Epreuves et liberation. Jo. Tol


Epreuves et liberation. Joseph Toledano

 

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Les juifs du Maroc pendant la seconde guerre mondiale 

PREFACE

Qu'est-ce que l'histoire ? Depuis que les hommes ont commence a s'interroger sur leur passe, cette question fait debat. Pourquoi ? Du fait que l'histoire est un narratif, mais se veut egalement une science. Narratif, car elle vient nous raconter une partie de notre passe, et que, comme toute personne qui compose un recit, l'historien devra choisir ce qu'il dit, mais egalement ce qu'il ne dit pas. Ombre et lumiere, son recit du passe va faire le choix entre ce que le lecteur saura, et ce qu'il ignorera. Mais l'histoire est aussi science, car pour construire son narratif, l'historien devra utiliser les materiaux que le passe a laisse, les trouver mais egalement les trier. On comprend que les debats sur les choix de l'historien n'ont rien d'evident

Le livre de Joseph Toledano est, de ce point de vue, une belle reussite historique. Tout d'abord par le choix du sujet qui lui a ete propose par le Comite de Coordination des organisations des originaires du Maroc en Israel. Car sur les Juifs du Maroc pendant la guerre, il existe peu de choses, toute la difficulte etant d'arriver a trouver des sources qui eclairent cette histoire. C'est peut-etre pour cela qu'en France ou en Israel notamment, ce domaine de recherche a ete neglige. Et c'est sans doute cette difficulte documentaire qui explique que tant de mythes, remis justement en cause par Toledano dans son livre, etaient jusqu'aujourd'hui consideres comme le reflet reel de cette periode difficile des annees 1939-1945

 L'un des merites du livre et de son auteur est d'avoir su trouver des sources, articles de presse ou temoignages, qui attendaient depuis des decennies que l'on en fasse la synthese. Dans le meme temps, Joseph Toledano, qui s'interesse depuis longtemps dans son oeuvre a la vie de cette communaute aujourd'hui pratiquement disparue, a compris d'instinct qu'il ne fallait pas se contenter d'un narratif politique, mais qu'il fallait inviter les individus et les vecus collectifs a s'exprimer dans ce recit. Un des points les plus interessants, me semble-t-il, se trouve dans ces textes litteraires qu'il cite a plusieurs reprises, et qui nous font participer a la vitalite d'une tradition qui savait se confronter a sa maniere avec les evenements difficiles ou heureux 

Son recit ne se contente pas « des grands moments » de l'histoire, mais nous fait penetrer au coeur meme d'une communaute vivante, riche et particuliere, et il ouvre ainsi une lucarne sur la vie des etres qui composaient cette grande tradition du Judaisme, aux racines implantees dans la terre du Maroc depuis des siecles. Choisissant de construire ce recit autour de paragraphes parfois tres courts, parfois bien plus longs, il nous evite de nous perdre dans ce foisonnement de communautes et de cas particulier, en nous fournissant le fil conducteur qui garde au recit sa coherence. On en vient parfois a regretter de ne pas pouvoir s'arreter plus sur tel evenement ou sur tel personnage, mais c'est le merite et la limite d'un travail pionnier tel que celui-ci de conserver l'exigence de la presentation de l'ensemble. Articule autour d'une periode de degradation suivie d'un lent retablissement, et dont l'evenement median est, bien sur, le debarquement americain de novembre 1942 , ce livre nous rappelle que si les Juifs du Maroc n'ont pas vecu directement les horreurs de la Shoah, leur sort est reste cependant difficile, voire par moment angoissant. De ce point de vue, il ne reste qu'a esperer que l'existence du livre de Joseph Toledano contribuera a encourager chercheurs et etudiants a approfondir les tres nombreux sujets abordes et qu'une veritable ecole historique resultera de ce premier travail courageux de defrichage, qui propose le premier narratif historique concernant les Juifs du Maroc pendant la seconde guerre mondiale

Alain Michel Historien

AVANT PROPOS

Le livre qui vous est presente a ete prepare a l'initiative du Comite de Coordination des organisations des originaires du Maroc en Israel. Les recherches consacrees au judalsme marocain n'encombrent pas les rayons des bibliotheques ou des librairies. C'est le moins que l'on puisse dire… Pour pallier ce manque de travaux universitaires, nous avons demande a Joseph Toledano qui, depuis trois decennies, a poursuivi bon nombre de recherches sur le judaisme marocain et publie une serie d'ouvrages a ce sujet, de mener une enquete sur les Juifs du Maroc, pendant la seconde guerre mondiale.

Son excellent travail a deja trouve des echos positifs aupres de publics professionnels et autres. J'espere que la presente publication rencontrera en France un public encore plus large et plus varie.

Le sujet choisi couvre une periode critique de l'histoire des Juifs au Maroc, critique et decisive. Essayons de preciser en quoi.

Du 18eme au 19eme siecle, le Maroc a connu un declin desastreux au plan politique et  economique. En l'absence d'un pouvoir central sur l'ensemble du territoire, les lignes de communications n'existaient pas ou n'etaient pas entretenues, la misere et les epidemies sevissaient partout. Chaque portion de territoire, aussi minuscule fut-elle, avait pour gouverneur un autocrate qui agissait uniquement selon son propre arbitraire. Les routes etaient peu sures, les luttes entre les tribus berberes frequentes, les razzias en periode de disette nombreuses.

 Une pauvrete indecente, a la limite de la decheance humaine, etait le lot des Juifs, des Arabes et des Berberes. II est bien evident que les juifs, dhimmis par definition, subissaient un sort encore plus deplorable, prives qu'ils etaient de tout droit civique et totalement dependants de ce qui semblait etre une autorite. En fait, le regime politique etait fonde sur ce qu'aujourd'hui, on n'hesite aucunement a designer par le terme de corruption, et la corruption etait dans la nature meme des choses. On ne pouvait obtenir de services dits administratifs sans avoir auparavant remis a qui de droit les "dons" exiges.

 C'est dans ce cadre-la que le colonialisme europeen s'installe au Maroc. Francais, Anglais, Allemands essaient a qui mieux mieux de mettre la main sur le pays. La France l’emporte. La mission civilisatrice, venue dEurope, modernise quelque peu le Maroc. Le systeme judiciaire, l'administration, la police et l'armee connaissent des reformes certaines. Mais en meme temps, la France installe des colons en masse qui, en un temps record, accaparent a leur profit l'ensemble de la vie economique du pays.

 Pour eviter des rapports de domination directe avec les populations locales, le Protectorat assouplit le statut des Juifs, en qui il voit un intermediaire, a meme d'eviter les heurts frontaux entre Europeens et Indigenes. Les Juifs constituent une population tampon et sont tres satisfaits de jouer ce role. Pour la communaute, le Protectorat est une bouffee d'oxygene insufflee dans une cellule privee d'air. A cela, s'ajoute l'œuvre exeptionnelle de  l'Alliance Israelite Universelle (AIU) qui multiplie les etablissements scolaires des que les moyens en sont trouves. La communaute experimente un essor remarquable en moins de vingt ans, surtout dans les villes du littoral et dans quelques grandes villes de l'interieur Meknes et Fes.

 La tempete geopolitique, qui ebranle le monde en 1939 va servir de detonateur dans

l'explosion et l’emiettement du judaisme marocain qui s'ensuit. La defaite lamentable de la France, le regime collaborates de Vichy, l'antisemitisme latent des colons qui prend une tournure ouverte, a la limite de la violence, l'animosite des populations locales, surtout des elites bourgeoises, heurtees par le nouveau statut des juifs, par le systeme scolaire de l'AIU auquel ils n'ont pas part, par le succes tres certain de la vocation sioniste au sein des populations juives, sont autant d'elements qui favorisent l'ebranlement communautaire.

Un dernier facteur s'ajoute, apres le debarquement americain en Afrique du Nord. La richesse et la puissance americaine eclipsent la France tant aupres des populations musulmanes que juives. Le Maroc est fascine par les americains, leur democratic, leur liberalisme, leur soutien declare aux droits des peuples a disposer d'eux-memes et leur attachement aux droits du citoyen.

