Jud. d'Afr. du nord aux 19-20e


Judaisme d'Afrique du nord aux 19-20e siecles-Edite par M.Abitbol

judaisme-dafrique-du-nordNorman Stillman

L'EXPERIENCE JUDEO-MAROCAINE Un point de vue révisionniste

L'histoire, comme la beauté, dépend souvent de l'opinion de ses témoins, et les appréciations historiques aussi bien qu'esthétiques sont sujettes au goût, au point de vue, et à une foule d'autres facteurs culturels et idéologiques. Dans une grande mesure l'historiographie moderne est selon l'expression de Norman F. Cantor, 'une reconstruction artistique' suivant laquelle des trames variées et souvent contradictoires, sont syncrétisées en un tout cohérent. Toute tentative de synthèse de l'histoire judéo-marocaine est de ce fait une entreprise artistique. Car il n'y a pas eu une seule histoire judéo- marocaine, encore bien moins une seule expérience judéo-marocaine, uniforme dans l'espace et le temps. Néanmoins, on peut se hasarder à faire certaines généralisations et quel historien n'en fait pas

J'estime que l'expérience historique des juifs au Maroc, comme partout ailleurs dans le Dâr al-Islâm (le monde islamique) nécessite un réexamen sérieux. Depuis à peu près un siècle, on a eu tendance à idéaliser l'histoire des juifs en terre d'Islam. Cette tendance qui a commencé en réaction à certains échecs pénibles de l'émancipation juive en Europe, a été fortement influencée par la vision romantique d'al-Andalus, l'Espagne musulmane. Au XXème siècle, la grande  tolérance de l'Islam envers les minorités religieuses, culturelles et raciales en son sein était devenue l'opinion communément admise, l'idée reçue. Peu d'opinions de poids se sont jamais faites entendre pour la remettre en question, la plus récente et éminente exception étant celle du Professeur Bernard Lewis

Nous devons ici noter que l'histoire des juifs d'Afrique du Nord, ainsi que l'histoire du Maghreb en général, a inspiré beaucoup moins d'études que l'histoire du Moyen-Orient. Les intellectuels qui ont montré le plus d'intérêt envers l'occident musulman on été, pendant plusieurs générations, les Français dont les travaux ont périclité quelque peu depuis la fin de la période coloniale. La plupart des études concernant les juifs furent d'ordre linguistique ou ethnographique et souvent elles étaient l'oeuvre d'administrateurs coloniaux. Ce qui explique en partie le caractère descriptif et souvent pragmatique de leurs recherches

  1. Z. Hirschberg fut le premier à essayer de présenter l'histoire des juifs maghrébins dans son exposé érudit l'Histoire des Juifs en Afrique du Nord (en deux volumes)

Depuis la publication de l'édition originale en hébreu en 1965, l'histoire détaillée d'Hirschberg a été l'ouvrage de référence classique sur ce sujet. Ce livre représente un effort de défrichage pour lequel tout étudiant de l'histoire des juifs maghrébins est reconnaissant. A d'autres égards, on peut le décrire comme un exemple tardif de l'érudition de la Wissenschaft des Judentums de la fin du XIXème siècle, une mine d'informations pas toujours judicieusement choisies ou analysées

Il n'existe pas d'ouvrage comparable pour l'histoire de chacune des trois communautés juives de Tunisie, d'Algérie et du Maroc. La seule exception est peut-être le livre du Rabbin Jacob Toledano, Ner ha- Ma'arav une histoire de la communauté marocaine, basée principalement sur des sources juives traditionnelles, mais aussi sur quelques sources islamiques et occidentales. Le livre de Toledano est particulièrement important, non seulement par l'usage qu'il fait des sources manuscrites, mais aussi parce qu'il reflète la façon dont les juifs marocains percevaient leur propre passé à la veille du protectorat.

Un nombre de plus en plus grand d'études historiques et anthropologiques est consacré ces derniers temps à la communauté juive d'Afrique du Nord en général, et aux juifs marocains en particulier. Il y a aussi un intérêt croissant à l'égard de leur passé de la part d'émigrés nord-africains établis maintenant en Israël, en France et en Amérique du Nord, comme en témoigne la fondation récente à Jérusalem du Centre de Recherches sur les Juifs d'Afrique du Nord

Judaisme d'Afrique du nord aux 19-20e siecles

Il existe chez certains émigrés d'Afrique du Nord une tendance à idéaliser leur propre passé. Une réaction fort normale et bien humaine qui n'est pas sans rappeler la tendance à la romantisation populaire de la vie fort peu romantique du shtetl d'Europe Orientale. Cette vision historique est en grande partie une réaction de défense face à la discrimination tant réelle qu'imaginaire subie par les immigrants nord-africains en Israël (et dans une certaine mesure en France) ainsi qu'un rejet de la conception sioniste de l'histoire. Ce thème a été repris aussitôt par les polémistes arabes qui soutiennent en gros que juifs et musulmans du Maroc, comme ailleurs dans le reste du monde islamique, entretenaient d'excellentes relations jusqu'à l'apparition du Sionisme qui gâta les choses au grand dam des deux communautés

Chose étrange, cette tendance à idéaliser le passé judéo-marocain a reçu l'appui d'une source tout à fait inattendue, à savoir les travaux d'anthropologues américains tels que Lawrence Rosen. Travaillant à Séfrou, au Moyen-Atlas, dans les années 60, dans le cadre d'un projet considérable, dirigé par Clifford en Hildred Geertz, Rosen fut frappé par les relations économiques et sociales qui existaient entre juifs et musulmans dans cette communauté. Ce fait tangible contrastait avec

les observations des voyageurs et historiens des périodes antérieures qui avaient vu les juifs marocains dans un état de dégradation abjecte

Cette différence de vues l'amena à rejeter une grande partie des renseignements historiques antérieurs au lieu de procéder à leur réappréciation. Le cas de Sefrou devint le modèle des relations judéo- musulmanes au Maroc dans les écrits de Rosen qui appliqua son paradigme au passé comme au présent

Une telle vision pêche par une sérieuse erreur méthodologique. Les sociétés, même les plus traditionelles ou conservatrices, n'évoluent pas dans un vide historique. Aussi, le Maroc des années 60 était-il à maints égards un pays fort différent de celui de la période pré-coloniale. La présence française y changea profondément bien des aspects de la vie sociale et politique marocaine, le moindre n'étant pas le changement intervenu dans le statut des sujets juifs de l’empire chérifien. Un tel changement ne pouvait manquer d'affecter, pour le meilleur et pour le pire, les relations traditionelles judéo-musulmanes, en particulier dans les grandes villes où l'administration coloniale était la mieux installée. Ce fait est souvent omis dans les études récentes à la suite du discrédit général dans lequel le colonialisme est tombé

En outre, le choix de Séfrou est loin de constituer le prototype des relations judéo-musulmanes au Maroc. Ville-refuge pour les juifs de la ville voisine de Fès comme au temps des persécutions de Mawlây Yazîd en 1790," Séfrou semble avoir été quelque peu épargnée de l'intense atmosphère scholastique et de l'intolérance des gens de la capitale. Sa démographie la rendait aussi quelque peu insolite. Près de 40% de ses habitants étaient juifs avant le grand exode du début des années 50. Fin observateur, Charles de Foucauld avait noté que Séfrou et Demnate étaient les deux régions du Maroc où les juifs étaient les plus heureux. Le cas des relations judéo-musulmanes à Séfrou est ainsi une exception à la règle qui prévalait avant l'arrivée des Français. En généraliser le cas à travers l'histoire est une grave erreur

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L'expérience historique

Quelles observations générales, si tant est qu'il y en ait, peuvent être formulées sur l'expérience judéo-marocaine? Bien que les juifs aient vécu au Maroc depuis l'Antiquité, c'est sous les successeurs des Almohades que nous voyons la vie juive du Maroc développer la plupart des caractéristiques qui la distingueront jusqu'au com­mencement du XXème siècle.

