Un ghetto marocain a (Marrakech) -Joseph Dadia- La Saga des Juifs de Marrakech

UN GHETTO MAROCAIN (à MARRAKECH)
Quand on a longtemps erré dans cette ville musulmane, bien poussiéreuse, bien délabrée, mais vaste et aérée, remplie d’une belle humanité qui sent la montagne et le bled, quel dégoût de tomber dans le Mellah ! C’est un des lieux le plus affreux du monde. Là s’entassent vingt mille Juifs, dans un espace infiniment trop étroit pour leur vie pullulante. Ce ne sont que caftans noirs sordides, calottes crasseuses, cheveux gras, tire-bouchonnant sur les joues ou bien pommadés, travaillés en boucle, en franges, en mèches ramenées autour de la calotte noire avec une recherche de l’élégance qui faiseur ; têtes ravagées par toutes les variétés de teigne qui dégoûtent le passant.
Le patriarche de cet enfer hébraïque est le bonhomme Ischoua Corcos, l’argentier des Sultans, le millionnaire du Mellah. Je me rends chez lui quelquefois, pour écouter les histoires du vieux Maroc qu’il connaît comme personne, et qu’il raconte avec un détachement ironique bien étranger à l’Islam. Sa maison est la seule qui soit propre au Mellah. On y accède par une cour remplie de la paille hachée dont se nourrissent ânes et mulets. Au milieu, une haute, une immense balance, faite pour peser des centaines de kilos, se dresse avec son fléau, comme un gibet à deux branches. Dans un coin, un réduit sombre, meublé d’un coussin déchiré et d’un petit bureau sans pieds pour écrire accroupi. C’est là que travaille le bonhomme, qu’il traite les affaires courantes, qu’il paye, reçoit, compte et mesure.
Il faudrait être Balzac, pour décrire ce logis, pour retrouver les couleurs et les ombres avec lesquelles il peignait quelque vieil intérieur de Saumur ou de Limoges, les grandes fortunes commençantes, la maison d’un père Grandet ou d’un Sauviat tout occupé de ses affaires, tandis que sa fille perd son âme à lire Paul et Virginie, ces demeures où des drames se jouent entre des générations qui ne se comprennent plus… Cette maison est remplie d’enfants qui grandissent près de ce vieillard, sans douter encore que bien-
tôt cette vie leur apparaîtra aussi bizarre. aussi lointaine qu’elle me l’apparaît à moi-même. Qui connaîtrait bien ce logis pourrait se faire une idée des transformations profondes qui se préparent dans lajuiverie du Maroc. Déjà les 'ils du bonhomme ont abandonné le vieux costume traditionnel pour les vêtements européens ; ses petites-filles jouent du piano, parlent français, sont élevées chez «les soeurs», et habillées à la mode de Paris transformée par Marrakech. Mais lui, resté fidèle aux antiques usages, il garde l’antique vêtement et les babouches noires et le foulard bleu à pois blancs jeté par-dessus la calotte et noué autour du menton.
Ses petites filles viennent nous saluer avec une gentille révérence et des phrases polies qui sentent le couvent. Dans la cour, l’égorgeur rituel saigne un poulet qui crie. Par la fenêtre, arrivent d’une école voisine où l’on enseigne le français, des phrases qui entraînent l’esprit dans un rêve dément, et que répètent, comme un verset de la Loi, les enfants du Mellah : « Nos ancêtres les Gaulois…» ou bien encore :
Mon père, ce héros au sourire si doux…
Alors tout danse devant moi, les deux Lions de Juda, l’arbre de Jessé sur le mur, et la fausse pendule peinte et sa clef peinte elle aussi, pendue à un clou imaginaire. Je n’écoute plus le père Corcos. Je n’entends plus ni le piano, ni la machine à coudre, ni les cris du poulet. Je n’ai d’oreilles que pour ces phrases folles, qui résonnent d’une façon tout à fait extravagante dans ce ghetto saharien !
Jérôme et Jean Tharaud Marrakech ou les Seigneurs de l’Atlas
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