Pour les Juifs, la "dhimmitude" devient incomprehensible voire, en arriere- plan, angoissante. La crainte de retomber sous l'arbitraire des pouvoirs entraine aupres des populations juives une identification prononcee avec ce qu'on appelait alors l'Occident. Les regards se portent sur Paris, New York ou Geneve et les fils conducteurs se branchent sur ces centres et bientot, sur Jerusalem. Les forces centrifuges sont a l'ceuvre et la decolonisation ainsi que la creation de l'Etat d'Israel portent un coup irresistible a l'enracinement juif au Maroc. Apres la guerre, s'ecoule une decennie de prosperite sans pareille pour les Juifs du Maroc. Leur fonction d'intermediaires leur permet de profiter largement de l'essor economique europeen. Par ailleurs, au cours de cette periode, les autorites religieuses traditionnelles perdent toute emprise sans qu'un autre leadership quelconque prenne forme sur place.

L'independance du Maroc et l'evacuation francai.se demembrent totalement la communaute. Le depart des juifs du Maroc a la suite de l'independance ressemble a un sauve-qui-peut general, une debandade aussi bien politique qu'economique et culturelle.

La communaute explose, abandonnant derriere elle une histoire, une culture, une approche communautaire, parfois une richesse economique, une hierarchie sociale (intellectuelle ou autre). On aboutit, pour resumer en une formule, a un present qui se deverse sur un avenir prive de passe. C'est l'histoire de cette communaute, a la veille de son arrachement a son terroir seculaire, que le livre de Joseph Toledano decrit en detail. La tempete, qui a bouleverse le monde en 1939  a atteint les rivages du Maroc et pour la communaute juive, a fait figure de veritable tsunami. Ce judaisme marocain, fleuron non negligeable de la culture millenaire juive, devait, apres son explosion et emiettement, se rebatir a zero une identite. Le livre de Joseph Toledano apporte, parmi d'autres, une pierre solide autant que necessaire a cette reconstruction.

C'est pour moi un grand plaisir de remercier en quelques mots le grand nombre de personnes et d'organismes qui ont contribue a la publication de cet ouvrage, par leur soutien sans faille. En premier lieu, la Claims Conference, qui a acquis une place d'honneur au coeur du curriculum juif par son inlassable travail d'encouragement aux recherches sur la Shoah. Citons aussi David Yedid, avocat et ami, en qui nous avons trouve une oreille plus que comprehensive, les directeurs du comite de coordination : Shimon Ohayon, membre de la Knesset, Shaoul Ben Simhon, Sam Ben Chetrit et Meir Knafo, dont les conseils et le suivi, lors de l'elaboration de ce projet, ont ete d'un precieux concours, Yolande Cohen Sabban qui a travaille avec efficacite, en concertation avec l'auteur, pour polir le texte, enfin, et non des moindres, Alain Michel, directeur des editions Elkana, dont nous avons grandement apprecie la patience et la perspicacite.

Raphael Ben Shoshan President du comite de Coordination

Epreuves et liberation. Joseph Toledano

 

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Les juifs du Maroc pendant la seconde guerre mondiale

CHAPITRE 1

La montee des perils

A peine entame sous l'egide du Protectorat francais a partir de 1912 le processus de modernisation, d’emancipation et d'ouverture au monde du judaisme marocain connut un premier ralentissement durant les quatre annees de la Premiere Guerre Mondiale. Apres l'euphorie suscitee par le developpement accelere et la prosperite des annees vingt, le Maroc subit de plein fouet les repercussions de la conjoncture europeenne a laquelle il etait desormais plus etroitement lie et particulierement, ses sujets juifs. A la montee des perils venus directement d'Europe — deferlement de la vague de persecutions et de propagande antisemites sur fond de crise economique mondiale — s'ajouterent les retombees des evenements de Palestine, les consequences de la guerre civile espagnole declenchee a partir du nord du Maroc et les premiers soubresauts du nationalisme musulman. Une combinaison de facteurs qui devait pour le judaisme marocain ouvrir une nouvelle page de son histoire, marquee par 1'instabilite, l'incertitude, les ruptures et les apprehensions. Celle-ci toutefois ne devait jamais egaler ni s'approcher du modele europeen, ni meme algerien.

Incidents de rue

Les repercussions locales tardives de la grande depression mondiale, consecutives au krach de Wall Street de 1929  creerent, dans la premiere moitie des annees 1930  une atmosphere propice a la multiplication d'incidents de rue sporadiques entre Juifs et Musulmans, sous des pretextes mineurs.

La nouveaute fut double. D'abord, le role certain, parfois meme primordial, joue en coulisses par des facteurs externes — le plus souvent les antisemites europeens — dans les mouvements de foules musulmanes en echos a la propagande fasciste et nazie. Ensuite, le nouvel etat d'esprit de la jeunesse juive marocaine, moins disposee que ses aines a subir passivement la condition inferieure de dhimmis. On assista a l'apparition dans la classe populaire juive de jeunes gens capables de rendre coup pour coup et de se defendre, a la grande surprise des Musulmans devant ceux qu'ils appelaient les porteurs de chapeaux et de couteaux

 Incidents en general sans grande gravite mais revelateurs de la double montee de l'hostilite a la fois de la population musulmane, choquee par l’emancipation jugee trop rapide des Juifs, et de la colonie europeenne qui redoutait leur concurrence et etait contaminee par un antisemitisme importe.

C'est ainsi que le 21  fevrier 1930 une bagarre opposa a Casablanca de jeunes Juifs aux eleves d'une ecole coranique du boulevard d'Anfa. Ceux- ci les accusaient de leur avoir " manque de respect ". Alertes, les parents de deux bords s'en melerent et seule l'intervention de la police ramena l'ordre. La tension resta vive trois jours durant, autour du mellah, avec des echauffourees dans les rues menant au quartier juif. Le 13 avril, des bagarres opposerent jeunes Juifs et Musulmans dans plusieurs quartiers de Casablanca, des pierres furent jetees de part et d'autre sur des maisons. La tension s'accrut le lendemain quand un cortege funeraire juif fut lapide par des enfants " comme au bon vieux temps ". Nouvel incident, le mois suivant, sur le meme theme de " manque de respect ". Les voisins juifs d'une mosquee furent accuses, a tort, d'avoir profane ce lieu de culte en y jetant des ordures menageres. Le temps de retablir la verite, la situation demeura explosive plusieurs jours. Cette succession sans precedent d'incidents de rue souleva une vive inquietude dans la communaute juive dont se fit l'echo le nouveau periodique de Casablanca l'Union Marocaine. Partisan d'une franche assimilation a la culture francaise, preconisant aux Juifs du Maroc de lier leur destin a celui de la France, sur le modele du judaisme algerien et tunisien, il avait ete fonde au debut de l'annee par Elie Nataf, un Juif originaire de Tunisie pour contrer l'influence sioniste de UA.venir lllustre. Aussi etait-il plus preoccupe de ce risque de deterioration de la situation, potentiellement prejudiciable a la paix francaise :

  1. quelques jours d'intervalle, a Casablanca d'abord, puis a Rabat, les excellents rapports, les confiantes relations qui ont regne jusqu'ici entre les deux elements autochtones de ce pays, musulman et Israelite, ont semble devoir se gater, se ternir, a la suite de rixes sans importance, de simples querelles entre les representants les moins valables de cespopulations.

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Les juifs du Maroc pendant la seconde guerre mondiale

Les manifestations generalises auxquelles ces incidents ont failli donner lieu, les exces de la foule, heureusement vite reprimes, qui ont failli s'en suivre, retiennent de force notre attention et appellent quelques commentaires.

Les incidents de ces dernieres semaines, sans signification, ni importance par eux- memes, ont, chose beaucoup plus grave, revele chez certains elements de la population, un etat d'esprit qui couvait et qu'il convient ni d'ignorer, ni de traiter par le mepris… »

Comme pour justifier ce diagnostic, de nouveau l'accusation de " manque de respect" etait avancee, mais cette fois, en sens inverse. Un jeune Juif de Fes du nom de Joseph Amozeg, blessa d'un coup de couteau, le 20  octobre 1932  un tirailleur marocain qui avait bouscule une jeune fille juive. En represailles, ses camarades de regiment organiserent une descente sur le mellah, se heurtant aux jeunes Juifs qui se defendirent. La police intervint et proceda a des arrestations parmi ces derniers. 30 furent deferes devant le pacha qui les condamna a des fortes amendes, tandis que le jeune Amozeg ecopait de six ans de prison.