L'étendue et la sévérité de la persécution almohade des juifs est encore matière à discussion. Un fait certain: elle laissa le judaïsme maghrébien spirituellement et matériellement appauvri. C'était alors à travers le monde islamique une période de stagnation générale, économique, sociale et intellectuelle. Avec le déclin de la 'Renaissance de l'Islam', pour utiliser l'expression d'Adam Mez, Poikoumene musulmane commence à se replier sur elle-même tandis que la vie religieuse et intellectuelle devient plus institutionnalisée et obscurantist

Notes de l'auteur – David Corcos " donne une bibliographie détaillée sur cette question. Sa propre interprétation minimisant l'étendue des persécutions n'est pas très convaincante. " le ofi yahassim ha almuwwahidin lyuhudim "

          Parmi les réfugiés juifs de l’empire almohade, il y avait beaucoup d'intellectuels. Maïmonide, le plus célèbre d'entre eux, a déploré à plusieurs reprises le déclin de l'érudition juive dans le Maghreb par suite des persécutions. Voir Hirschberg, Jews in North Africa, I, p. 100 (hébreu), p. 137 (traduction anglaise) et les sources citées. Tous les réfugiés n'appartenaient pas à l'élite sociale. Une lettre de la Geniza relate l'histoire d'un orfèvre aveugle de Ceuta, arrivé en Egypte, qui, pour subvenir à çes besoins, devait donner des cours à de jeunes enfants pour un salaire de quatre dirhams par semaine (TS 12.3). Voir S.D. Goiten, Jewish Education in Muslim Countries, Jérusalem 1962, pp. 116-117 (en hébreu)

La situation des ahl al-dhimma, membres de la communauté non- musulmane tolérée, devint encore plus précaire. Les dhimmîs, bien que sujets protégés, étaient d'abord et avant tout d'humbles tributaires.6 Durant le haut moyen-âge, quand la société musulmane était une société de laissez-faire économique et intellectuel, les implications extrêmes du statut de dhimmîs pouvaient être commodément ignorées. Mais lorsque la société musulmane se replia à l'intérieur de confréries religieuses (tarîqât) et de guildes commerciales (appelées hanâtî au Maroc), les minorités non-musulmanes devinrent de plus en plus marginales. Alors que l'Europe chrétienne prenait de plus en plus d'importance, le croyant pouvait au moins se réconforter à la pensée que dans le Dâr al-Islâm, l'incroyant occupait encore le rang qu'il méritait dans l'ordre naturel des choses, celui d'asfal al-sâfîlïn, le plus humble des humbles. En temps de décadence ou d'instabilité sociales généralisées il était nécessaire d'insister sur cette humilité.

          Conformément à la prescription coranique sur la jizya (Sura IX: 29). Sur le statut légal d'ahl al-dhimma

Au Maroc, et en fait dans tout le Maghreb, le juif devint le dhimmî par excellence, car aucune population indigène chrétienne ne semble avoir survécu à la période almohade. Des communautés juives furent officiellement réétablies dans les principales villes, y compris Fès, Marrakesh, Sijilmasa, Taza et Ceuta. La nouvelle dynastie marinide avait de bonnes dispositions envers les juifs. Ses membres nomades berbères Zenata du sud-est (le nom est préservé aujourd'hui dans mouton mérinos) se sentaient eux-mêmes étrangers dans les cités du Maroc. Ce qui est mis en évidence par la fondation en 1276 du nouveau quartier administratif, al-madïna al-baydâ' (l'actuel Fès Jdid) à l'extérieur du vieux Fez bourgeois. Les marinides ne répugnaient pas à nommer des juifs à de hautes fonctions administratives. Le sultan Yusuf b. Ya'qûb (1286-1307) avait plusieurs courtisans juifs de la famille Waqqâsa (ou Ruqqâsa), l'un d'entre eux, Khalïfa aîné, était son majordome. Le cousin de ce dernier, Khalïfa le jeune, servit le sultan Abu '1-Rabi Sulaymân (1308-1310) dans plusieurs fonctions indéfinies. Le dernier sultan marinide, 'Abd al-Haqq b. Abî Sa'îd  (1421-1465), fit du juif Hârûn b. Batash son vizir durant la dernière année de son règne

La présence de juifs dans de hautes fonctions ne doit pas être interprétée comme l'indication du pouvoir économique détenu par les juifs au Maroc à cette époque, ou comme une affinité particulière entre les berbères Zenatas et les juifs. Les merinides employaient les juifs à leur service à cause de leur extrême vulnérabilité qui les rendait sûrs et dignes de confiance. C'est pour la même raison que les souverains musulmans d'Orient se fièrent pendant des siècles à des gardes turcs, des esclaves noirs et des eunuques de toutes origines. Etant donné que les juifs étaient un élément très marginal de la société marocaine, ils n'avaient aucune base de pouvoir. Ils ne présentaient par conséquent aucun danger. Comme les étrangers et les esclaves qui étaient fréquemment employés dans les gouvernements et les armées musulmanes, les juifs étaient absolument dignes de confiance

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Leur transfert dans un quartier spécial à côté du Dâr al-Makhzan (le centre administratif du gouvernement à Fâs Jdïd) montre combien les juifs étaient vulnérables. Ils furent évacués au Mellâh en 1438 à cause des troubles qui éclatèrent quand le bruit courut que les juifs avaient versé du vin dans les réservoirs des lampes d'une mosquée. L'accusation est similaire à la profanation d'hosties dont on accusait fréquemment les juifs en Europe à cette époque. La nature invraisemblable du crime était tout à fait cohérente avec le stéréotype négatif des juifs qui avait cours au Maroc, à savoir qu'ils étaient franchement malveillants et ne cherchaient qu'à nuire à l'Islam et aux Croyants.

Cette émeute anti-juive n'était pas la première de la Fès marinide. Le 10 mars 1276, un massacre avait eu lieu quand la rumeur fut répandue qu'un juif avait agi d'une manière déplacée envers une musulmane. L'ordre ne fut rétabli qu'à la suite de l'apparition sur les lieux du sultan Ya'qüb b. Yüsuf. Une fois encore, cette offense était tout à fait en accord avec les stéréotypes populaires. L'évacuation des juifs vers le Mellah avait pour but d'assurer leur sécurité. Les anciennes juderías de Castille et d'Aragon étaient également situées près des citadelles royales et remplissaient les mêmes fonctions. Le prêtre et missionnaire flamand Nicolas Clenardus, qui passa un an à Fès entre 1540 et 1541, écrivit à un ami qu'il avait choisi expressément de vivre dans le mellah plutôt que dans le funduq chrétien du Vieux Fès pour des raisons de sécurité. En tant que prêtre il était soumis à toutes sortes de vexations dans les rues musulmanes. Il ajoutait que les juifs détestaient les chrétiens autant que les musulmans, mais étaient 'moins effrontés'.

Le mellah de Fès devint le prototype du ghetto marocain. Bien qu'il ait été établi pour la protection des juifs et non leur punition, les sources juives expriment clairement que les juifs eux-mêmes considéraient leur confinement au mellâh comme une tragédie, 'un exil soudain et amer'. Il ne faisait qu'accroître leur sentiment d'isolement et d'éloignement. Les mellàhs des autres villes du Maroc, qui furent tous établis plus tard sous les Saadiens ( 1550-1650) et les Alaouites (de 1666 à nos jours), furent fondés avec l'intention expresse de ségrégation plutôt que de protection.

L'étymologie légendaire ultérieure du mot mellâh comme étant un endroit où les juifs à l'origine salaient les têtes des criminels exécutés souligne la réprobation qui l'entourait. Le mellâh de Fès n'allait pas toujours remplir très bien ses fonctions protectrices. Le 14 mai 1465, ses habitants furent presque tous exterminés par les rebelles qui renversèrent la dynastie marinide. L'attaque des juifs de Fès, selon le voyageur égyptien contemporain 'Abd al-Bàsit, déclencha une vague de massacres similaires dans tout le pays. La cause la plus immédiate de ces émeutes avait été l'élévation du juif Hârun b. Batash au vizirat. Jusque là, les sultans marinides avaient réussi à endiguer le mécontentement populaire contre leurs fonctionnaires juifs en faisant exécuter le fonctionnaire, et les quelques courtisans juifs qui nous sont connus par les sources musulmanes furent tous, en fait, mis à mort par leurs maîtres 'et la dynastie fut purifiée de leur souillure', suivant l'expression des chroniqueurs. 'Abd al-Haqq essaya, mais en vain, cette méthode traditionnelle. Il avait outrepassé toutes les normes acceptables en désignant un dhimmîà une fonction telle que le vizirat.

