Epreuves et liberation. Jo. Tol


Joseph Toledano-Epreuves et liberation-les juifs du Maroc pendant la seconde guerre mondiale-Interdiction d’emploi de domestiques musulmane

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Interdiction d’emploi de domestiques musulmanes

Cette requête, nous l’avons évoqué, n’avait rien de nouveau et avait été maintes fois soulevée par le Makhzen dans les années trente, sans aboutir à une décision sur le plan national. Répondant aux pressions des pachas de Marrakech et Salé, la Résidence avait fini par accepter un compromis " à titre d’essai " , qui limitait sans l’interdire, l’emploi de jeunes domestiques musulmanes par les familles juives.

Le 27 novembre 1940, le Conseiller du Gouvernement chérifien informait le Résident qu’à l’occasion des négociations sur le Statut des Juifs, Sa Majesté le sultan avait de nouveau appelé son attention sur les graves inconvénients sur les plans religieux, social et moral — relations sexuelles entre les patrons ou leurs fils et les jeunes servantes — qui résultent de l’emploi de la main d’œuvre féminine musulmane dans les maisons israélites. Les autorités du Protectorat qui s’étaient opposées jusque-là à la mesure globale préconisée par certains pachas d’interdire purement et simplement l’accès aux mellahs aux femmes musulmanes, s’étaient toutefois résolues à prendre des mesures pour complaire au Makhzen en envoyant, aux pachas et aux services municipaux, une circulaire en ce sens, datée du 15 novembre 1940, prévoyant :

  • A dater du 1er janvier 1941, toutes les jeunes filles musulmanes employées au mellah devront être renvoyées et remplacées par des femmes âgées.
  • — Toute domestique recrutée devra obligatoirement être en possession d’une carte de travail délivrée par le service municipal de placement.
  • Les agents de recrutement recevront l’ordre de ne diriger sur le mellah que les servantes d’un âge respectable.
  • Le Comité de la Communauté Israélite sera chargé, sous sa propre responsabilité, d’assurer la stricte observance de ces dispositions prises dans l’unique but d’éliminer autant que possible toutes sources de discordes et conflits entre les Musulmans et les Juifs.

 

Toutefois, ces limitations autorisaient librement l’emploi de servantes musulmanes dans les maisons israéütes, aussi bien marocaines qu’étrangères, de toute nationaüté, habitant en dehors des mellahs, de même que l’emploi de main d’œuvre féminine musulmane, dans les usines et ateüers tenus par des Juifs, notamment dans les conserveries de Safi, Mogador et Marrakech. Elles furent donc jugées tout à fait insuffisantes par les autorités du Makhzen. Le Grand Vizir ordonna alors des mesures plus radicales dans la circulaire 372, datée du 4 janvier 1941, adressée aux gouverneurs des villes et des ports, rappelant pour la première fois, de la manière la plus officielle, que les Juifs n’avaient pas perdu leur condition canonique de protégés, dhimmis :

« Il est parvenu, de différentes sources, à Notre connaissance chérifienne, qu’un grand nombre de femmes musulmanes travaillent, en qualité de domestiques dans des maisons juives.

Cette situation, que vous n’êtespas sans connaître, porte atteinte au respect de la femme musulmane et rabaisse sa dignité. En outre, elle lui crée me réputation que notre religion condamne et qui est de nature à inciter les juifs au mépris des Musulmans et à l’oubli de leur condition de dhimmis, alors qu’en aucun cas, ils ne doivent, sous peine de s’exposer aux dangers qu’ils appréhendent, s’écarter de leur vie traditionnelle et des limites à l’intérieur desquelles celle-ci s’était de tout temps déroulée.

Pour suivre les glorieuses traces de Nos augustes ancêtresDieu sanctifie leur âme Nous avons maintenu les Israélites dans les bienfaits de la sécurité. Nous leur avons permis de vivre avec Nos sujets musulmans dans une atmosphère de calme et de paix. Mussi, poussé d’une part par Notre volonté de sauvegarder la dignité de la femme musulmane et d’autre part par le souci de mettre un terme à une situation susceptible de provoquer des troubles graves, Nous vous ordonnons d’interdire, d’une façon expresse et formelle, aux Musulmanes de travailler, publiquement ou en secret, dans les maisons juives et de tenir la main à ce que cette interdiction soit rigoureusement et effectivement observée. Faites surveiller l’exécution de cet ordre pour le maintien duquel Nous vous enjoignons defaire preuve d’une grande diligence et d’une fermeté sans défaillances. »