Le 10  mai 1933  une rixe, comme il s'en produit souvent dans un tel cadre, au quartier reserve de Rabat, faillit tourner a l’emeute. Le fils d'un epicier, Salomon Ohayon, age de 15  ans, s'etait porte au secours de son pere menace et avait tue d'un coup de couteau l'agresseur musulman, ivrogne et querelleur, un certain Ben Arafa. A quelques jours de la commemoration du troisieme anniversaire du dahir berbere, le journal Maroc rapporte que la rumeur enflee du Musulman tue par un Juif " se repand immediatement en medina et aussitot des centaines de manifestants jurent de venger leur coreligionnaire et se dirigent vers le mellah, molestant au passage les passants juifs. Le cortege s'etant heureusement forme avec retard, ce delai a permis aux forces de I'ordre de le devancer et de se positionner autour du quartier juif dont les portes sont fermees ».

La population du mellah fut consignee et le resta le lendemain avec interdiction de se rendre au cimetiere pour la celebration traditionnelle de la Hiloula. La situation dura encore trois jours supplementaires jusqu'au 15  mai. La police intervint avec energie et proceda a l'arrestation de 150  Musulmans et de 50  Juifs. L'alerte avait ete chaude, conclut le journal qui decelait l'intervention des nationalistes :

II ne faut rien exagerer, c'est entendu. Mais il faut constater qu'un millier de portefaix sont prets, au premier signal donne par les lieutenants de Chakib Arsalane, a tuer du Juif et piller le mellah.»

Par contre, le quotidien La Presse Marocaine rapporte que la police avait arrete a Rabat un ancien officier francais, partisan du mouvement d'extreme-droite : L'Action Francaise. II avait ete pris en flagrant delit de distribution d'argent a des forts-a-bras pour attaquer les Juifs. II s'agissait d' un homme qui exercait au Maroc un antisemitisme dont nous nous sommes bien passes jusqu'ici… Nous avons eu ll'occasion de constater la presence a Rabat d'un individu qui recherche ardemment la compagnie des indigenes. Les propos qu'il tient ne sont ni plus ni moins qu'antisemites… »

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Les juifs du Maroc pendant la seconde guerre mondiale

Le soupcon du role en coulisses de l'antisemitisme propage par la propagande allemande trouvait une confirmation dans le rapport envoye a Paris par un jeune instituteur de l'ecole de l'Alliance Israelite Universelle a Meknes, Prosper Cohen, en juin 1933:

" Les exactions dont les Juifs d'Allemagne ont ete l'objet, ont eu quelques repercussions regrettables au Maroc. Ainsi, a l'epoque de Pessah a Casablanca, des individus a l'affut d'aventures se sont cherche querelle et ont provoque des incidents entre Juifs et Arabes qui ont failli avoir une tournure grave. Pendant plusieurs jours, le quartier juif de cette ville a ete le point de visee de certains agresseurs. Les autorites civiles et militaires ont ete emues, et dans le but d'etouffer dans l'oeuf le mouvement a bref delai, et surtout d’empecher que le feu ne se propage, ont mobilise la garnison de Casablanca. On a opere a plusieurs arrestations dans les deux camps et tout semblait rentrer dans l'ordre lorsque quelques semaines plus tard a Rabat, une querelle est survenue entre un gargotier juif et un indigene musulman, ce dernier a ete involontairement tue. Ce fut le declenchement d'une nouvelle vague d'antisemitisme beaucoup plus grave que la precedente… Des bruits couraient que ces incidents malheureux etaient le resultat de la propagande hitlerienne. Des articles de journaux, taxes de tendancieux, ont confirme ces bruits… "

L'alerte fut prise tres au serieux par les autorites du Protectorat francais, soucieuses du maintien de l'ordre. Elles redoutaient en effet que de tels incidents ne debordent sur une agitation plus vaste profitant au mouvement nationaliste embryonnaire. A Rabat, la Direction des Affaires Indigenes tirait le signal d'alarme :

« Les recents incidents viennent demontrer que l'antagonisme traditionnel entre Musulmans et Israelites tend a prendre un caractere aigu. La generalisation des incidents constitue un danger certain pour l'ordre public et il importe au plus haut degre d'y mettre un terme rapidement "

Les incidents s'etendirent egalement a la zone de Protectorat espagnol… A El ksar el Kebir, ils prirent meme une tournure religieuse inquietante. Au mois de juin 1933,  des Musulmans avaient organise une manifestation devant l'ecole hispano-hebra'ique pour protester contre le projet de representation de la saynete " Sol l'Heroi'que ", a l'occasion de la distribution des prix de fin de l'annee scolaire. Ils avaient juge une telle representation insultante pour l'islam. La piece evoquait la vie de la sainte Lala Soulica Hatchuel qui, en 1833  avait prefere le martyr a l'apostasie Des notables musulmans avaient requis du pacha son interdiction mais sans succes. Elle n'en fut pas moins annulee, par precaution, par le Comite de la Communaute, malgre les garanties formelles de protection prodiguees par les autorites espagnoles. Cela ne devait pas empecher une attaque contre le quartier juif, comme le rapportait le consul de France  « Des groupes d'indigenes, munis de matraques, ont attaque le mellah et les rues adjacentes pendant deux heures et se sont livres a des voies de fait et a des violences sur les Juifs. Ils ont lapide les locaux de l'ecole de 1'Alliance Israelite Universelle et blesse le directeur et son fils… »

L'Avenir lllustre notait'1'attitude parfaite de la population espagnole et des autorites, ainsi que l'indignation des elements eclaires de la population musulmane.

Epreuves et liberation. Joseph Toledano

epreuves-et-liberationCelle-ci s'etait desolidarisee des meneurs, visiblement excites par les Allemands, qui se livraient ostensiblement en zone espagnole a une propagande de desordre 

Deux jours plus tard, a Tanger, le ler juillet, un jeune Juif du nom de Samuel Israel, tenancier d'un debit de boisson, blessait un fils de notable musulman, client assidu. Aussitot, on propagea la rumeur selon laquelle il avait ete assassine, alors qu'il etait seulement ivre mort. Des echauffourees eclaterent faisant une trentaine de blesses. La police internationale intervint pour separer les protagonistes et proceder a des arrestations. 18  jeunes juifs furent condamnes a des peines de 8  a 30  jours de prison et Samuel Israel a 6 mois.

La tension gagna Tetouan, la capitale de la zone espagnole, une semaine plus tard, avec des risques d’embrasement infiniment plus grands en raison de la forte implantation locale de la propagande allemande et panislamique. Au cours des jours precedents, des slogans avaient ete peints sur les murs de la ville proclamant

Vive Hitler Musulmans unissez-vous pour chasser les Juifs ! "  " Vive l'Allemagne

 Mais les incidents n'eurent pas l'ampleur redoutee. A la suite d'une bagarre entre un Juif et un chauffeur musulman, des jeunes manifestants menacants parcourent les rues de la Juderia en scandant des slogans contre les Juifs. Les commercants juifs ferment en hate leur boutique. Le President de la communaute, Isaac Toledano y voit " la main et l'argent allemands " "

 alors que le Grand Rabbin recommande aux fideles d'eviter tout incident

car aucune force ne pourrait les proteger des menaces des Musulmans 

 En septembre 1933 conscients du danger, les notables musulmans de la ville prirent les devants et lancerent un vibrant appel, largement diffuse, a la solidarite et la bonne entente entre les deux communautes. ils mettaient en garde leurs compatriotes juifs contre la propagande sioniste, sans toutefois la nommer :

« Nous savons parfaitement que les incidents de ces trois jours qui se sont produits entre les musulmans et nos compatriotes Israelites ne sont pas de nature a vous satisfaire, et que loin de les voir d'un bon oeil, vous les avez nettement desapprouves. Nous ne craignons donc pas qu'ils se renouvellent, mais nous tenons a attirer votre attention sur un point qui peut avoir echappe a beaucoup d'entre vous. II s'agit de la propagande nefaste que menent dans certains milieux les hommes de desordre, desireux d'attiser les haines et de creer des conflits afin de pouvoir pecher en eau trouble.

O Juifs, ne croyez pas un seul instant que les incidents entre vous et les Musulmans soient de nature a favoriser vos interets et a ameliorer votre situation. Ecoutez nos avertissements et sachez que les propagandistes dangereux dont nous parlons ne cherchent a faire de vous que des jouets de leurs interets en s'efforcant de troubler vos excellentes relations avec les Musulmans. La nation marocaine, en tant que musulmane, ne doit etre I'objet ni d'un manque de respect, ni d'aucun mepris et il convient que vous vous absteniez comme par le passe, de tout ce qui peut blesser ses sentiments et porter atteinte au respect mutuel des races.

