Le rocher d'origine-Haim Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman

Cette représentation changea ma vie. L’Alliance fran­çaise qui patronnait cette soirée, y avait invité le philo­sophe Gaëtan Picon, alors directeur de cabinet d’André Malraux, à donner une conférence sur Sophocle. J’appris plus tard que ce puissant personnage, avait dit à l’ambas­sadeur de France : « Ce garçon a du talent, il faut l’envoyer étudier à Paris ». Les services culturels français firent le nécessaire et quelques mois plus tard, je partais vers la Ville Lumière, avec une bourse d’études théâtrales pour cinq ans. Deux ans plus tard, élève au conservatoire, je retrouverais Gaëtan Picon à la Sorbonne où il m’invita à lire des scènes de Racine devant ses étudiants de maîtrise.

Je fis le voyage dans la soute d’un bateau, seule option accessible à mes moyens. Mon frère Jacques m’avait accompagné jusqu’à Casablanca et m’avait aidé à tramer deux énormes valises, remplies surtout de livres et de disques. De Marseille, je pris le train pour Paris. Était-ce mon entraînement dans les salles de gymnase de Meknès, ou ma fébrilité enthousiaste, toujours est-il que je n’eus aucun mal à coltiner mes bagages jusqu’au pont, à les his­ser sur les quais du port, des gares ou des métros et j’arri­vai tout frétillant pour m’installer à la Maison du Maroc de la Cité universitaire.

J’étais donc à Paris, prêt, comme Henri IV, à tout faire pour conquérir la capitale, un peu Rastignac, un peu Cyrano, un peu Juif errant. Paris était un rêve. J’étais ébloui. Je passais des heures à longer les quais de la Seine, j’arpentais plusieurs fois par jour le Jardin du Luxem­bourg. J’ai très vite et réellement apprécié ces endroits tenant à la fois de l’insolite et du banal que sont les ter­rasses de café parisiennes. A Saint Michel, je les connais­sais toutes. J’aimais m’y asseoir, seul, à deux ou en bande, et y siroter un café au lait avec un croissant bien frais. Mon palais garde encore en mémoire la saveur de cette collation si ordinaire dont je n’ai pourtant jamais retrouvé le goût. Un goût d’Occident, de liberté, de grande ville, ce goût de conquête qui doit être ma Madeleine à moi… Qu’il était loin alors, le thé marocain à la menthe versé d’une théière tenue très haut pour déposer en haut du verre une fine corolle de mousse. Les cafés de Paris sont différents de ceux du reste du monde. Au Maroc, n’y venaient que des hommes. Ils se rassemblaient là et cela les aidait à attendre que la journée passe. A Paris, le café est un havre de grâce. On s’y offre une pause entre deux courses, on y tient des rendez-vous d’affaires, des entre­vues amicales ou amoureuses, on y réfléchit, on y travaille, on s’y repose. C’est un lieu qui peut être à la fois intime et public, un lieu dynamique et distrayant. J’observais les étudiants et surtout les étudiantes. Toutes les beautés de l’Europe s’offraient à mon regard. J’étais émerveillé.

J’étais fasciné par le métro, cette ville sous la Ville que je découvrais. La foule y était aussi dense qu’à la gare des autobus à Meknès, mais son mouvement continu, rapide et si parfaitement canalisé lui donnait un tout autre grouillement. Tous ces gens qui l’arpentaient au pas de course semblaient parfaitement savoir où ils allaient. Nul doute qu’ils ne sachent aussi pourquoi ils couraient et ce qu’ils avaient à faire dans la vie. Moi qui craignais constamment de me perdre et qui ne connaissais que les déplacements indolents des foules orientales, j’étais à la fois envieux et envoûté. Me déplacer à ce rythme accéléré et aveugle fut désormais l’objectif concret que je me fixais pour devenir Parisien. Je ne crois pas l’avoir jamais atteint. Avec l’habitude, j’ai seulement feint une certaine assu­rance sur certaines lignes que j’empruntais régulièrement pour me rendre boulevard Poissonnière, au centre com­munautaire ou au conservatoire.

Peu après mon arrivée à Paris, je suis sorti un soir avec un ami d’enfance retrouvé, Claude Méchali, dans une boîte de jazz où nous avons testé nos talents de séducteurs sur de jeunes Françaises. L’une d’elle me raconta que son mari était parti en Algérie et qu’elle était venue là étouffer ses angoisses. Claude avait participé avec moi à des soirées poétiques à Meknès. Il jouait admirablement du violon et resta un ami fidèle durant toute ma période parisienne. Ensemble, nous avions acheté tous les concerti pour vio­lon et nous les écoutions religieusement sur des disques trente-trois tours que j’ai en partie conservés. Cet ami très cher qui fut un compagnon assidu de mes années pari­siennes est mort d’une leucémie à cinquante ans. Il est enterré à Montréal où ses parents avaient émigré. J’ai tou­jours une pieuse pensée pour lui, chaque fois que j’écoute un morceau pour violon.

