Le chantre des murs blancs-Sid Maleh

Les gens de l’Alliance ne s’aventuraient pas au mellah. Ils n’en aimaient ni les remugles ni les sortilèges. Ils redoutaient les microbes et les virus. Ils boudaient ces repaires d’un Dieu qui ne se décidait pas à sortir de sa clandestinité. Ils n’étaient pas tant rebutés par leurs grouillements humains que par leurs étranges architectures taudiesques. Ils étaient là pour ramoner une chronique qui s’était enlisée dans la vase d’une religion qui ne semblait plus déboucher sur le ciel. Ils éclairaient les esprits, récuraient les âmes, débarbouillaient les vies, redressaient les allures. C’étaient somme toute de braves missionnaires, encore plus pénétrés de la vocation civilisatrice de la France que de son ministère des Colonies. Ils avaient pour mission de sortir leurs coreligionnaires de leurs mellahs matériels, religieux et moraux et ils réussissaient dans leurs tâches à force de conviction, de rigueur, de dévouement et de doses non négligeables de vanité coloniale :
– Pourquoi ne prendriez-vous pas les mesures maintenant, puisque vous êtes là, vous m’épargneriez une visite pour le moins ingrate.
-Je dois relever l’empreinte de vos pieds dans un baquet de plâtre, pour avoir leur patron, je ne peux procéder à cette opération hors de mon atelier.
Le délégué se résigna bon gré mal gré à rendre la politesse au cordonnier. C’était l’occasion pour lui de découvrir le mellah où habitaient une grande partie des élèves de ses cinq écoles en ville nouvelle. La visite lui permettrait d’enrichir son rapport mensuel au siège parisien de l’institution. Ne se contentant pas de plates statistiques, celle-ci réclamait des enseignants des rapports pédagogiques, des directeurs des rapports bureaucratiques, des inspecteurs des rapports touristiques (sic) et des délégués des rapports ethnologiques et politiques. Originaire de Malte, le délégué réclamait de ses directeurs et de ses enseignants de donner l’exemple et «de ne se compromettre ni entre des cuisses indignes de l’Alliance ni de s’étrangler avec des nourritures indigestes » (cité dans un rapport dudit délégué, Bibliothèque de l’Alliance, Casablanca, Liasse C, 13111922).
Il recommandait vivement aux enseignants de se marier entre eux pour ne point s’exposer «aux déboires d’alliances bâclées, de veiller à la notoriété de notre institution et de réduire les coûts de l’enseignement et de l’éclairage en terre du Maroc».
Il avait consciencieusement et valeureusement gravi tous les échelons dans la hiérarchie de l’Alliance. Il avait été maître à Céphalonie, instructeur à Réhovot, directeur à Ispahan, à Tunis et de nouveau à l’école des sourds-muets de Jérusalem avant d’être nommé délégué adjoint à Marrakech puis délégué général à Casablanca.
Le jour convenu, le cordonnier attendait le dignitaire à la porte de Marrakech qui commandait l’entrée principale du mellah. Pour l’occasion, il avait revêtu la blouse grise qui servait de tablier aux élèves de l’Alliance, s’était coiffé d’un béret noir et avait noué un nœud de papillon autour du col roulé de sa tunique. Ses chaussures étaient fermées à l’avant d’une boucle et de cordons pour en rehausser l’élégance, et ouvertes à l’arrière comme des savates. Il se proposait de conduire son hôte à son atelier quand celui-ci exprima le souhait de visiter le mellah. Bouskila perdit toute son assurance. Habilité à recevoir qui il voulait dans son atelier, à graisser tous les pieds qu’il souhaitait pour promouvoir ses chaussures et sa progéniture, il ne l’était pas pour introduire un notable au mellah et qui plus est le délégué général de l’Alliance Israélite Universelle au Maroc. Il devait ameuter un rabbin et il ne savait lequel tant ils se disputaient entre eux sur tout et sur rien, un cheikh de la Société mortuaire et il ne savait lequel puisque le mellah comptait autant de sociétés mortuaires que de communautés d’origine, le moqadem du mellah et il ne savait lequel parce qu’il connaissait autant de moqadem que de ministères dans le gouvernement marocain. Il ne demandait qu’une place dans l’une des classes surchargées des écoles «prodigieuses quoique malfamées» de l’Alliance pour que son dernier-né apprenne le solfège et prétende à une carrière internationale et il encourait un anathème qui risquait de le priver de ses clients, malgré son talent d’artisan cordonnier, et de fidèles pour sa synagogue, malgré son tabac et la belle voix de son petit chantre. Le délégué ne démordait pas de son intention d’inspecter le mellah :
- Je n’ai pas traversé la rue des Anglais d’un bout à l’autre de la ville, manquant de m’enliser dans la boue et de glisser sur les pavés, pour manquer cette occasion, protesta le délégué.
-Je dois en aviser le rabbin, le cheikh, le moqadem.
- Pourquoi pas la Résidence et le Palais?
Le chantre des murs blancs-Sid Maleh
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