O Musulmans, depuis les temps les plus recules, vos sentiments de bon voisinage et de tolerance se sont ouvertement manifestes et il n'est pas possible que soit abattu l'abri edifie au cours des siecles par votre souci d'hospitalite et ou tant d'hotes sont venus se refugier. Les Israelites ont vecu avec vous comme des freres, se sont soumis sans condition a votre autorite et a celle de vos tribunaux.

. La conduite qu'ils ont observee jusqu'a ce jour, ils sont disposes a l'observer a l'avenir et a professer le respect du a l'islam et a ses croyances. C'est pourquoi nous tenons a affirmer de nouveau ces liens anciens qui unissent les deux races et qui doivent nous faire passer aux yeux de l'etranger pour des modeles de liberte et d'egalite.

  O Juifs, n'oubliez pas les siecles que vous avez vecu parmi le peuple marocain et sa genereuse tolerance. Perseverez dans votre conduite envers vos voisins, refusez de devenir la cause de conflits, repoussez de votre propre sein ceux qui vous poussent au mal et qui veulent vous detourner de vivre avec vos freres musulmans dans un voisinage de fraternite et de bien-etre consacre par des siecles  

Le retour au calme necessita du temps, aussi bien dans le Maroc francais que dans le Maroc espagnol.

Dans l'intervalle, l'echo de ces incidents etait parvenu jusqu'aux membres du 18eme Congres Sioniste, reunis a Prague en septembre 1933  Le representant du Maroc, le redacteur en chef du journal L'Avenir Illustre, Jonathan Thursz, s'etait eleve contre la description qu'en avait faite le representant de la Palestine, M. Avissar. Celui-ci minimisait leur gravite et protestait, considerant "  qu'on ne saurait parler de pogromes a propos de quelques incidents mineurs, sans commettre vis-a-vis de la France liberate, un regrettable ecart de langage"

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Echos du pogrome de Constantine

Un calme precaire et susceptible de rupture au moindre incident, revint effectivement dans les rues et dans les esprits. Si le Maroc ne connut pas les tragiques debordements du terrible pogrome de Constantine qui endeuilla le judaisme algerien, en aout 1934 ses repercussions psychologiques furent loin d'etre negligeables, ranimant le climat de tension et de nervosite, un moment apaise. Toutefois, malgre les ressemblances, le mensuel de tendance sioniste de Casablanca, l'Avenir Illustre, ecartait le danger – pour l'heure — d'une telle contagion :

« Comment les Juifs du Maroc ne feraient-ils pas de rapprochements entre ces evenements et les mouvements d'agitation de merne origine qui ont emu nos populations, il y a quelque temps a Rabat, Sale et Casablanca

 Comment ne rendraient-ils pas grace aux autorites marocaines qui, elles, ont su eviter par des mesures d'ordre rapidement prises, les effusions de sang ?

… Au Maroc, encore que certains symptomes existent qui doivent nous faire reflechir, nous n'avons pas pour I'instant a redouter une action politique dont nous serons les victimes indirectes mais sures. Dans le jeu des partis qui modele cependant I'interet du Maroc et destine a dominer encore quelque temps les appetits des groupes ,

I'antisemitisme n'a pas encore acquis la place eminente qu'il tient en Algerie. II nous appartient a nous Juifs de retarder indefiniment I'heure de son avenement. Puisque nous savons qu'entre les Musulmans et nous, il n'existera jamais que des malentendus qu'on suscitera artificiellement, notre devoir est de resserrer toujours plus strictement notre alliance avec eux. Ni les evenements du dehors, ni une auvre malplacee ne sauront briser au Maroc l'accord qui existe entre Musulmans et Juifs, si comme eux nous suivons loyalement notre propre inclination qui ne peut nous conduire qu'a l'entente et a la paix…»

Cependant plus terre a terre, les autorites du Protectorat prirent des mesures de precaution. Les rapports des Renseignements Generaux soulignaient l'inquietude manifestee par les Israelites dans plusieurs villes du Protectorat, alors qu'on signalait l'arrivee en catastrophe a Tanger de 24  families aisees qui avaient fui Constantine :

« Les Israelites marocains fletrissent ces actes de sauvagerie qui les ont tant emus d'autant plus qu'ils sont unis par des liens de parente et d'amitie a leurs coreligionnaires d'Algerie…

La bourgeoisie musulmane, tout en les regrettant, tente de les excuser dans une certaine mesure, en faisant ressortir que les Israelites ont insulte la religion musulmane et ont, les premiers, ouvert les hostilites… »

Dans cette atmosphere, les cours de theologie prodigues par le chef nationaliste, Allal El Fassi, a l'universite des Qaraouyine de Fes, juges trop incendiaires, furent suspendus par le Makhzen. En effet, il mettait en garde ses etudiants contre la perfidie et la cupidite des Juifs et rappelait la constante vigilance du Prophete a leur egard, au debut de l'islam

La mesure de cette sourde inquietude est donnee par l'etrange transaction decouverte a Casablanca :

« Un Israelite algerien, Mo'ise Azoulay, a tente de tirer profit de cette crainte en ecoulant parmi ses coreligionnaires des pistolets automatiques. Les achats demontrent que les Israelites auraient I'intention de se defendre. La remarque est faite a cet egard que les femmes de menage musulmanes, employees chez des Europeens, ont declare que les Juifs attaqueraient des indigenes pour se venger des massacres de Constantine… »

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L'Avenir Illustre, qui faisait l'apologie en toute occasion de la solidarite juive, regrettait toutefois le peu d’empressement du judai'sme marocain a venir en aide financierement a ses freres algeriens ou au moins a compatir a leur malheur

"  D'ailleurs les families de nos coreligionnaires massacres a Constantine n'auront (pas) recu de nos communautes le reconfort d'une expression de sympathie attristee, d'une marque de solidarite dans l'affliction, un geste de secours materiel n'eut pas ete superflu…"

Seul l'avocat juif d'origine algerienne, Leon Sultan, futur premier Secretaire General du Parti Communiste Marocain, decida de mettre en place, a Casablanca, au sein de la nombreuse et prospere communaute d'originaires d'Algerie, une souscription en faveur des victimes du pogrome. La Residence avait en effet " decourage ", Yahya Zagury, le President de la communaute de Casablanca et inamovible Inspecteur des Institutions Israelites, d'organiser egalement une collecte en faveur des victimes du pogrome de Constantine. Elle faisait valoir qu'une manifestation de cette nature etait particulierement inopportune dans les circonstances presentes, car elle risquerait de provoquer des reactions serieuses de la part des elements musulmans. Les communautes Israelites du Maroc, qui ont craint tout recemment des bagarres a l'occasion des fetes de Kippour, ont interet a s'abstenir de toute action en faveur de leurs coreligionnaires algeriens…"

Une nuit de la Saint-Barthelemy marocaine ?

Cette derniere allusion nous ramene a une des plus grandes frayeurs de l'epoque?  la rumeur propagee par le journal d'extreme-droite, Le Soleil du Maroc, de l,organisation pour le 19  septembre, jour de Kippour 1934 d'une nuit de la Saint-Barthelemy contre les Juifs de Casablanca — par Musulmans interposes. Devant le tolle general souleve par un tel appel au meurtre et les menaces de poursuites de la part des services de securite de la Residence, l'editorialiste dut corriger le tir. II expliqua qu'il n'avait pas souhaite une telle action — qu'il justifiait implicitement par ailleurs — mais avait simplement fait son devoir de journaliste en rapportant une rumeur qui circulait

« Je n'ai pas demande une nouvelle Saint-Barthelemy… Servant la verite, conformement a la realite des faits, j'ai montre les dangers de la mainmise progressive par les Juifs sur les professions liberates, sur la finance, sur le commerce, sur tous les domaines ou ils tendent a nous supplanter…

J'ai dit qu'ici au Maroc, la France a travaillé au bénéfice presque exclusif des Israélites marocains et j'ai demandé que nos gouvernants fassent quelque chose d'effectif pour les Musulmans, nos alliés sincères et fidèles

]'ai indiqué le caractère d'urgence des mesures à prendre pour contingenter les entrées des élèves juifs dans les lycées et écoles supérieures et dans certaines professions libérales, quitte à orienter les masses vers les métiers dont jusqu'ici elles s'écartent, volontairement ou non… »