Les sultans Wattâsides de Fès, qui étaient cousins des Marinides (1472-1554) continuèrent à employer des juifs dans leur makhzan (administration), mais évitèrent de les nommer à une fonction aussi délicate et éminente que celle de vizir, qui avait des connotations  religieuses bien déterminées. Tous les juifs qui servirent les Wattàsides étaient d'origine espagnole ou portuguaise, c'est-à-dire qu'ils étaient megorâshïm, et non pas tôshâvim. Ils agissaient toujours en tant qu'intermédiaires commerciaux et diplomatiques étant donné leurs aptitudes linguistiques et leurs contacts avec la péninsule ibérique. Des hommes tels que le rabbin Abraham Ben Zamiro de Safi, Jacob Rosales et Jacob Ruté de Fès, étaient aussi bien des agents de la couronne portugaise que ceux des Wattàsides.

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Les exilés séfarades vinrent au Maroc en plusieurs vagues aux XlVème et XVème siècles. Beaucoup s'établirent dans les villes côtières sous contrôle portuguais, telles que Arzila, Azemour, Safi, Mazagan et Santa Cruz (Agadir). Les nouveaux venus étaient pour la plupart économiquement et culturellement supérieurs à la population juive indigène, laquelle ils désignaient avec condescendance des noms de forasteros (étrangers) ou berberiscos (berbères ou indigènes). Ceux que nous voyons comme intermédiaires entre les Wattàsides et le Portugal, et à un degré moindre l'Espagne, appartenaient à l'élite intellectuelle et commerçante qui vint vite à dominer la vie communale juive au Maroc.

Les Ouattassides (arabe : waṭāsīyūn, وطاسيون) ou Banû Watâs (arabe : banū al-waṭās, بنو الوطاس, tamazight : Aït Waṭas, ⴰⵢⵜ ⵡⴰⵜⴰⵙ) forment une dynastie berbère marocaine ayant succédé aux Mérinides dès 1472. Ils seront évincés par les Saadiens en 1554.

Comme les Mérinides, dont ils sont souvent décrits comme une branche, les Ouattassides sont berbères d'origine zénète

De leur forteresse de Tazouta, entre Melilla et la Moulouya, les Wattassides ont peu à peu étendu leur puissance aux dépens des Mérinides régnants. Les deux familles étant apparentées, les Mérinides ont recruté de nombreux vizirs chez les Ouattassides ; ces derniers prirent peu à peu le pouvoir, que le dernier sultan Mérinide perdit complètement en 1465. La chute des Mérinidesest suivie par une période de confusion qui dura jusqu'en 1472, au terme de laquelle les Ouattassides deviennent sultans.

À partir de 1528, les princes Saadiens, qui contrôlent le sud du Maroc depuis 1509 et Marrakech depuis 1524, cessent de reconnaître le pouvoir central wattasside. De ce fait, le Maroc se trouva divisé en deux entités. À l'issue du conflit opposant Saadiens et Wattassides, ces derniers sont définitivement vaincus en 1554, permettant aux premiers de réunifier le pays.

 Jacob Ruté par exemple devint le Nagid (chef laïc) de la communauté juive de Fès. De nombreux autres réfugiés appartenaient à la bourgeoisie, y compris des artisans et techniciens qui détenaient de hauts talents militaires et stratégiques.

Une fois encore, on ne doit pas tirer des conclusions hâtives sur la situation des juifs dans la société marocaine de cette époque: la plupart des nouveaux venus semblent avoir préférer vivre dans les villes côtières occupées par les Portugais plutôt que dans celles de l'intérieur islamique. Ils prirent part à la défense de ces enclaves contre les attaques musulmanes et cherchèrent à se retirer avec les colons chrétiens quand les Portugais durent les évacuer. Les raisons de cette intéressante préférence étaient tant sociales qu'économiques. Les Portugais étaient remarquablement tolérants envers les juifs dans leurs possessions africaines malgré la promulgation de l'Edit d'Expulsion de 1497 ou l'établissement de l'Inquisition en 1540. En outre, les ports étaient probablement les entrepôts commerciaux les plus actifs de l'époque et contrairement à la situation qui leur était faite dans les principales villes de l'intérieur, les artisans n'étaient pas exclus par les guildes islamiques.

Les juifs qui servirent les Wattâsides, et ensuite les Saadiens, appartenaient à une élite privilégiée. Comme la plupart des hommes qui évoluaient dans la Cour, une distance considérable les séparait du reste de la population. Certains étaient des chefs de communauté compétents, tandis que d'autres pouvaient être aussi tyranniques et insupportables envers leurs coreligionnaires que n'importe quel autre courtisan. La vie n'était probablement pas très facile pour ceux qui n'appartenaient pas à la classe dirigeante au Maroc, une observation qui, dans une certaine mesure, est encore valable aujourd'hui.

Durant le bas moyen-âge et les débuts des temps modernes, les lois régissant la situation des juifs au Maroc étaient parmi les plus sévères de tout le monde arabe. Vers la fin du XVème siècle, un nombre considérable de décisions juridiques concernant le traitement restrictif des juifs avait déjà été accumulé comme on peut le constater dans le Kitâb al-Mi'yâr al-Mughrib (La Pierre de touche merveilleuse), la grande compilation de fatwâs maghrébines éditée par Ahmad al- Wansharlsî, mort à Fès en 1508.

Dans les principales villes et dans les centres religieux du Maroc, l'injonction coranique d'humilier les dhimmîs y était littéralement appliquée tandis que les lois somptuaires y étaient strictement ob­servées. Outre les vêtements distinctifs et les restrictions concernant les montures, les juifs devaient marcher pieds-nus dans les rues de certaines villes et généralement lorsqu'ils passaient à proximité d'une mosquée. Tel était le cas de Séfrou par exemple, jusqu'au règne de Moulay al-Hasan (1873-1894), qui annula cette pratique typiquement maghrébine. Les juifs n'étaient autorisés presque nulle part à porter des chaussures de cuir pour marcher en dehors du mellâh. A Fès, depuis le début du XVIème siècle, les chaussures prescrites aux juifs étaient des sandales de paille.

Cette application très stricte des lois de ségrégation ou shakla (ghiyàr au Moyen-Orient) était très probablement dûe à l'importance socio-politique grandissante de personnalités religieuses charisma­tiques à travers le Maroc durant les dernières années de la dynastie marinide.

[1]        Selon le Rabbin David Ovadia, The Communily of Sefrou, III, Jérusalem 1975, p. 144 (hébreu). Cette pratique fut abolie après un incident dans lequel un juif étranger venu au Maroc pour receuillir des dons destinés aux institutions religieuses de Terre Sainte fut frappé parce qu'il oublia d'enlever ses chaussures devant une mosquée. La victime s'est plainte auprès du son consul qui intervint devant les autorités. Auparavant, les femmes juives avaient été exemptées de cette exigence par Mawlày Sulaymân (1792-1822

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L'impuissance des Wattâsides à déloger les Portugais du littoral, et de fait, leurs rapports relativement étroits avec eux grâce à des intermédiaires juifs, ne fit que rehausser le prestige des shorfa (ar. cl. shurafâ'), les descendants du Prophète, et des Murabtîn (ar. cl. murâbitûn), saints hommes soufis que les Européens appelèrent marabouts. La prolifération de ces personnages populaires et charismatiques a peut-être été la cause de la segmentation politique du Maroc jusqu'à l'avènement de la dynastie alaouite; néanmoins ils façonnèrent le climat spirituel de l'époque, un climat belliqueux, attisé par le zèle du jihâd (guerre sainte) contre les incursions chrétiennes. Tant les Saadiens que les Alaouites acceptèrent les idéaux religieux et les valeurs de cet âge héroïque et anarchique de 'crise maraboutique' suivant Henri Terrasse Leur légitimité était basée sur le fait qu'ils étaient tout à la fois shorfa et mjahdîn (ar. cl. mujâhidûn), l'équivalent islamique des croisés. Une telle atmosphère n'était pas très propice à l'interprétation indulgente des lois restrictives concernant les incroyants.

La vie urbaine juive, qui est la seule vraiment tangible dans les sources écrites, changea très peu durant la période chérifienne. Les descriptions de Germain Mouette au XVIIème siècle, de Georg Hôst et Louis de Chénier au XVIIIème siècle et de Charles de Foucauld au XIXème siècle concordent toutes fondamentalement et témoignent amplement du mépris dans lequel les juifs des villes étaient généralement tenus. Mouette, qui passa onze ans au Maroc, offre une appréciation édifiante, quoique réservée de la condition sociale des juifs marocains:

Les Juifs sont en grand nombre dans la Barbarie, et n'y sont pas plus estimez qu'ailleurs; au contraire, s'il y a quelques immondices a jetter dehors, ils y sont les premiers employez. Ils sont obligez de travailler de leur metiers pour le Roy, lorsqu'ils y sont appeliez, pour leur nourriture seulement, et sujets a souffrir les coups et les injures de tout le monde, sans oser dire une parole a un enfant de six ans qui leur jettera quelques pierres. S'ils passent devant une mosquee, en quelque temps et saison que ce soit, il leur faut oster leurs souliers, n'osans mesmes dans les villes royales, comme dans Fez et dans Maroc, en porter, sur peine de cinq cents coups de baston et d'estre mis en prison, d'où ils ne sortent qu'en payant une grosse amande.

