que lui et sa femme se trouvent dans un état d’indigence, il désirerait de se rendre à Tunis, avec sa femme, dans l’intention de s’y employer auprès ces Israélites”.

D’autres demandes de passeport sont le fait de personnes, qui, exer­çant un métier déterminé à Livourne, n’indiquent pas d’une manière claire, quelle profesion elles comptent exercer en Afrique du Nord. Il en est ainsi de David Benghighi, “âgé de 38 ans, né à Tétuan, domicilié à Livourne depuis 8 ans, de profession boucher de la nation juive”, qui, en juillet 1812, souhaite gagner Tétouan, via Tunis, avec sa famille. De même, “Abram Carpi, emballeur de cette ville” demande, en mai 1813, “pour lui, sa femme Judith et leur fils Abram Carpi, conscrit de 1814 réformé pour infirmité incurable, l’autorisation de s’embarquer pour passer à Tunis, où par la recommendation des négociants dont il avait la confiance, il espère trouver le travail qui lui manque dans cette ville”.

Dans le cas de Jacob Bonfil, “natif de Livourne, domicilié depuis longtemps à Pise …. ayant satisfait à ce devoir de la conscription dans laquelle il étoit compris l’an 1811”, ce qui apparaît le moins clairement dans sa demande du 15 février 1813 et dans le rapport que l’on fait sur lui est la nature de l’activité qu’il avait à Pise, puisque dans la lettre du préfet de Goyon, la seule précision que l’on trouve est qu’il “désire passer à Tunis où depuis longtemps il est appelé par des amis de sa famille qui lui donnent l’espoir de l’employer en qualité de commis”.

D’autres, enfin, comptent sur les parents pour trouver du travail en Afrique du Nord, sans même trop savoir quel travail peut leur être offert. Tel est le cas des frères “Aron Soria âgé de 21 et Isach Soria âgé de 19 ans, natifs de Livourne et y domicilés, ayant satisfait à la conscription, et fourni caution valable en cas de rappel par leur classe respective, se trouvent en cette ville sans autre moyen d’existence que ceux qui veut bien leur faire passer un oncle, d’origine marocaine, établi à Tétuan” qui font savoir, en mai 1813, au Ministre de la Police générale de l’Empire que “ce même oncle les appelle auprès de lui, et leur promet de les employer, de manière qu’ils pourront désormais subvenir à leur entretien et à celui de trois jeunes soeurs, orphelins de père et de mère”. Mazeltob Hanuna met, elle aussi, tous ses espoirs dans sa famille. En effet, “native de Tripoly de Barbarie, mariée à Fregia Guetta du même pays, et de présent demeurante à Livourne”, elle sollicite, en juillet 1812, “se trouvant dans une état nécessiteux, à cause de la longue maladie de son mari et du total abandon de son commerce”, l’autorisation de passer à Tunis avec son fils Jacob, âgé de dix ans, “natif du même pays de Tunis”, “dans l’intention de s’y employer auprès ses conjoints, et en manière de se procurer le moyen de s’alimenter, elle et le susdit enfant”.