Censé ramener le calme, cet éditorial montrait pourtant à quel point la propagande antisémite venue d'Europe avait contaminé une partie de la colonie européenne qui essayait d'entraîner dans son sillage la population musulmane

La propagande allemande

Avant même l'arrivée au pouvoir d'Hitler, l'association pangermanique " Fichte Bund " qui ne s'était jamais consolée de l'abandon par Berlin de ses visées sur le Maroc, menait une propagande au sein de la population musulmane contre la France. Cette campagne de propagande, profitant pleinement de l'asile que lui concédait l'Espagne dans sa zone de protection, prit une toute autre dimension avec la prise de pouvoir par les nazis. La nouveauté était l'exploitation intensive des thèmes antisémites, dans cette propagande dirigée désormais simultanément contre la France et les Juifs. Le chef d'orchestre en était l'agitateur allemand, Adolphe Langenheim, installé à Tanger depuis 1905. Les navires allemands qui abordaient aux Canaries et dans l'enclave espagnole de Ceuta, au nord du Maroc, apportaient presque toujours des ballots de tracts, en langue arabe dialectal, qui étaient destinés au Maroc et à l'Algérie. Le thème récurrent de cette campagne faisait l'amalgame entre haine des Juifs et haine du colonialisme, présentant la France comme " une nation juive "

 « ~Le ]uif vous ronge comme la vermine ronge la brebis… La France le protège. Il est l'agent de la France, le suppôt de la France. L'A.llemagne enferme et pourchasse les ]uif s et confisque leurs biens. Si vous n'étiez pas les esclaves de la France, vous pourriez agir de même. »

Cette propagande écrite, peu efficace, en raison du faible niveau d'instruction de la population, était doublée par les émissions en langue arabe et berbère de Radio Berlin, elles-mêmes relayées par la station de radio italienne, particulièrement écoutée dans toute l'Afrique du Nord : Radio Bari. Le succès de ces diffusions préoccupait le Résident Général comme il en faisait part à Paris dans un de ses rapports ?

« L'augmentation des ventes de postes récepteurs radio aux indigènes les rend de plus en plus perméables à la propagande par la voie des ondes… Radio-Bari est de plus en plus écoutée et accentue ses attaques contre la France. Le speaker arabe fait d'abondants exposés sur la situation en Palestine… La politique antisémite tient aussi une large place ? il ne manque aucune occasion d'énumérer les pays d'Europe interdisant l'accès de leur territoire aux réfugiés Israélites… » (18.11.38)

Le relais était ensuite pris par les rares ressortissants allemands encore admis à résider au Maroc, plus particulièrement à Tanger et dans la zone du Protectorat espagnol. Le plus actif, Adolph Renschausen, établi avant 1914 à Tanger où il s'était converti à l'islam, s'était ensuite installé en 1919 à Larache

Boycott des produits allemands

epreuves-et-liberationJoseph Toledano

Epreuves et liberation

Les juifs du Maroc pendant la seconde guerre mondiale

Boycott des produits allemands

L'arrivée au pouvoir d'Hitler en Allemagne souleva consternation et indignation dans l'ensemble de la communauté juive marocaine. Même parmi les couches les moins politisées, les moins ouvertes à l'influence occidentale, la montée effrayante d'une forme d'antisémitisme qui leur était inconnue, sema l'inquiétude et un sentiment spontané de solidarité avec les frères persécutés. Les milieux populaires et traditionnalistes réagirent comme par le passé, par des prières et des jeûnes, dans l'attente d'un miracle. Ils voyaient en Hitler le Haman des temps modernes. Quant aux nouvelles élites occidentalisées des grandes villes et, plus particulièrement, de la grande métropole économique, Casablanca, elles eurent aussi recours aux armes plus modernes de la protestation politique et du boycott économique. Elles se joignaient ainsi au mouvement mondial de condamnation idéologique et de boycott économique de l'Allemagne nazie.

Mais dès le départ, les chances de succès d'un tel mouvement étaient limitées par le caractère particulier des relations que la France et l'Allemagne entretenaient au Maroc.

Redoutant le dynamisme de l'Allemagne qui avait été, longtemps avant le Protectorat, son plus redoutable concurrent à la prédominance sur le Maroc, Paris avait profité de la défaite de l'Allemagne pour inclure dans le chapitre V du traité de Versailles, des limitations draconiennes au commerce de l'Allemagne avec le Maroc. Mais, depuis l'arrivée du pacifiste Aristide Briand à la tête du ministère des Affaires Étrangères, en 1925, la tendance à la conciliation avait progressivement réduit la rigueur de ces limitations. Les nouvelles dispositions adoptées en 1933, sans aller jusqu'à accorder aux citoyens du Reich les mêmes droits qu'à ceux des autres puissances signataires du traité d'Algésiras, permirent l'octroi de visas de séjour au Maroc de six mois pour les représentants de commerce allemands. Ainsi le boycott juif risquait-il de contrarier ce processus de détente et de retour convenu de l'Allemagne sur la scène économique marocaine, ce qui explique l'opposition, d'abord ambigüe puis ferme, des autorités du Protectorat aux initiatives de boycott juif. Un Comité de boycott fut formé, dès avril 1933, présidé par l'homme de toutes les causes juives, Samuel David Lévy, avec pour secrétaire, l'homme d'affaires originaire de Tanger, Joseph Raphaël Tolédano et pour trésorier, le grand négociant de thé, Raphaël Benazéraf, protégé américain, l'un des fondateurs et des rédacteurs de l'hebdomadaire L'Avenir Illustré. Ses membres en étaient : Zédé Shulman, le plus célèbre fabricant de meubles du Maroc, fondateur du " Palais du Mobilier ", Léon Benaceraf, Mr Ettedgui, David Azanacot, Louis Taourel, J. Lévy Soussan et Maître Kagan. Ce Comité se réunissait, tous les samedis, au Cercle de l'Union de Casablanca. Il se mit en rapport avec les grandes organisations juives de Paris, Londres et New York qui participaient au boycottage des produits allemands. Il chercha à se documenter sur leurs méthodes de travail et à envisager avec elles les mesures susceptibles de développer son action. Il créa une sous-commission pour trouver en Europe et en Amérique des fabricants alternatifs des produits généralement importés d'Allemagne et dont les adresses furent communiquées à tous les importateurs ou commerçants marocains intéressés.

Ce Comité adressa une circulaire, en français et en judéo-arabe, à tous les commerçants juifs de la ville, qui fut également lue dans les synagogues de tout le pays :

Monsieur et cher Coreligionnaire,

Vous avez certainement souffert en apprenant les actes de violence et de terreur que les hitlériens ont organisés contre nos frères d'Allemagne.

Vous n'ignorez pas que les Juifs du monde entier, ainsi que toutes les démocraties, ont élevé des protestations véhémentes contre de pareils procédés et ont décidé en signe de défense, de boycotter toutes les marchandises allemandes… Le boycottage -est la seule arme que le judaïsme peut employer. Elle a prouvé son extrême efficacité. Aussi comptons-nous nous en servir, sans relâche, sans défaillance, tant que les méthodes d'Hitler, barbares et inhumaines, n'auront pas cessé. Nous adressons donc le plus pressant appel à la population marocaine, sans distinction de race ou de nationalité. Tous ceux qui veulent la paix et la tranquillité, tous ceux qui luttent pour les droits de l'homme, si chèrement acquis depuis quelques siècles, se doivent de boycotter systématiquement toutes les marchandises allemandes — même au prix de sacrifices pécuniaires. Notre salut à tous en dépend…

Les entreprises et les magasins sont encouragés à afficher sur leurs devantures des pancartes, qui seront fournies par notre Comité, proclamant ? " Nous ne vendons pas de marchandises allemandes ! ", " Nous ne recevons pas de représentants ni de voyageurs de firmes allemandes !  " Si tu achètes allemand, tu prépares ta mort ! Achète français, tu rendras plus forte la nation qui te protège et te défend ! " »

Epreuves et liberation. Joseph Toledano

epreuves-et-liberationDes réunions publiques furent organisées à Casablanca, Rabat, Fès et Meknès auxquelles furent conviées des personnalités libérales et les représentants des organisations françaises antifascistes. C'est ainsi que se tint, le 28 mars 1933, au cinéma Le Régent de Casablanca, une grande assemblée regroupant toutes les associations juives de la ville ainsi que des représentants de la Ligue des Droits de l'Homme, de la Ligue Internationale des Combattants pour la Paix, de la section locale du Parti Socialiste SFIO. En tout, près de 5000 personnes participèrent à cette réunion. Les efforts, bien timides, pour mobiliser également des personnalités musulmanes ne rencontrèrent aucun succès. A l'issue des discussions, l'assemblée adopta par acclamations la résolution suivante 

