Le rocher d'origine-Haim Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman

A Paris, je voulais aussi offrir mes talents dans des cadres juifs. Au centre communautaire du boulevard Pois­sonnière qui venait d’être créé par Lynclair et des cadres du DEJJ Maroc, on me demanda de créer un groupe théâ­tral d’expression biblique, comme je l’avais fait quelques années plus tôt à Meknès. J’ai d’abord monté une adapta­tion du Cantique des Cantiques. Et un jour de 1961, nou­veau clin d’œil du destin, j’ai vu la troupe de théâtre et de danse Inbal qui se produisait au Théâtre des Nations. Elle donnait L’histoire de Ruth et Le mariage yéménite. La troupe fut ovationnée et reçut un prix. Quant à moi, j’étais bou­leversé. Pour la première fois de ma vie, je voyais mes deux directions identitaires – mes doubles attaches cultu­relles juive et française, si souvent perçues ou présentées comme contradictoires – se rencontrer, se stimuler, s’entrelacer, pour arriver à la perfection artistique d’un spectacle authentiquement juif et israélien, applaudi et reconnu dans un temple de l’art français. C’était pour moi une révélation, plus, une promesse, un engagement. Sans trop réfléchir et mû par mon seul enthousiasme, je me fau­filai après le spectacle, dans la loge de Sarah Levy-Tanaï, la chorégraphe qui avait réussi ce coup de maître, pour la féliciter. Ce fut ma première rencontre avec cette grande dame. A l’heure où j’écris ces lignes, je dirige le théâtre Inbal, fondé et fécondé par Sarah. En fait, je n’ai fait que m’acquitter d’une dette…

En attendant, l’effet de cette représentation fut immé­diat et je décidai de monter une adaptation de L’histoire de Ruth avec mes jeunes du centre communautaire. La pièce fut filmée par le rabbin Josy Eiseinberg pour son émission télévisée. Par ailleurs, Léon Algazi, compositeur de musique sépharade qui dirigeait la chorale de la synagogue de la Victoire m’invitait régulièrement à la même époque, pour des séances de lecture de poèmes dans ce lieu presti­gieux. Pendant toute une année je venais le vendredi soir à l’office et, du haut de la galerie supérieure où était la chorale, je déclamais des poèmes de Judas Halévi, de Salomon Ibn Gabirol ou d’Edmond Fleg.

Une autre expérience de l’époque fut ma première rencontre, en 1962, avec l’écrivain Albert Memmi. Il venait de sortir son deuxième livre et m’avait invité à agré­menter les conférences qu’il donnait à cette occasion, par la lecture de quelques pages d’Agar. Ces soirées eurent beaucoup de succès. Je ne me rappelle pas du tout com­ment nous nous sommes rencontrés, ni qui lui avait parlé de moi. Le fait est que, quelque vingt ans plus tard, je réa­liserai à la télévision israélienne une adaptation de son pre­mier roman, La Statue de Sel, que je considère comme étant aussi mon histoire, comme je le dis alors à son auteur. Le livre avait été traduit en hébreu et un passage – « Les vieux habits » – était au programme scolaire. C’était la scène où la mère de Mordekhaï  Benillouche donne ses vieux habits à un enfant, plus pauvre que lui. Je n’aimais pas ce choix, qui selon moi, contribuait à ancrer le cliché sur les Juifs d’Afrique du Nord. Travaillant alors à la télé­vision éducative, je luttais pour réaliser une adaptation du livre dans son ensemble. Outre mes ambitions de relever l’image de marque des immigrants séfarades, mon inter­prétation fut évidemment très personnelle. J’ai voulu raconter le “miracle” de l’enfant pauvre, sauvé par l’édu­cation, cette histoire qui, je l’ai dit, était aussi la mienne. Memmi, dont l’orientation et les choix étaient totalement différents des miens, a apprécié et m’a même ardemment défendu devant un public plutôt froid, lors d’une projec­tion au Centre Rashi.

Mes études terminées, je commençais l’ingrate course des auditions, des continuelles remises en questions et des aléas de ce métier de comédien, jamais sûr de ses lendemains. J’adorais jouer, mais cette angoisse matérielle m’effrayait. J’avais suffisamment connu ces vicissitudes dans mon enfance, dans ma famille. Je n’y avais pas échappé pour y retourner. Par chance, je me sentais plus metteur en scène que comédien. J’aimais l’acte de création à partir d’un texte, le travail avec les comédiens et la scé­nographie. Diriger a toujours été dans mes veines.