On doit garder présent à l'esprit qu'une grande partie de cette dégradation décrite par Mouette et les autres, était largement ritualisée. La lapidation par les enfants musulmans était une coutume respectée dans de nombreuses régions du monde arabe, et bien qu'agaçante, était rarement dangereuse étant donné qu'il n'y avait pas généralement d'intention malveillante. (Je peux ajouter que j'ai moi- même vu des enfants jeter des pierres sur des juifs à Sefrou même). Le harcèlement des procesions funéraires juives était aussi une coutume ancienne et répandue à laquelle les juifs s'adaptèrent. En général, les juifs acceptaient leur humilité forcée avec philosophie. C'était, après tout, naturel pour un peuple en exil. Ceci explique les forts courants de mysticisme cabbaliste, de messianisme et de sionisme religieux au Maroc.

                                                                                            La procession funéraire était considérée par les Musulmans comme une infraction à la restriction dhimmi concernant les cérémonies publiques. Pour des incidents pareils dans la période médiévale, voir Goitein, Mediterranean Society, II, p. 285. Selon Mouette, Histoire, p. 177: 'S'ils enterrent quelques- uns des leurs, les enfants les accablent de coups, leur crachent au visage et leur disent mille malédictions'. Voir aussi Ovadia, Sefrou, III, p. 14

Le statut de pariah des juifs n'était pas sans quelques compensations économiques. Exclus de nombreux métiers par les guildes, ils furent forcés ou trouvèrent le moyen d'exercer certaines occupations répréhensibles (makrûh) défendues aux musulmans. Ainsi, les juifs avaient le monopole virtuel de la joaillerie, étant donné que d'après le rite malékite, la fabrication d'objets d'or et d'argent destinés à la vente au-dessus de la valeur intrinsèque du métal touchait à l'usure. Le prêt d'argent était aussi un monopole juif, mais à la différence du premier, il était particulièrement méprisé. Durant la dernière partie du XIXème siècle, les prêteurs juifs étaient l'objet d'un amer ressentiment de la part des Musulmans. Comme dans l'Europe médiévale, cette animosité populaire était fréquemment dirigée contre tout le groupe, bien que la grande majorité des juifs fût trop pauvre pour s'occuper d'activités aussi lucratives.

L'experience judeo-marocaine – Norman Stillman

Il y avait toujours aussi un infime pourcentage de juifs qui étaient en mesure d'éviter la plupart des fardeaux inhérents au statut de dhimmîs. Ils appartenaient pour la plupart à l'élite commerciale des villes côtières ou dans les capitales de l'intérieur telles que Fès, Meknès et Marrakesh. Nombre d'entre eux étaient des descendants des megorâshîm qui avaient maintenu des contacts familiaux et d'affaires avec l'étranger et de ce fait avaient un vernis de culture européenne, ou du moins parlaient espagnol ou français. Le commerce avec l'étranger ou l’emploi par les consuls européens locaux étaient les moyens les plus sûrs par lesquels ils pouvaient obtenir le statut tant désiré de protégés qui les soustrayait effectivement à l’emprise du système légal marocain.

 La protection devint de plus en plus accessible à partir de la fin du XVIIIème siècle au fur et à mesure que les puissances européennes intensifiaient leur pénétration à l'intérieur de l'Empire chérifien. Au XIXème siècle, quelques marchands juifs pouvaient aussi bien acquérir la nationalité étrangère en voyageant à l'étranger, ce qui ne consistait parfois qu'en une brève visite à l'Algérie française voisine où l'on pouvait facilement se procurer de faux actes de naissance. Très petite minorité, peut-être un pour cent du total de la population juive à la fin du XIXème siècle, les protégés et les juifs naturalisés étaient souvent arrogants et par conséquent détestés de la population musulmane. Quand l'historien al-Nâsirî voulut souligner combien l'attitude des juifs devint inacceptable après la célèbre visite de Sir Moïse Montefiore en 1864, il écrivit:

Les juifs devinrent arrogants et frivoles et pas seulement les juifs des villes portuaires.

Les mêmes facteurs sociaux et psychologiques qui incitèrent tant de membres des classes supérieures à rechercher le statut de protégé ou une nationalité étrangère, incitèrent plus tard l'écrasante majorité des juifs urbains à lier leur sort au Protectorat et à adopter, suivant la rhétorique de l'époque, 'les bienfaits civilisateurs de la culture française'.

Cet état de chose était éminement profitable aux Français tandis que l'Alliance Israélite Universelle 'produisit une élite juive singulièrement versée dans les domaines les plus importants aux entreprisent du protectorat.
 " Peu de juifs virent quelque raison de soutenir le mouvement nationaliste et n'ayant pas la nationalite francaise contraite ment a leurs freres algeriens, la plupart des Juifs marocains restèrent à l'écart du mouvement d'indépendance              

Après l'Indépendance, les juifs marocains ne se trouvèrent pas cependant dans une situation aussi irrémédiablement compromise que celle des juifs algériens qui avaient pris fait et cause pour la présence française. Mais avec l'intensification du nationalisme islamique et la lutte contre 'le néo-colonialisme' français, la situation déjà bien affaiblie des juifs devint plus précaire encore, ce qui provoqua leur déclin numérique de façon continue. L'expression de John Waterbury résume bien la situation: 'Le problème juif du Maroc est en train de se liquider de lui-même'.

Conclusion

On peut maintenant se demander avec raison si ce point de vue apparemment tout brossé en noir est tout ce que comportait l'expérience juive au Maroc. Bien sûr que non. A l'intérieur de ce cadre restrictif que je n'ai esquissé que brièvement, la communauté juive marocaine créa une riche vie culturelle et spirituelle, une vie culturelle qui demande à être mieux connue. L'arrivée des megorâshîm qui vinrent en plusieurs vagues aux XlVème et XVème siècles infusèrent un sang culturel nouveau dans la société juive maghrébine. Les juifs marocains ont préservé dans une grande mesure la tradition pédagogique andalouse qui combinait l'étude de la jurisprudence pratique (halâkha le-ma'ase) avec la grammaire hébraïque et les belles lettres. Il existe une littérature riche et très considérable tant en hébreu qu'en judéo-arabe. Les très beaux piyyûtîm (poèmes religieux) sont peut-être le meilleur spécimen de cette littérature. Il en va de même pour les qînôt (lamentations).

Tout ceci cependant mérite d'être étudié de plus près. Ce que j'ai essayé de faire ici est d'expliquer 'la règle du jeu' à l'intérieur du cadre général dans lequel la vie juive se déroulait. En dépit de ses aspects restrictifs, il permettait une grande autonomie interne aux juifs qui avaient leur propre société dans les confins du mellâh. Leur organisation interne et le soin de leurs propres pauvres firent l'admiration de Mouette et plus tard de de Foucauld, qui ni l'un ni l'autre ne pouvaient être taxés de philosémitisme. On ne doit pas confondre cependant la vie interne des communautés quelque fût sa richesse et sa beauté avec la vie dans la société marocaine considérée comme un tout.

Il serait faux de décrire la vie juive marocaine, comme une suite de persécutions, tout comme il serait erroné de prétendre le contraire. Certaines périodes furent évidemment meilleures que d'autres. A la veille de la période contemporaine, au XIXème siècle en particulier, les habitants de la plupart des villes étaient fréquemment les victimes désignées des actions de pillages de la part de tribus en maraude ou de troupes rebelles. Mais suggérer que les juifs n'étaient pas plus mal que n'importe quel autre élément de la population comme l'ont fait Rosen, Schaar, Chouraqui et d'autres, est une simple vue de l'esprit. Le mellâh était généralement pillé avant tout autre quartier de la cité. Dire que: De telles attaques étaient cependant invariablement dirigées contre la propriété des juifs plutôt que contre leurs personnes est une distinction de sophiste.

Les chroniques juives telles que Yahas Fâs du rabbin Avner ha- Sarfati et Divre-ha-Yamim de la famille Ibn Danan, ainsi que les documents de l'A.I.U. montrent à l'évidence qu'il y eut d'importantes pertes en vies humaines.