 

Pris entre les directives contradictoires du Palais Royal et de la Résidence — les Contrôleurs Civils les incitant à faire preuve de grande tolérance – les pachas appliquèrent, avec plus ou moins de sévérité, cette interdiction venant encore plus alourdir la condition des familles juives. Alors que dans les autres domaines, le sultan s’efforcerait d’alléger autant que possible les mesures législatives contre ses sujets juifs, il se montrerait intraitable sur cette question, en raison du caractère religieux qu’il lui attachait. A la fête du Mouloud, en avril 1941, le sultan rappela aux pachas venus lui présenter leurs vœux à quel point il tenait à l’application la plus stricte de cette directive. Il avait publiquement blâmé les pachas de Mogador et d’Agadir pour leur tiédeur dans son application. Le Contrôleur Civil de le Région leur avait fait valoir qu’il n’était pas possible d’envisager la suppression radicale de la main d’œuvre féminine musulmane dans certains établissements industriels et commerciaux juifs. Cela priverait de moyens d’existence de nombreuses familles musulmanes et provoquerait de sérieuses perturbations dans la vie économique de la cité.

Pendant sa visite à Fès, en août 1941, le sultan donna pourtant, à nouveau, publiquement au pacha de la cité des instructions tendant à tenir énergiquement " la main à l’exécution stricte de la circulaire vifirielle 372 La détermination du Palais sur ce sujet était telle que le Conseiller aux Affaires chérifiennes préconisa la prudence, dans son courrier au Résident Général du 12 août 1941, pour éviter un affrontement avec le Palais :

 

« Je me trouve confirmé dans mes intentions, sauf instruction contraire de Monsieur le Résident Général, par le souci qu’a toujours affiché le Makhzen, au cours des discussions récentes, etparfois ardues, sur le Statut des Juifs marocains, de s’opposer à ce que les sujets musulmans soient, à un titre ou à un autre, placés sous les ordres ou la dépendance des Israélites marocains. Cette position de principe a provoqué des difficultés, au sujet de l’article du Statut des Juifs, relatif aux professions commerciales ou industrielles. Une nouvelle intervention de ma part serait donc, sans aucun doute, vouée à l’échec. Notre action auprès des pachas doit donc se borner à des conseils persuasifs, donnés de vive voix, en vue d’une certaine tolérance et du respect de certaines situations particulières. E ncore les autorités de contrôle ne doivent-elles donner des conseils que sous une forme discrète et nuancée, pour ne pas éveiller la susceptibilité du Makhzen. »

 

En fin de compte, une telle politique produisit effectivement ses fruits et l’application de cette directive ne fut jamais uniforme. Elle dépendait du bon vouloir du gouverneur local et de l’influence de l’autorité de contrôle. Aussi quand elle finit, au fil des années, par tomber en désuétude, nul ne se préoccupa de son annulation formelle. Jusqu’à ce qu’en 1945, le Comité de la Communauté israélite de Port Lyautey se plaigne que le pacha de la ville l’ait remise en vigueur — suite au scandale d’une jeune domestique tombée enceinte de son patron.

Le refus obstiné du Makhzen d’abroger cette discrimination " de caractère religieux et non racial", fut alors envisagé comme une arme possible contre le sultan, dans le conflit aigu qui l’opposait à la Résidence et qui devait finalement se terminer par son exil à Madagascar. Le Directeur des Affaires Politiques alertait ainsi — en 1952 ! — le Conseiller du Gouvernement chérifien :

 

« J’ai l’honneur de vousfaire savoir que la circulaire 372 a effectivement été inspirée par la vague d’antisémitisme qui déferla sur l’Europe, à l’instigation des naffis en 1941. En effet, s’il est exact que le Makhzen avait proposé, en 1935, de prendre des mesures analogues à celles présentées dans la circulaire du 4 janvier 1941, il ne l’avait fait que timidement. Plus exactement, il avait approuvé les dispositions que nous lui avions proposé de prendre, à titre d’essai à Salé et Marrakech… Nous sommes loin de la circulaire 372, facteur brutal et haineux dans la forme et le fond. Je suis d’accord de demander, par écrit, au Makhzen l’abrogation de la circulaire et d’exiger une réponse par écrit. Si le Makhzen accepte l’abrogation, nous obtenons satisfaction. S’il refuse, nous aurons la faculté de soumettre sa réponse auprès de certaines opinions pour leur demander ce qu’elles pensent de ce qui tient tant, vis-à-vis des puissances étrangères, à se faire admettre comme un souverain ami du progrès mais ordonne et maintient actuellement l’application d’un tel texte… »