J’ai découvert Paris comme un touriste qui a tout son temps. Avec émerveillement et sans précipitation. J’allais souvent au Louvre ou dans diverses galeries. Je formais mon goût esthétique, je m’instruisais. Dans les rues, les musées, les palais et les parcs. Le spectacle était partout. Evidemment, je n’ai pas tardé plus de quelques jours avant de monter à la Tour Eiffel. Je me souviens du ver­tige qui me prit au troisième étage. Moi qui avais grandi dans les ruelles du vieux mellah, ces perspectives me changeaient. Les avenues qui irradiaient de la Place de l’Etoile n’avaient pas grand-chose de commun avec notre boule­vard de Meknès, suprême lieu de sortie et de rencontres.

Muni de cette bourse et recommandé par le conseiller culturel français au Maroc, Georges Lerminier, je me pré­sentais au cours Simon, le plus renommé des cours de théâtre, pour préparer mon examen d’entrée au Conserva­toire d’art dramatique de Paris. Le professeur René Simon était un drôle de personnage. Un peu cabotin, il tenait peut-être du comédien raté, mais nombre d’illustres acteurs lui doivent leur carrière. Il sera aussi mon prof au conservatoire où je lui préférerais cependant son collègue Fernand Ledoux, comédien de génie et professeur remarquable. René Simon me dirigea donc pour les trois scènes obligatoires du concours d’entrée au conservatoire. En fait, je pense qu’il ne fit que fignoler l’enseignement que m’avait donné France Ellys au conservatoire de Meknès et si j’ai réussi à entrer haut la main au Conservatoire de Paris, ce fut certainement surtout grâce à elle.

Les examens d’entrée au conservatoire se font en trois étapes et durent trois mois. Ce sont des épreuves élimina­toires. Nous devions, pour chacune, présenter une comé­die ou une tragédie. Ma troisième et dernière scène était tirée de Bérénice et je jouais le rôle de Pyrrhus. Nous étions plus de 600 concurrents. Il y en eut 25 de retenus pour l’examen final. A la surprise générale et à la mienne en particulier, c’est le petit juif pauvre à peine débarqué de son mellah qui sortit premier de toute la promotion. Mon nom était cité dans les journaux parisiens. Le Monde publia une critique élogieuse signée de l’autorité irréfu­table en matière de théâtre, Poirot-Delpech, futur acadé­micien.

Je n’en revenais toujours pas quand, lors de ma visite au conservatoire en 2003, j’ai retrouvé le compte-rendu de cet examen final. Je ne peux dire jusqu’à aujourd’hui ce qui m’impressionne le plus, les noms des quinze examina­teurs ou leur plébiscite. Les plus grands comédiens, met­teurs en scène et dramaturges de l’époque avaient tous voté pour moi. Ayant obtenu le maximum de voix, je figu­rais en tête de la liste des admis. Pour moi, cela relevait du miracle. Sois remerciée pour ce prodige, toi qui m’as formé à l’ombre de l’Atlas, France Ellys, ma muse, mon guide. À partir de là, Fernand Ledoux prit ta relève. Ce maître, qui me suivit pendant mes trois années d’études au conservatoire, enseignait merveilleusement. Ses leçons étaient simples, directes et efficaces. Peu loquace, il lui suffisait d’un mot ou d’un simple geste, pour placer une situation ou situer un personnage. Il montrait, écoutait, dirigeait avec naturel, patience et chaleur. Nous sortions de chez lui, enrichis.

Je travaillais ensuite mes rôles pendant des heures. J’aimais particulièrement déclamer mes monologues à tue- tête en arpentant les allées encore désertes du Parc Mont- souris, aux aurores. Les rares passants, quelques clochards ou promeneurs de chiens, me jetaient avec philosophie des regards indulgents. Paris avait, certes, connu bien d’autres hallucinés… Je scandais mes tirades de toutes mes forces. Si Racine m’était plus familier, car j’avais déjà, grâce à France Ellys, développé un style particulier pour interpré­ter ce dramaturge, je devais beaucoup m’exercer pour satisfaire aux exigences de mon maître pour d’autres rôles tragiques comme Le Cid, Ruy Blas ou Lorenzaccio. L’air matinal et la beauté du lieu m’étaient propices pour apprendre à intérioriser ces personnages, à “désemphatiser”, comme disait Ledoux. Je m’adressais aux arbres et aux rochers qui semblaient également fin prêts à donner la réplique à Alceste ou à Don Juan et acceptaient même de servir de cobayes pour mon apprentissage de diction. Je pouvais me laisser aller à les interpeller avec d’intermi­nables exercices de vocalisation et ils acceptaient mes hommages répétés de ooooooOOO, aaaaaaaAAA, iiiiiilll ou ououououOU OUOU ou mes adresses éperdues en alexandrins, déclamées un crayon entre les dents, afin de fignoler mon élocution. Par contre, mon voisin à la Mai­son du Maroc dont la chambre était attenante à la mienne, étudiant en mathématique quelque peu farfelu, ne mani­festait pas la même humilité et il prenait un malin plaisir à répéter systématiquement ce que je récitais de l’autre côté du mur, me renvoyant l’écho dans une belle cacophonie.

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