De plus, les émeutes périodiques contre les juifs étaient courantes. Elles étaient inspirées le plus souvent par des réformateurs religieux, à la suite de prétendues violations du contrat liant les dhimmîs à la communauté musulmane. Cela consistait d'ordinaire dans la destruction d'une synagogue, étant donné que la présence de n'importe quel lieu de culte violait le code musulman puisqu'ils avaient été érigés après la venue de l'Islam. Quelques-unes de ces émeutes, ainsi que l'a récemment démontré Leland Bowie, avaient aussi des causes socio-économiques.

Vue historiquement, la vie juive marocaine se déroulait dans les limites du statut de dhimmîs tel qu'il fut perçu au Maroc. Les rapports personnels là où ils existaient, avaient certes un effet atténuant à l'échelle locale. C'est cet aspect des choses que Rosen considère être le plus représentatif. Historiquement parlant, il n'en a rien été.

Jean-Louis Miège – LA BOURGEOISIE JUIVE DU MAROC AU XIXE SIECLE Rupture ou continuité

Jean-Louis Miège

 LA BOURGEOISIE JUIVE DU MAROC AU XIXE SIECLE ..Rupture ou continuité

Le rôle historique des négociants juifs dans le commerce extérieur du Maroc, maritime ou transsaharien, dans ses relations diplomatiques et jusque dans les conseils des Sultans est bien connu. Faut-il rappeler une fois encore les noms de Pallache, Maymaran, Chriqui ou Benatar ?

Le docteur Abitbol vient d'évoquer, avec précision et talent, l'ancienneté et l'importance de ces Tager es Soltan investis de la confiance du Souverain, traitant de ses affaires, jouissant d'une considération refusée à leurs coreligionnaires les plus fortunés.

Mais cette situation n'est-elle pas si fortement soulignée par les textes que parce qu'exceptionelle? Ces personnages ne sont-ils pas individualités, en marge de la législation et des usages et, partant, nullement représentatifs d'un groupe social, encore moins constitutifs d'une classe sociale. Il me semble ainsi, lorsque j'étudiais, voici vingt ans, les transformations apportées par l'impact européen sur le Maroc du XIXe siècle, que la bourgeoisie juive, en tant que force sociale, ne s'était vraiment affirmée que par une rupture avec sa situation antérieure. Par une rapide évolution à la fois qualitative et quantitative, le groupe élargi et renforcé devint un des ferments des transformations du nouveau Maroc qu'il préfigure d'ailleurs dans sa propre évolution. Continuité de certaines familles sans doute, mais dans un nouveau destin collectif.

Une amicale controverse, voici une décennie opposa à cette vue de l'évolution juive l'opinion du regretté David Corcos, descendant d'une de ces plus illustres et anciennes familles de Juifs du Maroc. Se fondant sur ses propres recherches, notamment pour l'époque mérinide, s'appuyant sur les traditions et les riches archives familiales, il mettait l'accent sur la continuité, là où j'insistais sur la rupture. Depuis le Moyen Age jusqu'à l'époque contemporaine des Juifs n'avaient-ils pas contrôlé le grand commerce saharien du Maroc, une partie des échanges de ses ports et de la redistribution intérieure? Ce rôle n'impliquait-il pas une forme de capitalisme marchand? et celui-ci ne s'inscrivait-il pas pendant des générations dans ces familles qui s'illustreront au XIXe siècle? L'ensemble de la lignée des Corcos l'affirmait hautement, suivie au Maroc depuis le XVe siècle (depuis la signature par Yeshoua Corcos, de la première Taqqana promulguée à Fès en 1494) avec ses marchands établis à Safi (Salomon à la fin du XVIe siècle) à Marrakech (Abraham ben Daoud au XVIe siècle) avec ses liaisons familiales (Levy Bensoussan, Delavante, Benezra, Coriat…) etc…

Le réseau des relations commerciales, jeté sur l'espace économique du grand négoce marocain se constate ainsi à travers les siècles. Les Archives de Bevis Mark, la synagogue hispano-portugaise de Londres, recueillent des dizaines de noms de Juifs marocains et de leur enfants établis à Londres pour affaires depuis 1670. Et de rappeler un Corcos, marié à Esther Barzilay à Londres en 1699; un Reuben Corcos, représentant la famille à Amsterdam en 1666, tant d'autres noms de commerçants, tous plus ou moins liés, d'affaires ou de sang, et repérés de siècle en siècle et de port en port.

David Corcos, insistait également sur l'insertion dans la com­munauté marocaine de cette 'classe', sur ses liens avec les Musulmans nombreux, suivis et souvent empreints d'estime et d'amitié. Des rapports séculaires ne peuvent être de constant mépris et de persistante inimitié. Les récits des voyageurs, notamment au XIXe siècle ont trop insisté sur l'extérieur des rapports sociaux, ont généralisé à partir de cas individuels, ont été enfin les témoins de relations altérées par la crise — les crises — du vieux Maroc, à la veille de disparaître.

Ainsi le dialogue entre l'historien et le praticien portait aux remises en question. Il ouvrait un débat essentiel de l'histoire du Maroc et de la communauté juive: celui de son rôle séculaire au milieu de la société marocaine, celui des racines des transformations si profondes et rapides, qu'elle allait enregistrer dans les premières décennies du XXe siècle. C'est à ce débat—alors que s'est tue l'amicale voix de David Corcos — que je voudrais apporter quelques éléments nouveaux et quelques réflexions. Les éléments ? Ce sont d'abord les lettres mêmes que m'avait adressées David Corcos (quatre notamment, du 12 août 1964,5 janvier 1965, 10 juin 1965,21 juin 1967), formant quelques cinquante pages en tout et riches en détails venant de ses archives familiales: ce sont des travaux récents — en particulier ceux si importants du Professeur Zafrani — enfin de nouvelles recherches personnelles, poursuivies dans les dossiers consulaires (hoiries et tribunaux) et dans les archives de l'immatriculation foncière du Maroc. Il s'agit aussi, à partir de ces éléments nouveaux, d'une relecture des documents anciens.

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Incontestablement l'optique de mon sujet d'alors — l'étude des novations et des résistances dans le Maroc du XIXe siècle— me portait à en schématiser un peu trop l'évolution. Face aux pesanteurs sociologiques, économiques et culturelles du Maroc intérieur, face aussi non pas à l'immuabilité, ni à l'immobilité mais à la lenteur des transformations de l'ancien Maroc, j'étais enclin à mettre l'accent sur les forces dynamiques des villes côtières et plus spécialement sur le rôle de ferment des Juifs européanisés des ports, de leur action nouvelle.

Une partie des arguments de David Corcos me semble fondée et m'invite à apporter quelques nuances à ma thèse. Les groupes des Juifs Andalous—mais ne faudrait-il pas inclure aussi les Andalous Musulmans réunis aux premiers par un malheur commun — s'est forgé, en tant qu'entité, dans l'adversité et la difficile adaptation, une conscience collective et une place à part dans la vie marocaine. Il a perduré en tant que groupe socio-culturel avec ses caractères propres. A longueur d'histoire, ces juifs sont bien d'abord des héritiers. C'est un fil de continuité qu'il m'aurait fallu sans doute plus fortement marqué.

 Ils se sont en même temps enracinés dans le monde local judéo-arabe. Et par là le rôle de charnière entre l'Europe et le Maroc a bien été pendant des siècles le leur.

Il est vrai aussi que se sont tissées vers le pays profond et entre Musulmans Andalous et Judéo-Andalous des relations non seulement nombreuses mais amicales. Là encore le trait s'est maintenu au travers des vicissitudes d'une histoire mouvementée et troublée dont les juifs ont supporté les avatars comme l'ensemble de la population du pays.

Mais ceci dit, et qui n'est pas mince, il me semble qu'il convient néanmoins d'insister, plus que ne le faisait Corcos, d'une part sur la spécificité par rapport à l'ensemble des Juifs marocains de ces familles, d'autre part sur les changements qu'elles subissent au XIXe siècle et qui, avec l'évolution sociale de leurs coreligionnaires et l'amorce des bouleversements de l'ensemble du Maroc, les transforment de petits groupes spécifiques en classe socio-économique naissante.