Cette parenthèse close, nous revenons à la manière dont, en général, le Statut des Juifs fut appliqué sur le terrain

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Le Statut ? une application ambiguë

Partagé entre son obsession de complaire à Vichy qui l’avait maintenu à son poste malgré le péché originel de sa nomination par le Front Populaire, les pressions des milieux extrémistes lui reprochant son manque de zèle antisémite, les efforts du sultan d’en atténuer la portée, et son propre souci de ne pas désorganiser la vie économique du pays, le général Noguès louvoya dans l’application ambigüe du Statut.

En bon observateur, le professeur Dutheil, dans le même cours aux futurs Contrôleurs Civils, notait :

« Entre temps, les juifs ont adressé au sultan des messages de fidélité renouvelée auxquels on a dû joindre quelques précieux cadeaux et la vie continue, mon Dieu, à peu près comme avant…

Je suis intimement persuadé d’ailleurs que le sultan et le Makhzen central ont regretté la rigueur des décisions prises et cherchent par divers moyens à en atténuer les conséquences…

 

Raisonnons maintenant de façon parfaitement égoïste ? est-ce de notre intérêt de briser systématiquement la communauté Israélite ? Déjà l’application des textes, pourtant si opportunément tempérée, apporte une gêne sérieuse à la marche de la vie courante de la cité. . .

Le Juif marocain n’ira pas grossir les rangs des colons de Palestine, car il n’y aura pas tant que nous y serons, de persécutions au Maroc. Ils n’y tiennent pas, les Musulmans ne le souhaitent pas et le sultan tient à conserver cette minorité d’utiles sujets…

Ee gouvernement du Protectorat, ainsi que le Makhzen, ont fait preuve de sagesse dans la recherche de solutions à apporter au problème juif marocain ; l’un et l’autre ont su adapter les rigueurs d’une loi imposée aux nécessités de l’heure, aux contingences locales et personnelles. L’un consultant l’autre, et en plein accord, ils ont su trouver la formule… »

 

Dans certains domaines où il avait compétence exclusive, comme celui de la presse juive, le Résident se montra intraitable. Ainsi, dès le mois de juin 1940 il profita de l’interdiction de toute activité sioniste pour fermer le périodique le plus lu dans toute l’Afrique du Nord : l'Avenir Illustré. Son fondateur et directeur, Jonathan Thursz, sollicita en vain l’autorisation de faire paraître un organe, comme cela était permis au judaïsme tunisien, avec le journal Le Petit Matin, en Algérie, avec le Bulletin de la Fédération des Sociétés Juives d’Algérie. Resté au Maroc comme correspondant de l’agence de presse américaine Associated Press, il dut quitter précipitamment le pays, en août pour échapper à l’arrestation, en raison de sa nationalité anglaise. L’autre organe de presse juif paraissant à Casablanca, L’Union Marocaine eut droit à un sursis en raison de son orientation assimilationniste pro­française et ne fut fermé qu’en octobre 1940, laissant pendant ces années critiques le judaïsme marocain sans organe représentatif.

 

On retrouve également la même intransigeance dans la stricte application du Statut aux Juifs non marocains ne relevant pas du sultan. Particulièrement, dans le domaine de l’épuration de l’administration résidentielle et des services municipaux. C’est ainsi qu’au 1er janvier 1941, 435 fonctionnaires juifs furent licenciés sans indemnités, alors qu’ils n’exerçaient par ailleurs que des postes subalternes —142 au Service des Postes, 81 dans l’Éducation, 59 dans les Transports.

Lors du second procès de l’ancien Résident en 1956 (après son retour d’exil du Portugal), le Procureur fut formel sur ce point :

Si le général fut réservé sur l’application des mesures d’épuration contre les Israélites et les francs-maçons, il présida par contre à la formation de groupes politiques ou paramilitaires et à la propagande contre les Alliés. Il fut presque toujours ondoyant et divers, multipliant par exemple les faveurs aux commerçants Israélites et à un certain nombre d’Israélites, réservant sa rigueur aux fonctionnaires israélites, ce qui ne veut pas dire qu’il ne comprenait pas l’intérêt qu'il y avait à faire, même à leur égard, des discriminations — à condition qu’elles fussent discrètes et invisibles de Vichy à l’œil nu.