Comme il me restait encore deux années de bourse, j’ai demandé au ministère de la Culture de me permettre de faire un stage à l’ORTF. J’ai été placé à la télé, d’abord comme stagiaire et puis comme assistant de Jean-Paul Carrère. Cet artiste de grand talent était un gentleman, très pédant dans ses préparatifs de dramatiques. Il prenait autant de soin à élaborer et à fignoler ses scénarios que dans la direction de ses acteurs. C’était un virtuose de la technique du direct. Il passait avec aisance d’un plateau à l'autre, chacun comportant plusieurs décors. Il évoluait dans le calme, imposant à tous ses collaborateurs, par sa présence même, une sérénité bénéfique à la création. J’ai travaillé avec ce maître pendant deux ans, non seulement à des dramatiques en direct comme Le Commandant X, mais aussi à des ballets filmés en extérieur, qu’il tournait en seize millimètres. Je l’ai suivi dans des tournages en décor naturel en dehors de Paris et j’ai même été ainsi jusqu’à Bastia, en Corse. De Jean-Paul, j’ai appris la minutie, l’importance du détail et de la coordination, l’art de découper un scénario, l’habileté d’organiser des scènes dramatiques et surtout le travail avec les comédiens. Il était d’un contact simple et direct et il m’avait pris en ami­tié. Nous déjeunions souvent ensemble, en tête à tête ou avec d’autres. Nous parlions alors métier, mais aussi de mon avenir, alors incertain. Le premier assistant de Car­rère, Michel Pamart dont j’étais moi-même l’auxiliaire, m’amenait avec lui dans les réunions techniques sur l’éla­boration des décors et des costumes et nous suivions ensuite minutieusement les développements de leur réali­sation. Étant aussi responsable de la figuration et des petits rôles, il m’employa aussi très souvent pour ces fonc­tions, me donnant ainsi la satisfaction de donner la réplique à de grands comédiens tout en me permettant de me constituer un petit pécule.

Parallèlement à mon initiation chez Carrère, j’ai aussi appris chez le plus génial des réalisateurs de variétés de la télévision française de cette époque, Jean-Christophe Averty. Mes deux maîtres étaient on ne peut plus diffé­rents de caractère. Autant Carrère était calme, autant Averty avait le goût de la provocation. Son opiniâtreté à déconstruire les formats télévisuels et son imagination débordante furent pour moi un enseignement exception­nel. C’était un innovateur, qui créait l’illusion par l’incrustation de personnages filmés sur fond bleu avec un décor dessiné. J’ai assisté chez lui, passivement et humblement, à de multiples créations, comme Les Raisins verts et à d’innombrables shows où, dans son style inimitable, il se servait des paroles des plus grands chanteurs comme Yves Montand, Juliette Gréco ou Léo Ferré, pour créer des effets à leur mesure. Averty arrivait le matin avec un gros cahier où son scénario était découpé en images qui res­semblaient à des dessins surréalistes. Travaillait avec lui un technicien extraordinaire à qui il demandait de trouver des modèles d’incrustation pour ses dessins. Ils essayaient ensemble différentes possibilités, Averty repoussant toutes les propositions jusqu’à ce qu’ils arrivent à un résultat satisfaisant. Il descendait ensuite sur le plateau où évo­luaient des dizaines de photographes, de techniciens de son, d’assistants et autres travailleurs de plateau. Là, il proférait des ordres tous azimuts, passait de l’un à l’autre, gesticulait, hurlait, se fâchait, traitait son monde de tous les noms. L’un après l’autre, les cadreurs quittaient les lieux. Si bien qu’il se retrouvait souvent tout seul sur le plateau, avec toutes les caméras, pour terminer lui-même le travail s’il ne se rabibochait pas avec ceux qu’il avait rabroués. Son excitation faisait partie de sa création. C’était presque théâtral chez lui et au fond, les gens le savaient et il était non seulement admiré et respecté, mais aussi très aimé.

Deux ans plus tard, en 1966, je m’installai en Israël. Fort de cet enseignement précieux et innovateur, je n’eus aucun mal à me faire engager à la télé israélienne, alors au stade expérimental quasi embryonnaire. La liste des réali­sations auxquelles j’avais collaboré, établie à Paris par Jean-Paul Carrère pour servir à bon escient, me fit d’emblée apparaître comme un homme providentiel. J’avais l’expérience qui faisait défaut dans le pays et j’avais appris à bonne école. En devenant ainsi l’un des fondateurs de la télévision israélienne, je devenais aussi « le Français », ce qui était en ces années-là un titre de gloire et un label de culture et de charme. Avec mon hébreu déficient, mon accent français et mon allure parisienne (j’étais le seul à venir au boulot en costume-cravate) et mon insatiable besoin d’amour, j’ai joué sur tout cela pour mieux m’intégrer dans mon nouveau milieu. J’avais inventé un mot passe-partout : « binz », qui résonnait fran­çais tout en s’accordant à la sonorité hébraïque et qui devait pallier toutes mes lacunes de vocabulaire. Il fallait faire « binz »; là, ça manquait de « binz », là, il y en avait trop ; et « binz » par ici et « binz » par là. Finalement, on me colla ce surnom et j’étais devenu un Monsieur Binz, dont le cachet français éclipsait – du moins, dans les premiers temps – l’identité marocaine. De même que je renoncerai peu à peu au chic vestimentaire peu approprié au climat de Tel Aviv, je n’ai pas tardé à réaffirmer mes origines par les nombreux films que j’ai eu toute liberté de réaliser à la télévision éducative.

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