Le premier constat est celui de l'étroitesse de ce groupe de familles, H. Zafrani l'a excellemment souligné: 'ces carrières brillantes ne sont le lot que d'individus isolés, s'élevant au-dessus du niveau, généralement très modeste, de leurs coreligionnaires'. Il s'agit d'une étroite oligarchie et non de véritable classe bourgeoise. Elle n'englobe d'ailleurs que les Juifs européens (tel cet Abraham de Lara que Romanelli rencontre à Mogador à la fin du XVIIIe siècle) et les plus aisés des Juifs Andalous. Si les remarques de Corcos s'appliquent à eux, elles ne touchent ni les Juifs marocains des ports, ni à fortiori, la masse de l'intérieur.

Enfin, et c'est le deuxième constat, les assises de cette petite minorité sont fragiles. Le brillant du destin de quelques familles ou de quelques individus ne masque pas cette précarité.

C'est que le commerçant aisé, le Tajer es Soltan, est bien l'homme du Sultan, lié à lui par un lien personnel. Il participe ainsi, mais à titre individuel, de l'aura de son maître. Protection aussi précaire que l'homme qu'elle recouvre; aussi forte, mais menacée que le pouvoir d'où elle procède. 'Oulad Al Blad', dit le futur Sultan Mohammed ben Abderrahman, ce qui peut se traduire: 'Tu es notre Juif, tu es des nôtres et tu comptes parmi les nôtres'.

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Ce n'est bien que variété supérieure de la catégorie des dhimmi. Et ce que la volonté du Prince a fait, le caprice du Prince peut le défaire.

Les disgrâces ne se comptent pas, qui précipitent de la faveur et de la fortune au cachot où à la mort. Romanelli exprime parfaitement ce caractère de dépendance à l'égard du roi: 'tant que le Roi s'en sert, ils sont pareils à ces rares ustensiles auxquels le vulgaire qui ne sait pas les manier se brûle dès qu'il y touche, mais il suffit que le Roi les écarte pour qu'ils soient perdus pour toujours… Si haut que soit leur situation, l'abîme reste toujours sous leurs pieds; ils savent qu'il suffit d'une parole du Souverain pour qu'ils y soient engouffrés… l'exécution, l'exil, l'expropriation, les châtiments de toutes sortes, tel est le sort ordinaire de cette classe de gens qu'on appelle communément dans le Maghreb du nom de 'Sahab es Soltan'. Michaux-Bellaire le constatait en étudiant le passé du Gharb, soulignant la fin tragique dans l'histoire, de certains Negidim: 'Il est rare que cette prospérité dure plus de deux ou trois générations; le plus souvent la fortune ne se prolonge pas au-delà de la vie de celui qui la créé'.

La richesse est fantasque et vagabonde car elle ne repose sur aucun statut juridique: celui de Dhimmi, à la fois précis et vague, ne protège pas contre l'arbitraire. Les plus illustres ne sont le plus souvent que parvenus portés provisoirement sur le devant de la scène, jamais à l'abri des revers de faveur s'ils ne sont pas juifs étrangers ou juifs andalous aux liens de familles noués en Europe. La Gibraltarisation, qui jouera un tel rôle plus tard, n'est recours, au XVIIIe siècle, que pour quelques uns. Et recours doublement fragile comme l'a récemment souliginé Madame Magalie Morsy.

La résidence dans la place n'est accordée qu'a titre temporaire, et toujours soumise à révocation. Le jeu de la politique anglaise, la jalousie d'autres commerçants, les représailles parfois sur les familles restées au Maroc entraînent une insécurité contraire aux lentes ascensions. A cette insécurité n'échappent même pas les agents consulaires ou employés des rares consulats qu'entretient une Europe à la fois ignorante et insensible aux affaires du Maroc et prompte à s'exagérer sa puissance. Ecoutons encore Romanelli 'c'est un pays totalement soustrait à l'attention de tous les peuples européens les Juifs eux mêmes ne connaissent rien à leurs coreligionnaires qui y résident. L'échange du commerce avec l'Europe se réduit à trois ou quatre commerçants juifs établis à Mogador…'

Dix exemples rappellent cette précarité, de Salomon Nahmias, commerçant de Salé pris comme interprète par l'envoyé britannique John Sollicoffe dans son ambassade à la cour en 1733 et néanmoins exécuté; à Salomon Hasan représentant de l'Espagne à Tétouan et exécuté dans d'horribles conditions en 1790.

Une classe est constituée par son nombre, son assiette, la conscience enfin qu'elle a de former un ensemble spécifique. Dans ces trois domaines, une transformation va se manifester au XIXe siècle, faisant total contraste avec la situation antérieure.

1) Le fait essentiel c'est la sécurité à la fois mieux assurée et pour un nombre beaucoup plus grand de juifs. Avec cette sécurité intervient la capitalisation jusque là de tenure précaire et irrévocable. Les trois decennies du milieu du siècle — des années 1835aux années 1865 — qui marquent l'ouverture commerciale du Maroc sont décisives et plus spécialement l'époque du règne de Sidi Mohammed. La multiplication de consuls et leur vigilance accrue, le nouveau statut des juifs dans les principaux états européens, l'augmentation des échanges et de la population étrangère des ports; tout fait garantie indirecte.

Mais surtout, corollaire de ces transformations, s'affirme et s'étend la protection étrangère. La question de la protection mériterait en elle- même une réflexion nouvelle. Constatons ici que le juif—jusque là protégé d'un musulman devient désormais protégé européen. Tout en gardant ses fidélités ataviques le voici introduit dans une nouvelle dimension historique.

La sécurité est la 'qualité bourgeoise' essentielle, celle dont procède les autres vertus. Elle apparaît et de plus en plus affirmée comme le facteur d'ascension en même temps qu'élément de distenciation par rapport aux non-protégés. Ainsi, à Tétouan, en 1864, lorsque le Comité du Mellah entre en conflict avec le Pacha, sur ses 12 membres, 8 qui sont protégés ne sont pas inquiétés, les 4 autres sont arrêtés et jetés en prison.

Le nombre des protégés s'accroît non seulement en fonction du nombre d'Européens mais de l'élargissement de leurs activités et du laxisme de la plupart des Consuls. A Mogador, en 1882 pour 18 commerçants européens on compte 95 protégés. Sans doute ne faut-il pas exagérer l'ampleur numérique de cette protection officielle. Dans les années 1878-80, à la veille de la Conférence de Madrid, on en compte, pour tout le Maroc, environ 7 à 800 dont environ 25% sont des juifs ce qui représente quelques 150 à 200 chefs de familles. Mais l'influence de la protection s'étend au delà des seuls protégés. Elle s'élargit, en fait, à la famille entière, couvre efficacement employés et associés. Les documents invitent à multiplier par 15 ou 20 les chiffres officiels; ainsi seraient concernés quelques 3 à 4000 personnes; environ 3% de la population juive du pays.

Aux protégés s'ajoutent bientôt les naturalisés. La permission de sortie accordée aux juifs en 1858 a amplifié un mouvement développé dans les deux ou trois décennies antérieures. On signale un peu partout sur la côte ceux qui reviennent d'Algérie avec un passeport français, ceux qui sont de retour d'Amérique Latine avec un passeport brésilien^ ceux, enfin, qui viennent de Gibraltar et sont considérés comme anglais. La place de Gibraltar joue un rôle essentiel dans la première moitié du siècle et jusqu'aux années 1875 dans cette première 'réhispanisation' et anglicisation des juifs marocains. Son statut de port franc, le libéralisme croissant des autorités reflet de celui de Londres en font la place refuge par excellence. On s'y précipite en cas de guerre ou de troubles—en 1844 en 1859 surtout — et les enfants nés dans la place ont automatiquement la nationalité anglaise. Lors des événements de 1859, 4 à 5000 juifs s'y sont réfugiés, certains y demeurent, y font souche avant d'envoyer des parents s'occuper de leurs affaires marocaines. Si la ville comptait 680 juifs en 1791 elle en avait 1625 en 1844 dont 1385 nés à Gibraltar, la plupart de parents marocains. 2151 enfin sont recensés en 1862 représentant 14% de la population civile.

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La célèbre — peut être trop célèbre car elle n'est pas point de départ mais aboutissement — judaisme-dafrique-du-nordmission de Sir Moses Montefiore et le dahir de 1280 (février 1864) marquent le sommet de cet affranchissement. Plus sans doute qu'elle ne l'instaure.