C’est pourquoi l’épuration ne fut pas un mythe au Maroc. Près de 500 Israélites furent exclus de l’administration et plus de 200 autres connurent à divers titres, le même sort. Il faut bien offrir les victimes en holocauste au Moloch qui sévissait à Vichy et qui montait bonne garde autour des nouveaux principes posés par la dévolution Hationale»

 

Comme l’écrivit Jacob Ohayon, le fardeau eût été moins lourd s’il ne s’agissait que d’un antisémitisme d’Etat mais voilà, l’ensemble de la population européenne y ajoutait du sien, renvoyant de sa propre initiative les employés juifs des entreprises commerciales et industrielles, profitant de l’opportunité pour se débarrasser de la concurrence juive dans tous les secteurs. Ainsi, par exemple, l’interdiction des métiers du cinéma fut appliquée si drastiquement qu’elle aboutit au licenciement des caissières et des contrôleurs de tickets juifs. Les licenciés n’avaient pratiquement aucune chance de trouver un autre emploi, vu que le recrutement de Juifs était stoppé dans toutes les branches. Jacques Harboun de Marrakech raconte dans ses mémoires :

« Mon père perdit son emploi. Il était comptable dans une minoterie dont le propriétaire était le consul d’Angleterre. Le moulin cessa de moudre. On congédia le personnel et l’on proposa à mon père un poste de gardien.

Mon père, très touché par ces événements, fut souvent malade et parfois très gravement. Son cœur, usé par les charges qui avaient pesé sur lui et par tant de misère et de labeur, le lâchait… Il en réchappa, mais diminué et vieilli.

 

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La réaction des Musulmans

C’est dans l’admiration ou, au contraire, la détestation d’Hitler, que se voyait le plus nettement le nouveau fossé entre Juifs et Musulmans marocains. La grande popularité dont jouissait le dictateur nazi, en se présentant comme l’allié naturel des peuples arabes dans leur lutte contre le colonialisme anglo-français, ne provoqua jamais de dérapages parmi les Musulmans marocains peu enclins à partager totalement sa haine pathologique des Juifs. Malgré les succès de la propagande nazie, même relayée par les extrémistes de Vichy, les relations entre les deux communautés n’atteignirent jamais le point de rupture. Le général Noguès lui-même estimait que la propagande allemande n’avait pas encore réussi à contaminer les nationalistes de la zone française, même si la France avait perdu en prestige et en crédit auprès des Musulmans, suite à la défaite ? «

 Leurs contacts avec le chef de la délégation d’armistice Auer ne traduisent aucun sentiment profond de germanophilie. Eux-mêmes redoutent les méfaits de l’Allemagne en Afrique du Nord, en cas de rupture de l’armistice » (12 avril 1941)

 . Pour un observateur de l’époque :

« La Résidence sait bien que la propagande allemande est demeurée sans écho au

Maroc. Même en se posant en champions de l’islam, en ennemis des Juifs, en ralliant à leur cause le grand Mufti de Jérusalem, les nazis n’ont obtenu aucun résultat tangible parmi les Marocains… »

Certes, dans les élites et le petit peuple, on ne cachait pas la joie de voir les Français " remettre les Juifs à leur place " et leur faire perdre cette arrogance que leur avait donnée leur avance sur le plan de l’éducation, sans pour autant " passer à l’action pour régler les comptes avec les Juifs ", comme les y invitaient les antisémites français. Il était difficile de transposer de France au Maroc la propagande présentant les Juifs comme les accapareurs, de convaincre les masses confrontées à la pénurie et au rationnement que tous leurs malheurs venaient des Juifs — aussi maltraités qu’eux alors que les Européens étaient favorisés. Les Juifs avaient toujours fait partie du paysage, on pouvait ne pas les aimer et ne pas les respecter, mais ils n’étaient jamais apparus comme nuisibles ou présentant le moindre danger.

Tout au plus, certains dans la société musulmane, les nostalgiques du Vieux Maroc, voulaient aller plus loin, c’est-à-dire revenir en arrière, en obligeant les Juifs à abandonner l’habit européen et à retrouver leur accoutrement traditionnel de calottes, djellabas, babouches noires et foulards à pois. Ce fantasme, le pacha de Marrakech, le Glaoui, le réalisa un moment, en ordonnant aux notables de la communauté de se présenter devant lui, ainsi accoutrés.

