הספרייה הפרטית של אלי פילו-Memoires Marranes Nathan Watchel

Memoires Marranes
Nathan Watchel
Collection dirigee par Maurice Olender
Edition du Seuil, Fevrier 2011
Une mémoire marrane encore vivante se perpétue obstinément au Brésil, plus de cinq cents ans après la conversion forcée, jusque dans les terres arides du Nordeste, dans le lointain et mythique sertâo.
Je suis parti à la recherche de traces des judaïsants d’autrefois, de vestiges d’un passé si ancien, si occulté, en cet autre bout du monde, en ces immenses déserts de broussailles et d’épines, prédestinés en quelque sorte à tous les exils.
Entre mémoire et oubli, j’ai pu entrevoir combien la condition marrane s’accompagne au fil du temps de représentations et réactions ambivalentes, tant positives que négatives, à l’égard de l’héritage juif: soit la foi du souvenir et la vénération des martyrs, soit le déni des ancêtres qui ont transmis à leurs descendants le stigmate de leur « sang impur ».
C’est d’un double processus que se compose la mémoire marrane, de deux mouvements antithétiques (mais non exclusifs car ils peuvent fort bien coexister parmi les membres d’une même famille, voire chez le même individu): d’un côté, fidélité persévérante malgré les bûchers, de l’autre, volonté de fusion et recherche de l’oubli (ce qui ne signifie pas disparition totale du champ de la mémoire). Or le Brésil, au cours de son histoire, a offert et offre aujourd’hui encore des conditions particulièrement favorables à l’un comme à l’autre phénomène.
- W.N
Professeur au Collège de France, Nathan Wachtel a publié dans la même collection Dieux et vampires. Retour à Chipaya en 1992, La Foi du souvenir. Labyrinthes marranes en 2001 et La Logique des bûchers (2009, Prix Guizot de l’Académie française).
Un autre bout du monde
Plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons Dieu.
Baruch Spinoza, Ethique, V, 24.
Une mémoire marrane encore vivante se perpétue obstinément au Brésil, plus de cinq cents ans après la conversion forcée, jusque dans les terres arides du Nordeste, dans le lointain et mythique sertâo. Pourquoi partir à la recherche de traces des judaïsants d’autrefois, de vestiges d’un passé si ancien, si occulté, en cet autre bout du monde, en ce s immenses déserts de broussailles et d’épines, prédestinés en quelque sorte à tous les exils ?
Le sertão est une zone géographique du Nordeste du Bresil au climat semi-aride du au . Son sens originel signifie l'« arrière-pays », le « fin fond », une zone éloignée des centres urbains, la campagne, et peut être comparé au concept de bled ou à l'outback australien L'anthropologue Claude Lévi-Strauss le précise en ces termes : « Mato se rapporte à un caractère objectif du paysage : la brousse, dans son contraste avec la forêt ; tandis que sertão se réfère à un aspect subjectif : le paysage par rapport à l'homme » (Tristes tropiques, chapitre Caduveo – Pantanal). Wikipedia
Entre mémoire et oubli, la condition marrane s’accompagne au fil du temps de représentations et réactions ambivalentes, tant positives que négatives, à l’égard de l’héritage juif: soit la foi du souvenir et la vénération des martyrs, soit le déni des ancêtres qui ont transmis à leurs descendants le stigmate de leur sang impur. – D’une part, en effet, nous savons que la mémoire marrane ne naît pas seulement du drame de la conversion forcée, mais quelle est en quelque sorte entretenue, pendant plusieurs siècles, par la répression implacable des judaïsants (arrestations, prisons, autodafés), c’est-à-dire par le fonctionnement même de la machine inquisitoriale fondée sur la logique des bûchers. D’autre part, l’appauvrissement inéluctable de cette mémoire, au long des générations, ne résulte pas seulement d’un manque de contact régulier avec les communautés juives, ni de l’œuvre d’érosion progressive du temps; il s’agit aussi, le plus souvent, d’une volonté délibérée d’effacement parmi les nouveaux-chrétiens eux-mêmes, lesquels aspirent nombreux à s’intégrer pleinement dans la société globale et s’efforcent en conséquence de faire oublier leur origine. Mais ces tentatives de dénégation, de refoulement, de falsification, n’en sont pas moins des procédures mémorielles, elles aussi, quoique en négatif : spectre qui hante tant de familles obsédées par l’impérieuse nécessité de cacher des secrets estimés honteux. Cette hantise apparaît en définitive comme une autre manière de se souvenir, qui tout en s’occultant elle-même contribue paradoxalement à faire subsister une certaine mémoire marrane, s’estompant dès lors dans le flou et la confusion pour devenir vague réminiscence, dissimulée à la claire conscience, telle une lueur évanescente.
C’est donc d’un double processus que se compose la mémoire marrane, de deux mouvements antithétiques (mais non exclusifs car ils peuvent fort bien coexister parmi les membres d’une même famille, voire chez le même individu) : d’un côté, fidélité persévérante malgré les bûchers, de l’autre, volonté de fusion et recherche de l’oubli (ce qui ne signifie pas disparition totale du champ de la mémoire). Or le Brésil, au cours de son histoire, a offert et offre des conditions particulièrement favorables à l’un comme à l’autre phénomène.