«Les délégués des Associations Israélites de Casablanca, réunis en assemblée plénière, en présence des autorités religieuses et communautaires de la ville, expriment leur indignation la plus vive contre les violences dont les Israélites d'Allemagne sont victimes en leur qualité de Juifs. Ils décident 

  • La cessation de toute relation d'affaires avec l'Allemagne et le boycottage, par tous les moyens, des produits de fabrication allemande, tant que subsistera le régime des violences antisémites.
  • La fermeture des magasins pendant une heure en signe de deuil. »

Une semaine plus tard, la capitale se joignait au mouvement. Un tract fut diffusé dans les rues de Rabat, appelant toute la population à se joindre au mouvement de protestation et au boycottage des produits allemands 

׳ L'Allemagne du XXème siècle retourne aux temps barbares, elle persécute maintenant ses Juifs qui sont une minorité sans défense. Aux peuples civilisés ! Aux Français du Maroc !

Aux Musulmans comme aux Israélites, nous demandons ? n'achete rien aux Allemands tant qu'Hitler et sa tourbe antisémite n'auront pas mis fin à leurs exactions 

Une manifestation d'une ampleur sans précédent attirant plus de 2000 personnes fut organisée, au cinéma Renaissance. Elle fut largement couverte par le quotidien L'Echo du Maroc qui représentait les milieux coloniaux favorables, pour leurs propres raisons, au boycott. Le Président du Haut Tribunal Rabbinique, le rav Raphaël Encaoua, devait exprimer l'indignation et la stupéfaction générale, face à ce retour de la barbarie au XXème siècle. Le Président du Comité de la Communauté, Isaac Abbou, émit l'espoir de voir l'humanité entière se soulever contre la barbarie nazie et souligna l'impérieuse nécessité du boycott. Il expliqua que l'achat de tout produit allemand constituait, de fait, une aide au régime nazi, dans la persécution des Juifs. Parmi les personnalités non-juives qui prirent la parole : le Président local de la Ligue des Droits de l'homme, M. Pascoué, le Président de la Chambre de Commerce, Peretti, et le professeur Sallefranque du Collège musulman de Fès. Le fondateur de la plus grande usine de pâtes du pays, Melusine, Gaston Baruk, industriel juif d'origine italienne, annonça sous les applaudissements de l'assistance, que sa firme de pâtes venait d'annuler une commande en Allemagne d'un demi-million de francs. Limité au départ aux villes du littoral, le boycott s'étendit progressivement à l'ensemble du pays et ses initiateurs s'enhardirent dans leurs consignes aux commerçants juifs

Dans un premier temps, le boycott porta ses fruits dans tout le Maroc, y compris dans la zone espagnole et Tanger, comme en témoignent les rapports des attachés commerciaux allemands, envoyés à Berlin. Le 4 avril 1933, le consul d'Allemagne à Larache rapportait 

« Cela fait 10 jours que les marchandises allemandes, les maisons de commerce germaniques et les navires allemands sont boycottés par les Juifs, alors que 70 à 80% du commerce allemand au Maroc étaient jusque-là entre les mains des négociants 

Epreuves et liberation. Joseph Toledano

epreuves-et-liberation

Redoutant les effets néfastes de ce boycott, l'Allemagne pressa les autorités du Protectorat d'y mettre fin, avant qu'il ne se développe davantage, arguant de la clause de la " porte ouverte ", adoptée par la Conférence d'Algésiras de 1911. Ce dernier garantissait la liberté de commerce à toutes les nations et interdisait toute mesure discriminatoire contre l'un des pays signataires. Au-delà de l'impact économique, entraient aussi en ligne de compte les considérations de prestige. Il était insupportable pour Berlin que le Maroc, sur lequel, jusqu'au début des années 1910, elle avait disputé la prédominance à la France, soit le seul pays économiquement fermé devant elle ! A Tanger, ville ouverte à tous, en raison de son statut international, les appels au boycott prirent un ton encore plus militant, comme le rapportait le représentant des intérêts économiques allemands dans la ville. Il fit état d'un long tract en espagnol signé Yeshouron, diffusé le 19 mai 1933, qui justifiait l'abstention des délégués de la communauté juive à l'Assemblée Législative, dans le vote sur le nouveau statut des agents économiques allemands au Maroc. Le tract expliquait qu'en l'absence de possibilité de pression politique, le boycott était un moyen de défense légitime non violent contre le monstre nazi. Les consignes de boycott concernaient les marchandises et les navires allemands, l'interdiction de louer des bâtiments ou des équipements, de travailler dans les firmes allemandes ou d’employer des salariés allemands, de leur fournir la moindre information. Il s'agissait de dénoncer aux autorités les actions de propagande politique allemande, bref de prévenir toute relation commerciale, sociale et culturelle avec les Allemands, tant que Hitler n'aurait pas changé sa politique " qui aboutit à la destruction de la science et du progrès

La réaction française au mouvement de boycott ne pouvait être qu'ambiguë. D'un côté, les milieux coloniaux, satisfaits de cet affaiblissement de la concurrence allemande, craignaient de plus que, sous couvert d'ouverture économique, Berlin ne renforce son influence politique alors que la guerre du Riff avait prouvé la vivacité du nationalisme marocain. De l'autre, le ministère des Affaires Étrangères ne voulait pas d'épreuve de force avec le nouveau régime nazi. Il lui fallait également tenir compte des menées espagnoles qui saisissaient toutes les occasions pour critiquer la politique française au Maroc – comme le faisait par exemple le journal de Madrid La Opinion 

L'origine de la réaction vigoureuse des Juifs du Maroc contre l'Allemagne s'explique par les informations persistantes et étendues sur plusieurs colonnes que les journaux de la zone française donnent aux persécutions nazies. Cette campagne est menée au moment même où l'on discute de la réouverture des consulats allemands dans cette zone. Nous aussi protestons contre les atteintes aux droits de l'homme commises par les nazis, mais nous ne pouvons pas ne pas souligner la façon dont cela est exploité par les Français à leur avantage propre

En conséquence, sur les consignes de Paris qui ne voulait surtout pas envenimer inutilement ses relations avec Berlin, la Résidence demanda avec fermeté aux dirigeants de la communauté juive d'adopter un profil plus bas — pour éviter aussi d'indisposer la population musulmane, peu habituée à voir les Juifs prendre publiquement position sur une question politique. En effet, au boycott économique s'ajoutaient la condamnation morale, l'expression politique de la solidarité avec les frères opprimés, alors que la Résidence était accusée de ne pas accorder la même liberté aux manifestations de solidarité avec les "frères musulmans de Palestine ". On s'étonnait dans les milieux musulmans de voir les Israélites des grandes villes organiser des réunions de protestation contre l'antisémitisme hitlérien. En effet, à l'époque des incidents en Palestine en 1929, les Musulmans s'étaient heurtés au refus formel de tenir des meetings de ce genre et à l'interdiction de toute quête en faveur de leurs coreligionnaires. Les commerçants musulmans, de leur côté, s'insurgeaient contre les projets de boycottage des produits allemands au moment où ils avaient envisagé, avec satisfaction, la réapparition sur le marché marocain de marchandises d'un " négoce profitable 

Dans son rapport à Paris, le Délégué à la Résidence, Urbain Blanc, écrivait : "Jusque-là, les Juifs prenaient soin de passer inaperçus et voici que maintenant, ils apparaissent au grand jour comme une masse homogène, consciente de sa force et de sa valeur… suscitant en retour l'antisémitisme de leurs voisins musulmans… L'Arabe réagit — telle est la cause de l'antisémitisme. C'était de l'imprudence, l'organisation de ces meetings où les indigènes ont vu avec surprise les hommes du mellah mêlés aux Israélites plus évolués, associés intimement pour manifester leur solidarité avec les persécutés d'Allemagne