Juifs protégés et naturalisés mais aussi juifs urbanisés. La protection plus ferme dans les ports attire la population de même que la grande poussée commerciale des deux décennies 1855/1875. Ces années sont bien les années décisives du judaïsme marocain contemporain. Le bourgeois c'est en effet non seulement celui qui possède et qui transmet mais le citadin. La force et l'ampleur de cette urbanisation est remarquable. Si, dans les années 1870 peut être 55% de la population juive résident dans les ports, dans les années 1900 ce sont 65%. Trois villes essentiellement ont recueilli les émigrés de l'intérieur: Tanger, Mogador et Casablanca. A elles trois, elles contiennent 25% de la population juive du Maroc alors qu'elles ne représentent que de 7 à 8% de la population musulmane. Ce sont les hauts lieux du nouveau judaïsme. Elles marqueront chacune de leur trait particulier leur communauté faisant du juif de Tanger, du juif de Mogador ou du juif de Casablanca un personnage remarquable parmi ses coreligionnaires.

2) Ces transformations entraînent deux conséquences apparement contradictoires. C'est la distance accrue entre le littoral et l'intérieur; c'est également l'écart dans les ports entre la plèbe urbaine et la classe des riches commerçants.

L'opposition avait toujours été très grande entre juifs autochtones et judéo-andalous jusqu'à faire du passage de l'un à l'autre groupe comme une véritable conversion. L'opposition s'affirme au début de l'occidentalisation. Les archives retentissent des discordes, notam­ment à Mogador, entre juifs de la Casba et juifs du Mellah. Dans les années 1890 encore, l'Anglo Jewish Association y est scindée en deux branches rivales avec deux comités, celui de la Casba que préside Rubin Elmaleh, celui du Mellah ayant à sa tête Lugasy. Narcisse Leven constatait 'qu'entre les émancipés à l'aise et les malheureux Chleuhs insuffisamment pliés à la vie urbaine, les différences s'accusent jusqu'à obscurcir la notion de solidarité; on dirait deux races différentes'. Le fait nouveau justement, dans ces années, c'est la promotion à la première catégorie—celle des émancipés à l'aise —des juifs d'origine marocaine. Les Ohayon, les Siboni, les Afriat, juifs d'Ifran de l'Anti-Atlas participent à l'ascension. Cette ascension de familles juives de l'intérieur, parfois d'origine berbère, leur intégration à la minorité judéo-andalouse est un des faits les plus importants que signalent d'ailleurs et non sans arrière pensée politique, les rapports des écoles de l'Alliance Israélite Universelle. L'occidentalisation les unit comme les unit le réseau multiplié et étendu des affaires.

Corollaire, en effet, de cette sécurité nouvelle c'est l'enrichissement. Et celui qui est le plus stable, concrétisé par la propriété immobilière ou foncière.

Les inventaires d'hoiries conservés dans les Consulats comme les réquisitions pour l'immatriculation foncière — fondées sur des Moulkya ou des actes consulaires—en apportent cent preuves.

Ne parlons pas ici des très grandes fortunes que révèle par exemple l'héritage d'Abraham Corcos, liquidé en 1884/1885. Outre l'argent et les actions conservées dans les banques de Londres, le consulat d'Espagne à Mogador enregistre des dizaines d'immeubles et des maisons dans la ville mais aussi à Safi, Mazagan et Marrakech, des terrains extra-muros à Mogador, des propriétés dans les Chiadma et les Haha, un immense domaine à Agbalou (Cap Sim), des actions de compagnies anglaises, italiennes et françaises, des bijoux, des créances récupérables pour plus de 200,000 F or. Attachons nous, de préférence à la fortune bourgeoise et d'essence purement marocaine. Voici l'exemple de l'inventaire, incomplet, des biens de Nahon à Mazagan: 5 maisons, 12 boutiques, 2 fondouks, des terrains, une propriété rurale; ou l'exemple de Joseph Youli avec 10 propriétés recensées à Mazagan, à Casablanca et à Kenitra.

Trois faits m'apparaissent d'importance majeure dans l'analyse de ces fortunes.

— leur généralisation et leur fixation: ce ne sont plus en effet cas isolés mais révélés par centaines; ce ne sont plus positions hasardeuses mais enregistrées en consulat, défendues et maintenues.

Leur complexité croissante; parmi ces inventaires se révèlent argent liquide, pierres précieuses, titres et actions, maisons, troupeaux et terres.

L'importance croissante de la propriété terrienne immobilière et foncière qui marque bien l'enracinement de cette bourgeoisie. Sans doute la propriété terrienne n'était-elle pas inconnue jadis, quoi qu'on en ait dit. Hirschberg, Corcos, entre autres la signalent et Monsieur Zafrani cite plusieurs documents juridiques attestant cette possession. Cependant avant la deuxième moitié du XIXe siècle le fait demeure assez rare et localisé. Sa généralisation, son étendue, font tâche d'huile à partir des ports vers l'intérieur. Là aussi nous pourrions citer plusieurs d'exemples. Le Consul d'Espagne à Larache, de Cuevas, indique en 1884 que les Juifs possèdent dans le Gharb, 3000 ha. Un rapport de la même date signale aux environs de Mazagan de nombreux silos à grains possédés par les Juifs. L'addition de quelques unes de ces propriétés, pour la seule Chaouia donne 1794 ha. Benchimol possède à lui seul 300 ha. Un rapport de 1888 indique, non sans exagération, que les 3/4 des maisons de Tanger appartiennent à des Juifs. Il faut souligner que toutes ces propriétés sont emportées dans la haussen du prix des terrains particulièrement vive dans les environs des villes. Ainsi, entre 1860 et 1868, la valeur de la terre triple dans les environs de Casablanca.

Cet enrichissement, cette sécurité sont d'autant plus facteurs d'ascension sociale que les Juifs, incarnent de plus en plus les valeurs nouvelles, celles promises à l'avenir, celles qui s'imposent aux Musulmans encore réticents: les valeurs de l'occidentalisation. Cette occidentalisation se fait par le contact avec les européens, avec les écoles multipliées — et il faudrait longuement parler des écoles de l'Alliance après 1862—par les voyages à l'étranger, par la presse tangéroise, enfin, toute entière, à une exception près, aux mains des juifs.

L'effet s'en marque partout dans les moeurs. Le changement des costumes en est la première manifestation depuis longtemps notée. Même dans les petits centres l'évolution est rapide dans les habitudes journalières. Michaux Bellaire l'a noté excellement à El Ksar dans le Gharb au tout début du siècle.

Le juif sera—et cela ne contribue pas peu à son enrichissement — le diffuseur des novations notamment des novations alimentaires qui prennent, une part croissante dans le volume d'un commerce pratiquement décuplé entre les années 1830 et les années 1890 (de 8 à 80 millions). Le thé, le sucre qui l'accompagne, certains tissus de cotonnades sont les produits nouveaux les plus remarquables. Selon la tradition les Afriat, originaires d'Ifran firent répandre, au XIXe siècle, dans le sud marocain et le Sahara l'usage du Khourt et du Kalamoun qu'ils fabriquaient ou faisaient fabriquer à Manchester mais aussi à Madras et Pondichéry.

Parmi bien d'autres traits il conviendrait de relever la poussée démographique de la minorité juive. Tous les indices prouvent que par l'évolution de son revenu, par l'urbanisation, par l'usage croissant de la vaccine, une évolution différentielle s'établit dans le dernier quart du XIXe siècle entre la population juive et la population musulmane.

Jean-Louis Miège – LA Bourgeoisie Juive du Maroc au xix siecle Rupture ou continuité

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Cet enrichissement, cette sécurité sont d'autant plus facteurs d'ascension sociale que les Juifs, incarnent de plus en plus les valeurs nouvelles, celles promises à l'avenir, celles qui s'imposent aux Musulmans encore réticents: les valeurs de l'occidentalisation. Cette occidentalisation se fait par le contact avec les européens, avec les écoles multipliées — et il faudrait longuement parler des écoles de l'Alliance après 1862—par les voyages à l'étranger, par la presse tangéroise, enfin, toute entière, à une exception près, aux mains des juifs.

L'effet s'en marque partout dans les moeurs. Le changement des costumes en est la première manifestation depuis longtemps notée. Même dans les petits centres l'évolution est rapide dans les habitudes journalières. Michaux Bellaire l'a noté excellement à El Ksar dans le Gharb au tout début du siècle.