Il semble bien que l’on peut rattacher l’offre d’un emploi par des parents d’Afrique du Nord au second des motifs, par le nombre des requêtes présentées: le retour dans la famille. Ce retour peut prendre deux aspects: le refuge dans la famille — qui n’a rien à voir, bien sûr, avec le fait de rentrer dans sa famille, après un séjour pour études à Livourne — et le voyage pour le règlement des problèmes familiaux— auquel on peut rattacher, d’une certaine manière, pour les Algérois, le retour dans la ville natale, le danger passé. Pour ce qui est de la recherche du refuge au sein de la famille, il s’agit, pour une personne se trouvant dans une situation difficile dans le port toscan, de trouver, grâce au sens de la solidarité si vif dans les familles juives d’Afrique du Nord— qui sont encore de type patriarcal —, secours et assistance. Ainsi, Gemola Azuelos, native de Tétouan, venue, accompagnée de sa soeur Orabuona, en novembre 1811, rejoindre son mari Judas Toledano, négociant, qui mourut peu après, sollicita en mars 1812, l’autorisation de retourner dans son pays, car dit le Commissaire général de Police: “Depuis la mort de Judas Toledano la veuve et sa belle-soeur n’ont vécu que du peu qu’il leur avait laissé. Ces ressources étant épuisées, la veuve Toledano et sa soeur se trouvent dans la nécessité de retourner à Tétuan leur patrie, où leur Père, et leur famille sont établis”. Le caractère de refuge offert par la famille nord-africaine apparaît encore plus nettement dans le cas de Preziosa Coen, veuve de Natan Coen, dont le Commis­saire général, Delamalle dit, dans sa lettre du 12 août 1811, qu’elle “est ici dans une extrême misère” et qui ajoute “Natan Coen son mari, algérien de naissance, a laissé d’un premier lit un fils négociant établi à Alger. Tant que les communications l’ont permis, il a fourni aux besoins de ses deux soeurs et de sa belle-mère. Depuis longtemps il n’a pu leur envoyer de secours. La veuve Cohen désire se rendre à Alger avec ses deux enfants pour se retirer dans la maison de son beau fils”. Dans le cas de Ricca Médina, c’est également une veuve, qui souhaite trouver du secours auprès de sa famille en Afrique du Nord. Veuve de Jacob Ghedeglia et née à Tunis, elle fait connaître dans une pétition du 2 décembre 1812, qu’elle adresse au Ministre général de la Police “que attendu le décès de son mari dès le 1809 & le départ de son fils Isache en qualité de conscript de la classe du 1809, se trouvant dans un état de la plus grande misère, & n’ayant aucun moyen pour sa subsistance, s’est déterminée d’aller dans le pays de sa naissance, où elle a des parents qui pourront la soulager de ses malheurs”. Une orpheline peut également penser à se réfugier dans sa famille d’Afrique du Nord. Ainsi, “Meriam fille de feu Jacob Balchim et de Rachel Frias toujours vivante native de Livourne de 22 ans, sans profession” fait valoir, dans sa pétition de décembre 1812, qu’elle adresse au Ministre que “se trouvant la susdite sans aucun moyen de subsistance, sa mère ne pouvant pas l’entretenir ni-même son frère (“Joseph natif aussi de Livourne”) puisqu’il se trouve dans la Compagnie de réserve de ce Département, ne reste à la dite pétitionnaire aucune autre ressource que celle de se transférer à Alger auprès de ses oncles, et d’une autre soeur mariée (Stella) dans la dite ville les quels plusieurs fois Font appelée auprès d’eux l’assurant de l’entretenir, et plus encore de lui procurer les moyens pour se marier”.

Pour ce qui est du voyage qui a pour but de régler des questions familiales, la nature exacte de l’affaire à traiter n’est pas toujours indiquée. Ainsi, Moise Busnach, “âgé de 28 ans natif d’Alger”, se contente de faire savoir, dans sa pétition de janvier 1813, que “des intérêts de famille l’obligent de faire un voyage à Tunis où il est obligé de se rendre au plutôt possible pour les arranger”. Pour Leon Perez, “âgé de 22 ans, agent de courtier de commerce, né et domicilié à Livourne”, le motif du voyage apparaît un peu mieux. Demandant un passeport en juillet 1811, il fait connaître que “la stagnation entière du commerce” ne lui permet “plus de secourir sa famille composée de son père, sa mère, deux frères & trois soeurs” et qu’il doit se rendre à Alger “près deux de ses oncles à l’effet de traiter d’affaires d’interets de famille pour se procurer de secours pour lui & ses parents”.

Emigres et immigres a Livourne-J.P.Filippini-eat and maghreb Bar-Ilan 1983-page 35-40

הירשם לבלוג באמצעות המייל

הזן את כתובת המייל שלך כדי להירשם לאתר ולקבל הודעות על פוסטים חדשים במייל.

הצטרפו ל 227 מנויים נוספים
אפריל 2024
א ב ג ד ה ו ש
 123456
78910111213
14151617181920
21222324252627
282930  

רשימת הנושאים באתר