Pour le conseiller commercial de l'Allemagne au Maroc également, c'étaient bien les consignes de boycott qui étaient à l'origine des incidents sporadiques entre Juifs et Arabes. Dans son rapport à Berlin, il prétendait que la grande hostilité des Arabes envers leurs voisins juifs s'expliquait par la manière dont les journaux français du Maroc (paraissant également en langue arabe) avaient monté en épingle les atrocités dont seraient victimes les Juifs en Allemagne — afin de porter atteinte au commerce allemand dans ce pays. Mais ce soutien moral accordé aux Juifs, les avait rendus arrogants dans leurs relations avec les Musulmans qui profitaient, selon lui, de la moindre occasion pour se venger

Boycott des produits allemands

epreuves-et-liberationEn raison de la pression de la Résidence et du peu d'enthousiasme manifesté par les grands négociants juifs pour l'appliquer, ce mouvement de boycott devait marquer le pas, malgré les appels répétés de l'hebdomadaire sioniste de Casablanca, L'Avenir Illustré. Voici par exemple son éditorial du 31 octobre 1933 

" Tout produit allemand doit nous brûler les mains… Un franc dont nous enrichissons le Reich est une balle qui sera tirée contre nos frères. Israël doit prouver au monde entier que la solidarité juive est une réalité

Le journal ne tarda guère à déplorer les manquements à ce devoir de solidarité avant de conclure à l'échec du mouvement — il est vrai dans un contexte de marasme économique général 

« Le Comité de boycottage a été saisi de faits relatifs à la conduite de commerçants juifs de Casablanca et d'autres villes qui continuent d'acheter des produits allemands… Au Maroc, quelle est l'action du Comité de boycottage ? Nulle… Consommateurs, abandonnez à leur sort ceux que la cupidité a aveuglés, au point de leur faire oublier leur devoir juif… (30.11/1933)

Le boycottage s'est traduit seulement par une plus grande ardeur du commerce local à stocker les produits germaniques… Ici, on gratte l'étiquette " made in Germany ". Là, on la couvre de papillons moins compromettants. » (30. 1.1934)

Malgré le pessimisme d'un journal aussi militant, il ne fait pas de doute que le boycott juif eut une grande influence sur le ralentissement du développement des exportations allemandes vers le Maroc. Berlin avait espéré qu'elles connaîtraient un nouveau dynamisme, comme avant la première guerre mondiale, après la détente avec la France et la levée des restrictions draconiennes au séjour des négociants allemands, suite à l'accord de début 1933

L'observateur allemand exagérait l'importance du boycott et des expressions de solidarité avec les Juifs d'Allemagne pour expliquer le regain de tensions entre Juifs et Arabes – qui relevait bien plus, comme nous le verrons, des difficultés internes et des échos des événements de Palestine. Il ne fait toutefois pas de doute qu'elles eurent une influence sur l'affaiblissement progressif de la campagne de boycott. Comme dans tous les autres pays d'ailleurs, le boycottage ne pouvait être aussi strictement préservé pendant des années, sans provoquer des tensions avec les autres habitants et susciter l'accusation de préférer la loyauté juive à l'intérêt national local

Propagation de l'antisémitisme européen

Mais ce que les Juifs du Maroc redoutaient davantage, c'était l'importation de l'antisémitisme classique européen. Ils craignaient ce déferlement de haine autant, si ce n'est plus, que les éventuelles manifestations d'hostilité de la part des Musulmans… Sans jamais atteindre, ni même s'approcher de sa folle et virulente version algérienne, l'antisémitisme des colons français du Maroc avait trouvé, dans ces circonstances, l'occasion de distiller son venin, en particulier dans la presse et de susciter de nouveaux troubles de rue. Mais malgré ses excès, cette propagande européenne agressive et sa variante musulmane locale, émanaient d'une minorité sans véritable prise, ni sur la colonie française, ni sur les masses musulmanes. Cette agitation restait pour l'heure limitée essentiellement à la presse et à la littérature. Ainsi, L'hebdomadaire d'extrême-droite, Le Soleil du Maroc, ne se gênait pas pour ressasser, sans vergogne, tous les griefs, importés d'Algérie, contre la trop rapide et insupportable émancipation des Juifs marocains, au détriment des colons et des indigènes musulmans (Editorial du 8 juin 1933)

« Au temps du maréchal Lyautey, les divers éléments autochtones et immigrés constituant la population marocaine, vivaient en bonne harmonie, dans une collaboration collective qui laissait à chacun sa place au soleil. Sévèrement vigilant sur tout ce qui risquait de compromettre cette harmonie, le maréchal, connaissant les Juifs, ne leur permettait aucun écart hors de la route commune. Mais pour le malheur du Maroc, M. Steeg succéda à ce grand homme. M. Steeg et ses politiciens néfastes, uniquement guidés par leurs ambitions personnelles, leurs intérêts particuliers, et inféodés à la finance internationale en majorité juive, accordèrent toute licence au Maroc à leurs congénères… C'est ainsi que, fort de l'appui de M. Steeg, M. J. Thursz Juif international et militant sioniste, fonda en 1926 L'Avenir Illustré. Profitant du précédent, des Juifs nord-africains d'origine algérienne et tunisienne qui forts, de leur expérience en cette délicate matière, auraient dû se montrer plus raisonnables, fondèrent à leur tour L'Union Marocaine. Cet organe affirma d'abord son intention de barrer la route aux juifs internationaux de L'Avenir Illustré et de faire de la propagande française. Mais cejournal accomplit une besogne encore pire que celle perpétrée par la feuille sioniste, en prétendant hausser les Juifs marocains au-dessus des Musulmans marocains, les uns et les autres, sujets du sultan, et au même titre, protégés de la France

Symptôme supplémentaire de cette montée de l'animosité contre les Juifs, dans la colonie française, cet article du quotidien La Dépêche de Fès, pourtant réputé modéré, en date du 20 juin 1933 :

" Un des principaux défauts qu'on leur reproche est d'être trop envahissants, d'oublier la situation dans laquelle ils se trouvaient à l'origine du Protectorat et de faire étalage de leur richesse orgueilleuse

Au Maroc, toutes les carrières leur sont ouvertes. Ils peuvent s'adonner à toutes les branches du commerce, mais ils ne doivent pas prétendre occuper toute la place. Ils doivent songer que le Maroc est loin de leur appartenir et que leur premier devoir envers la France qui les a sauvés, est de ne pas gêner les Français qui sont venus au Maroc pour y travailler et y vivre

Nous ne ferons pas l'injure de croire que l'Administration n'a pas déjà songé à tout cela, mais alors, qu'attend-elle ? Car, à force de traîner le boulet qui s'alourdit d'année en année, le colon finira par tomber pour ne plus se relever. Il y a quelques jours, une dame parisienne de passage à Casablanca, ayant eu l'occasion de causer avec un Juif indigène, l'entendit prononcer ce mot ? " Si le Maroc est tel que vous le voyez c'est grâce aux Juif 

Un mot n'est qu'un mot. Mais il est significatif d'un état d'âme. A quoi bon le cacher ? Lors des incidents de Rabat et de Casablanca, une partie de l'opinion n'était pas mécontente de voir les Juifs indigènes molestés par les Arabes. Pourquoi ? Précisément parce qu'il y a des Juifs qui manquent de modération dans leurs appétits, ne se contentent pas d'une bonne place au soleil, mais cherchent à accaparer le pays pour leur seul profit. La France au Maroc ne fait pas de différence entre les Juifs et les autres hommes. Sans doute a-t-elle raison. Mais à ceux-ci de prouver par leur conduite sociale qu'elle n 'a pas tort

Epreuves et liberation. Joseph Toledano

Non au congrès juif mondial

Dans cette atmosphère, il ne pouvait être question pour les autorités du Protectorat de permettre à la communauté juive marocaine – à laquelle elles refusaient tout organisme représentatif sur le plan national – de prendre part à l'essai de mobilisation globale du peuple juif, dans le cadre du Congrès Juif Mondial. Elles ordonnèrent à leur homme de confiance Yahya Zagury, l'Inspecteur des Institutions Israélites, de ne pas répondre à l'invitation qui lui avait été adressée de prendre part à la réunion fondatrice à Genève en 1933.

«Les résolutions prises visent à donner au Congrès le caractère d'une représentation légitime du peuple juif, au moyen d'élections organisées dans le monde entier. Il ne saurait être question pour les sujets marocains de religion israélite de répondre à des appels de cette nature et d'élire des représentants pour participer aux réunions de Genève… »

Le Maroc ne fut donc représenté pour la première fois aux assises du Congrès Juif Mondial qu'à titre individuel. Faute d'autorisation des autorités pour l'envoi d'une délégation nationale, plusieurs personnalités de Casablanca accréditèrent l'un des leurs, l'homme d'affaires internationales, originaire de Tanger, Jack Pinto, pour se rendre à la réunion suivante à Genève, en 1936.