Le juif sera—et cela ne contribue pas peu à son enrichissement — le diffuseur des novations notamment des novations alimentaires qui prennent, une part croissante dans le volume d'un commerce pratiquement décuplé entre les années 1830 et les années 1890 (de 8 à 80 millions). Le thé, le sucre qui l'accompagne, certains tissus de cotonnades sont les produits nouveaux les plus remarquables. Selon la tradition les Afriat, originaires d'Ifran firent répandre, au XIXe siècle, dans le sud marocain et le Sahara l'usage du Khourt et du Kalamoun qu'ils fabriquaient ou faisaient fabriquer à Manchester mais aussi à Madras et Pondichéry.

Parmi bien d'autres traits il conviendrait de relever la poussée démographique de la minorité juive. Tous les indices prouvent que par l'évolution de son revenu, par l'urbanisation, par l'usage croissant de la vaccine, une évolution différentielle s'établit dans le dernier quart du XIXe siècle entre la population juive et la population musulmane.

Le schéma d'ascension de cette nouvelle classe juive rappelle celui de la bourgeoisie européenne au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Toutes choses égales, il s'établit selon un même procès ou agissent des forces semblables: hausse longue des prix, utilisation habile des cycles économiques dans leur phase d'expansion comme des brusques crises (les faillites permettant des acquisitions à bas prix par saisie de gage), constitution de fortunes mobilières et foncières, renouveau idéologique (les emprunts aux idées européennes jouant ici assez exactement les rôles des lumières dans l'Europe du XVIIIe siècle), extension rurale d'un capitalisme à racine urbaine. Avec un certain décalage il s'appliquera d'ailleurs bientôt à la bourgeoisie naissante musulmane; mais la bourgeoisie juive marocaine, en partie grâce au ferment des judéo-andalous mais aussi par sa situation spéciale, son intelligence et ses aptitudes a été la première à saisir le sens de l'évolut­ion, à l'utiliser et à se perpétuer. Elle joue pleinement de ses deux grandes forces millénaires la force conservatoire et celle de l'adaptation. Elle a pu appliquer à une situation nouvelle les acquêts d'une situation ancienne. Cette bourgeoisie remplit à nouveau pleinement ce rôle d'intermédiaire sinon intercesseur entre deux mondes, celui du Maroc profond et celui de l'Occident, ceux aussi de la tradition et de la novation.

Ainsi retrouvons-nous notre interrogation initiale. Continuité ou rupture? En réalité continuité et rupture. N'est ce pas là la marque du génie juif marocain de conservation et de ferment qui le fait vivre, dans ce Maghreb à la fois ami et hostile, le long des siècles, constamment à l'heure juste de son destin.

Simon Schwarzfuchs COLONIALISME FRANÇAIS ET COLONIALISME JUIF EN ALGERIE (1830-1845)

Simon Schwarzfuchs

COLONIALISME FRANÇAIS ET COLONIALISME JUIF

EN ALGERIE (1830-1845)

Le Consistoire Central des Israélites de France ne semble pas avoir été ému outre mesure par la conquête de l'Algérie, ni même par celle d'Alger; sans doute ne voyait-il pas la nécessité de se préoccuper du sort de la communauté juive d'Alger, qu'il ne connaissait d'ailleurs pas, aussi longtemps que le gouvernement du Royaume n'aurait pas décidé de sa politique à l'égard d'une conquête encombrante dont il ne savait encore que faire. Il n'est donc guère étonnant que le Consistoire Central ait jugé bon d'attendre jusqu'en novembre 1833 pour envoyer une lettre au Ministre de la Justice et des Cultes par laquelle il proposait l'établissement d'un Consistoire Israélite à Alger, mesure qui lui semblait favorable tant sur le point de vue politique que sur celui des rapports religieux et moraux. La délibération qui avait conclu à l'envoi de la lettre était signée entre autres par Adolphe Crémieux, membre agissant du Consistoire Central, et manifestant déjà la volonté d'aider tout autant la France que la religion juive.

Le projet restait cependant très vague et ne précisait rien concernant la formation de ce Consistoire et son éventuel rattachement au Consistoire Central à Paris. Il ne paraît pas qu'il ait suscité un grand intérêt.

Quatre ans plus tard, le 24 décembre 1837, le Consistoire Central dont Crémieux faisait toujours partie, résolut de se renseigner sur l'état des Juifs d'Algérie afin d'étudier les mesures qui pourraient être prises en leur faveur ainsi que la possibilité de hâter leur régénération grâce à l'établissement de rapports administratifs avec les Israélites de France, c'est-à-dire avec le Consistoire Central. Le Consistoire de Marseille fut chargé de cette mission. Il était alors présidé par J. Altaras, riche armateur né en Syrie, qui avait été élevé à Jérusalem avant d'émigrer en France. La réponse qui fut envoyée en avril 1838 transmettait quelques renseignements, qui n'ont pas été conservés, et recommandait d'établir en Algérie des écoles gratuites dirigées par des maîtres français, assistés d'un instituteur hébreu indigène, de créer un Consistoire composé de notables du pays et d'autres habitants européens et de ne prendre à partir d'une date non précisée que des rabbins issus de l'Ecole rabbinique, donc français, mais connaissant les principes de l'arabe. La même séance entendit également le Docteur Worms, médecin français attaché à l'hôpital de Bône, qui fut très acerbe et proposa des mesures bien plus énergiques: il proposait d'envoyer de jeunes Juifs algériens en France pour les y former aux habitudes françaises, et les renvoyer quelques années plus tard en Algérie pour y exercer une influence salutaire!

Le 4 septembre 1839, le Consistoire Central, dont Crémieux faisait toujours partie, revenait à la charge. C'est qu'un évêché avait été créé à Alger l'année précédente et qu'une église protestante était sur le point de l'être. Le problème de l'organisation du culte israélite ne pouvait plus être éludé et le Ministre s'en rendait bien compte. Il s'en préoccupait avec une sage lenteur, à tel point que le Consistoire Central fut contraint de lui écrire à nouveau le 7 janvier 1841 pour lui demander où il en était.

        Il faut bien reconnaître que l'organisation du culte israélite posait des problèmes très différents de ceux des cultes chrétiens. En effet, l'évêché d'Alger était l'évêché des Européens, des Français d'Alger, de même que l'église protestante ne servait et ne réunissait que des protestants d'importation, civils ou militaires, tant il est vrai que les efforts missionnaires déployés en Afrique par ces deux cultes n'avaient obtenu que des résultats dérisoires. L'organisation du culte israélite, quant à elle, serait essentiellement destinée aux Israélites indigènes, le nombre des Juifs français établis en Algérie n'atteignant pas le millier. Elle allait donc poser des questions de principe et contraindre les autorités françaises à définir leur position devant la population juive de l'Algérie.

Il est bien connu que le général, puis maréchal Bugeaud avait des opinions très arrêtées au sujet de la politique qu'il convenait d'appliquer envers les Juifs d'Algérie. Il s'en expliquait longuement dans son Mémoire sur notre établissement dans la Province d'Oran par suite de la paix, qu'il rédigea en juillet 1837. II les accusait d'abjection, de fourberie et de rapacité et affirmait que si les Français avaient déchu dans l'opinion des Arabes, c'était surtout parce qu'ils avaient traité 'd'égal à égal avec les Juifs'. Il aurait fallu les expulser des villes dès l'arrivée des troupes françaises, et il était très regrettable qu'on ne l'ait point fait. Leur présence et le rôle d'intermédiaire qu'ils jouent empêchent le contact direct entre Arabes et Français. Ils constituent la majeure partie de la population des villes, mais ne contribuent pas à leur défense: il faudrait les en expulser et les y remplacer par des populations françaises qui soutiendraient ou remplaceraient à l'occasion les troupes françaises. 'Mais comment les expulser? La difficulté n'est pas en Afrique, elle est en France'.Bugeaud regrettait l'appel qui serait fait au régime constitutionnel et ce qu'il qualifiait d'excès de libéralisme. Si jamais les Juifs pouvaient invoquer la capitulation d'Alger pour justifier leur présence dans la ville, ceux d'Oran, de Bône, de Bougie, etc…, n'étaient pas en droit d'avancer le même argument. Il recommandait donc de donner aux Juifs des villes un délai de deux ans pour vendre eux-mêmes leurs biens. Passé ce délai, ils seraient tenus de quitter l'Algérie, mais auraient encore cinq ans pour vendre leur biens par procuration.Les autorités feraient vendre par autorité de justice les biens qui leur resteraient par la suite, et leur en remettraient le montant. Si une telle mesure se révélait impossible, il demandait de ne pas les émanciper entièrement, de limiter la liberté dont ils jouissaient, de leur faire payer l'impôt et de les faire servir dans la milice.

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