PROFIL INTELLECTUEL DU LETTRÉ JUIF ET DE SON CONGÉNÈRE MUSULMAN, AU MAGHREB (du 16e au 20e siècle)

PROFIL INTELLECTUEL DU LETTRÉ JUIF ET DE SON CONGÉNÈRE MUSULMAN, AU MAGHREB (du 16^e au 20^e siècle)

HAÏ M ZAFRANI

Le célèbre talmudiste et auteur décisionnaire, Rabbi Isaac Alfassi, né à Qala'at Beni Hammad (1013—1103), n'émigra en Espagne que lorsqu'il était déjà vieux, après avoir longtemps enseigné au Maroc et y avoir rédigé son oeuvre monumentale, le Talmud Qatan et la majeure partie de ses responsa. Maïmonide lui-même séjourna à Fès, vers 1160.

Dans la deuxième moitié du 14è siècle vivait, dans la capitale idrisside, Nissim Ibn Malka, auteur présumé d'un ouvrage de kabbale disparu; mais les oeuvres de son fils ont été retrouvées et étudiées par G. Vajda^. Bien d'autres savants maghrébins ont illustré cet Age d'Or judéo- arabe de l'Occident musulman et contribué à l'éclat de sa culture^.

Leurs épreuves allant croissant sur le sol d'Espagne, les Juifs de ce pays commencèrent leur mouvement de reflux, bien avant les événe­ments tragiques de 1391, vers les terres maghrébins, désormais plus hospitalières, que leurs ancêtres avaient quittées, quelques siècles aupa­ravant, sur les pas des conquérants musulmans de la Péninsule Ibérique, le Berbère Tarik et l'Arabe Moussa ben Nosaîr.

 La ruine du judaïsme espagnol fut consommée et l'irréparable accompli à la suite des décrets d'expulsion de 1492 et 1497. Les émigrés espagnols et portugais arri­vaient par vagues successives et s'établissaient provisoirement ou défini­tivement au Maghreb, principalement au Maroc, dans les ports méditer­ranéens ou atlantiques et dans les métropoles de l'intérieur du pays, constituant un groupe ethnique, les mégorashim ou "expulsés" castillans, d'abord distinct de celui des toshabim "autochtones", fusionnant ensuite avec lui sur le terrain des activités communautaires dont il prit peu à peu la direction temporelle et spirituelle, son influence devenant très tôt dominante sur le terrain économique et dans le domaine de la science rabbinique. 

 C'est dans les élites intellectuelles des vieilles familles, d'ori­gine andalouse pour la plupart, mais dont quelques unes appartenaient aussi à la souche indigène, que s'est constitué le patrimoine culturel marocain durant les quatre derniers siècles.

La société musulmane maghrébine connaît, dans le même temps, sensiblement et lême destin. "En dépit des cénacles brillants de l'Anda­lousie proche, des noms marocains deviennent notoires, puis célèbres. Il n'existait pas encore d’empire marocain proprement dit; l'Espagne et l'Afrique Mineure, jusqu'à l'Ifriqiyya et la Sicile ne faisaient le plus sou­vent qu'un…

De Grenade à Fès, et de Fès à Tunis, une fiévreuse acti­vité règne parmi les savants. C'est l'apogée de la littérature musulmane et l'Age d'Or de la civilisation maghrébine. Puis c'est le déclin. Avant la fin du 15è siècle, les derniers Maures quittent la péninsule ibérique.

A ce moment, va se former une école vraiment marocaine. Elle a pour elle, tout d'abord, l'appoint considérable d'une grande partie des expul­sés du pays voisin. Si elle reste en relations suivies avec les centres intel­lectuels d'Orient, elle échappe néanmoins à leur tutelle; et, dans le pays, elle va rayonner, non seulement de la capitale savante, Fès, et de son Université, mais aussi, et encore plus, des zawiyya-s disséminées dans le pays  .

C'est dans ces zawijja-s ou ribat-s, couvents-écoles situés auprès du tombeau d'un saint ou d'un chef de confrérie que s'effectue une grande poussée religieuse, née de la haine de la chrétienté conqué­rante. Ils deviennent des foyers d'exaltation mystique autant que de science et finissent par concurrencer l'enseignement officiel de la mosquée cathédrale d'Al-Qarawiyyin.

Curieusement, c'est à la même époque et dans les lieux d'établissement juifs voisins qu'on assiste à une effervescence mystique croissante, née elle aussi de l'exil espagnol, et que se développe une littérature kabbalistique féconde.