Sans tenir compte de l'ambiguïté de son statut, il s'engagea au nom du judaïsme marocain :

«Le judaïsme marocain est disposé à donner son concours, en vue de la coordination des efforts des divers groupements juifs du monde, dans un esprit de loyauté envers nos patries respectives…

Nous continuerons à renforcer l'œuvre de compréhension mutuelle d'Israël et des nations, entreprise par ce Congrès. Aussi nos efforts tendront à maintenir et à développer les bonnes et sincères relations existant entre nous et les Musulmans du Maroc. Nous tenons à déclarer, en cette circonstance solennelle, notre profond attachement au gouvernement de Sa Majesté le sultan et à la France, nation protectrice. »

Le renouveau de l'agitation

Après une année d'accalmie en 1935, l'antisémitisme européen connut une nouvelle recrudescence, attisée par le débordement d'enthousiasme et les espoirs soulevés, dans la jeunesse juive marocaine, par l'arrivée au pouvoir du Front Populaire.

Grisée par l'événement, la jeunesse juive évoluée des grandes villes " osa " franchir le Rubicon et prendre position, pour la première fois, sur la vie politique française. Le professeur Dutheil du Centre des Hautes Études musulmanes de Rabat, l'école de formation des Contrôleurs Civils, rouage essentiel de l'administration coloniale, analysait ainsi le phénomène :

 « II est certain que du jour où ils ont vu pour la première fois un Israélite devenir Président du Conseil des ministres en France, les rêves les plus fous ont pu être échafaudés. On l'a nettement senti dans le comportement général des jeunes qui, manquant totalement de mesure, ont pris des allures affranchies, arrogantes, sachant au besoin rappeler leur communauté de race avec Rlum et ses nombreux satellites »

La judéité du chef du gouvernement Léon et ses idées libérales en matière de colonialisme exacerbaient la virulence des menées antisémites qui trouvèrent un nombre grandissant d'adeptes parmi les membres de la colonie française locale, indisposés par cette immixtion des nouvelles élites juives dans la vie publique " qui ne les regarde pas ". Quant aux Musulmans politiquement évolués, qui se plaignaient souvent du renversement de situation en faveur des Juifs depuis l'instauration du Protectorat, ils ne réagirent pas négativement à l'arrivée de Blum au pouvoir – bien au contraire. Peu importait pour eux que le chef du gouvernement français fût juif, pourvu qu'il fût ouvert à leurs revendications de liberté. A Fès, des intellectuels juifs et musulmans, plus ou moins proches des communistes, fondèrent en juillet 1936 une Union Marocaine des Musulmans et des Juifs, un groupement décidé à faire entendre sa voix sur les affaires publiques, notamment sur la liberté d'association. Quelques Juifs, proches du parti communiste, contresignèrent les télégrammes de protestation du Comité d'Action Marocaine contre l'arrestation de ses militants par les autorités du Protectorat :

\ Face aux provocateurs et aux manœuvres tendant à dissocier les Juifs marocains de leurs frères musulmans, nous intellectuels juifs marocains, affirmons une fois de plus, avec une énergie accrue, notre ferme volonté de rester indissolublement liés à eux pour le bien-être du peuple marocain, sans distinction de race ni de religion. Vive le prolétariat du mouvement marocain ! »

Le renouveau de l'agitation- Epreuves et liberation. Joseph Toledano

La présence inédite, à Casablanca, de jeunes Juifs aux côtés des epreuves-et-liberationFrançais, à une manifestation des partis de gauche, suscita la colère de certains milieux coloniaux. Les manifestants exigeaient le rappel du nouveau Résident Général Peyrouton, (futur ministre de l'Intérieur de Vichy), présenté par le journal communiste parisien L'Humanité comme le protégé de Léon Daudet. Le journal d'extrême-droite de la grande métropole La Voix Française ne dissimulait pas son indignation :

« Un membre éminent de la communauté israélite de Casablanca, que cette situation afflige, nous confirmait la part de responsabilité qui en incombe à Maître Sultan, l'étrange pèlerin parti à Paris demander la tête de M. Pejrouton… Nous ne voulons pas passer sous silence le geste courageux du Président du Comité de la Communauté de Casablanca, M Yahya Zagury, auteur d'une motion en faveur du Résident Général, M Pejrouton. Le gouvernement devrait faire son devoir et ne pas permettre que de jeunes voyous du mellah se promènent avec des pancartes portant les mots " A. bas Zagury ! " et n 'écrivent des injures contre lui sur les murs et les portes du quartier. Le gouvernement ne doi tpas permettre non plus que les jeunes Israélites, qui ne sont pas sujets français, insultent ici le représentant de la nation protectrice… Les Casablancais ont pu constater, au cours des dernières semaines, le grand nombre de jeunes Israélites, à la tenue d'ailleurs d'une bruyante impudence, qui participent aux différentes manifestations en vue du renvoi du Résident Général Peyrouton et de l'extension des grèves ou qui abordent cravate ou mouchoir rouge, vendant Le Maroc Socialiste dans la rue. A Casablanca comme à Marrakech, il a été pénible à la population de constater l'arrogance et la brutalité de ces vendeurs… »

Ces vendeurs étaient souvent apostrophés par les passants français aux cris de " Mort aux juifs ! ", " La France aux Français ! ", " Blum au poteau ! ", "Boycottage d'Israël au Maroc!". L'Avenir Illustré du 31 octobre 1936 rapportait que, dans Casablanca :

" la foule européenne aveugle hurlait " Mort aux Juifs ! " et menaçait d'envahir le mellah après avoir essayé en vain d'exciter contre nous nos frères musulmans ».

Cette intervention de la jeunesse juive paraissait d'autant plus surprenante — et scandaleuse — que le Résident passait pour être plutôt favorable aux Juifs. Il avait apporté son appui au projet de construction d'un habitat israélite à loyer modéré à Casablanca qui avait été, en fin de compte, torpillé par les intérêts égoïstes et le Conseil Municipal. A la suite de sa visite du mellah sous la conduite de Maître Bonan, il s'était écrié, face à l'insalubrité environnante ? " C'est épouvantable ! C'est épouvantable, il faut que cela cesse ! " De plus, au cours de sa mission précédente à Tunis, il avait usé de son pouvoir pour bannir les journaux susceptibles de troubler l'ordre public. Par exemple, il avait interdit, dans la Régence, la diffusion de l'organe de propagande antisémite le plus virulent d'Algérie, La Libre Parole, dirigé par Henri Coston.

Suite à l'écho négatif de ces incidents, Yahya Zagury fit lire dans toutes les synagogues de Casablanca la circulaire d'avertissement suivante :

« Vous n'ignorez pas les incidents qui se sont déroulés ces derniers jours et qui auraient pu porter préjudice à notre paisible communauté. Plusieurs personnalités Israélites sont venues me voir et se plaindre de ce que quelques jeunes Israélites marocains ont cru pouvoir s'occuper de questions qui ne les concernent pas et qui auraient pu nuire à notre collectivité… »

A Meknès, bastion de l'antisémitisme colonial, un bataillon de la Légion défila aux cris de " Vive Hitler, mort aux Juifs ! "

Les milieux d'affaires français, qui craignaient pour leurs privilèges et étaient favorables au maintien d'un Résident à leur dévotion, se mobilisèrent pour effrayer les politiciens parisiens en agitant le spectre d'une imminente révolte arabe. Le Président de la Chambre de Commerce Marocaine, M. Bozzi mettait en garde le chef du gouvernement Léon Blum contre le rappel du Résident :

" Une minorité turbulente a recruté des adeptes surtout parmi les jeunes Marocains nationalistes et les jeunes Israélites. La masse indigène, travaillée par les uns contre les Européens, par les autres contre les Israélites, est en effervescence et prête à se laisser entraîner vers les quartiers juifs, puis ensuite vers les quartiers européens. Les colons disséminés dans le bled seront les premières victimes. A.ucune force n'arrêtera les cent vingt mille indigènes de Casablanca, les cent mille indigènes de Fès et les cent mille indigènes de Marrakech lorsque l'incendie s'allumera… »

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