 " Ce fut un moment de franche gaieté", raconte le Vice-président de la communauté de l’époque, David Maimrane, « quand nous nous vîmes ainsi déguisés et étrangers à notre image habituelle, nous éclatâmes en même temps d’un fou rire qui fut long à maîtriser… »

A Safi, des militants d’extrême-droite française, qui voulaient remettre les Juifs à leur place, forcèrent un moment les notables à se débarrasser de leur costume européen pour revenir à la djellaba noire.

Il y eut, par contre, de la part de Musulmans, à titre individuel, des exemples isolés de connivence pour détourner certaines clauses du Statut dans le domaine économique.

Les incidents de rue, si on tient compte des difficultés économiques de l’époque et de la tension politique, furent infiniment moins nombreux et moins virulents qu’au cours de la décennie précédente. Au niveau du Makhzen, on affirmait que rien n’était changé dans les relations traditionnelles, sous l’agissante bienveillance de la dynastie Alouite, depuis Moulay Hassan. Même la seule initiative humiliante — l’interdiction des domestiques — s’appuyait sur des considérations religieuses et en aucun cas, raciales. Sous l’influence du Palais, les gouverneurs locaux n’alourdirent pas en général leur main sur les populations juives. D’autres agents, au contraire, en profitèrent pour maltraiter et racketter leurs administrés juifs — avec la complicité de Contrôleurs Civils corrompus ou pour complaire à bon compte à leurs administrés musulmans.

A Meknès, profitant des circonstances, les commerçants musulmans du grand marché aux tissus, elkessarya, avaient exigé d’en chasser sans délai leurs concurrents juifs. Malgré leurs menaces de procéder eux-mêmes par la force, le pacha ne céda pas, ne serait-ce que pour éviter une hausse des prix, en cas de disparition de la concurrence.

Le Grand Rabbin de Séfrou, la seule ville où la population juive était aussi nombreuse que la population musulmane, rabbi David Obadia, relate les excellentes relations qu’il entretint, pendant la guerre, avec le pacha El Bekkaï, futur chef du premier gouvernement marocain de l’Indépendance

« Avec l’armistice entre la France et l’Allemagne et l’instauration du régime de Vichy, un vent nouveau a soufflé sur le Maroc. Des fonctionnaires antisémites et pronazis ont été dépêchés au Maroc. Sous leur influence et avec leurs encouragements, une partie des habitants arabes ont commencé à s’en prendre aux Juifs, en disant qu’ils allaient les exterminer. Sans l’intervention du sultan Mohammed V, de ses ministres et de son entourage, qui ontprévenu ces atteintes, qui sait ce qu’aurait été notre sort ? Le roi a repoussé toutes les pressions qui étaient exercées sur lui par le gouvernement de Vichy et grâce à lui, la situation n’a pas fondamentalement changé…

Durant la guerre, le pacha de notre ville était Mbark El Bekkai avec lequel j’ai collaboré dans nombre de domaines. Des bonnes relations, presque amicales, entre nous, m’ont beaucoup aidé dans ma fonction. Il lui arrivait souvent de me consulter sur telle ou telle question. De lien entre nous était toujours proche et efficace. Nous étions voisins et entretenions de bonnes relations de voisinage. Plus d’une fois, quand ils manquaient d’huile, d’oignons ou de tout autre produit  pour honorer des hôtes, ils venaient en emprunter chez nous. Je souligne cela pour montrer à quelpoint arrivait parfois notre cohabitation pacifique et plus encore.

En ces jours de pénurie, fleurissait le marché noir et nombre de nos coreligionnaires ont été appréhendés et jetés en prison où ils étaient soumis à des travaux forcés, même les jours de shabbat et de fêtes. Sur ma requête, ils en furent désormais dispensés. De jour de Kippour, il y avait en prison plusieurs Juifs, dont des notables. La veille du jour de jeûne, je suis intervenu auprès du Contrôleur Civil pour qu’ils puissent prier avec nous dans les synagogues. Il a accepté si je me portais garant de leur retour et c’est ainsi qu’ils passèrent la fête en famille et le lendemain, revinrent en prison. A. Hanouca, j’ai sollicité et obtenu du pacha l’allocation d’une ration supplémentaire d’huile, au-delà de la ration mensuelle, pour nous permettre l’accomplissement du devoir religieux d’allumage des hanoukiot… »

 

Les difficultés de l’approvisionnement

Plus, en effet, que tout le reste de la population, l’insuffisance du ravitaillement était devenu la hantise quotidienne de l’immense majorité des Juifs du Maroc. La rupture des relations commerciales régulières avec la métropole, en raison du blocus anglais, avait entraîné une hausse vertigineuse des prix et une pénurie générale, même des produits de base, sans parler des produits de luxe. La pénurie était telle que les rabbins, tenant compte de la gravité de la situation, avaient dû se résoudre à une interprétation moins sévère des interdits de Pessah :

« Quant à l’utilisation à Pessah des ustensiles en porcelaine des jours ordinaires, nous l’avons autorisée, seulement pendant la guerre, faute de pouvoir s’en procurer de neufs, état de pénurie oblige. Nous avons prescrit de les cachériser au préalable à l’eau chaude, à trois reprises. Mais nous avons remis en vigueur l’interdiction après la guerre et tous ont repris l’habitude de ne se servir que d’ustensiles neufs à Pessah. » (OtsarNamikhtabim, 6-65)

Cette pénurie aurait tourné à la catastrophe sans l’aide américaine.

Malgré l’immense soutien qu’ils apportaient à l’Angleterre désormais seule en guerre face à l’Allemagne, les Etats-Unis conservaient leur neutralité et entretenaient des relations étroites avec le régime de Vichy — la France restant le seul pays occupé, en Europe, à maintenir des relations diplomatiques et économiques avec les Etats-Unis. Washington ne désespérait pas d’amener un jour la France — ou au moins son Empire africain – à reprendre la lutte, aux côtés de l’Angleterre. C’est dans cette perspective que le Président Roosevelt, conscient du potentiel de l’Afrique du Nord, avait dépêché à Alger, dès décembre 1940, un délégué personnel avec le titre de consul général, Robert Murphy. Il devait facilement trouver langue commune avec le général Weygand, que Pétain avait nommé en octobre comme son délégué en Afrique, et dont les sentiments anti allemands n’étaient pas un secret. Le général Weygand réussit à convaincre son interlocuteur de l’urgence d’une aide économique américaine aux populations d’Afrique du Nord, au bord de la famine, pour prévenir un soulèvement qui favoriserait une intervention allemande, à partir de l’Espagne.

De son côté, le général Noguès mettait également en garde contre la pénurie qui pourrait " provoquer, parmi les Arabes, des troubles susceptibles de faciliter le passage du Maroc entre des mains hostiles En dépit des réticences du Département d’Etat et de Londres à alléger le blocus, l’accord Weygand-Murphy fut ratifié par Vichy, le 10 mars 1941. Il prévoyait la possibilité pour les Français d’acheter en quantités limitées, des produits non stratégiques – principalement du sucre, thé, coton – avec les fonds français, jusque-là gelés dans les banques américaines. Malgré ses difficultés d’application et son caractère limité, cet accord joua un grand rôle dans l’approvisionnement de l’Afrique du Nord. Il resta en vigueur, même après l’alerte qu’avait constituée le rappel en France du général Weygand, en novembre 1941, sous la pression des Allemands, comme le rapporte Robert Murphy dans ses mémoires :

« Pendant un an, notre ambassadeur à Vichy, Leaby et moi partageâmes la même anxiété au sujet du général Weygand. Les nazis, parfaitement conscients qu’il n’était pas de leurs amis, s’acharnaient à le faire rappeler d’Afrique… Enfin, le 18 novembre 1941, Pétain informa notre ambassadeur LeaBy que les Allemands avaient menacé d’occuper toute la France, de laisser mourir de faim la population pendant que l’armée allemande vivrait sur le pays, si le maréchal laissait Weygand en Afrique… Mais ce qui sauva notre accord après la disparition de Weygand, ce nefut pas tant nos arguments raisonnés que l’attaque japonaise sur Pearl Harbour, trois semaines plus tard… »

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Joseph Toledano-Epreuves et liberation-les juifs du Maroc pendant la seconde guerre mondiale- Rationnement discriminatoire

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Pour contrôler les cargaisons et s’assurer que les produits livrés seraient distribués sur place et non réexportés vers la France ou l’Allemagne, des observateurs américains, avec le titre de vice-consuls, placés sous la direction de Robert Murphy, furent dépêchés dans les ports et chargés de surveiller les voies ferrées. Egalement agents de renseignements, de façon officieuse, ils devaient aussi, au Maroc, vérifier que les Juifs recevraient également leur part de l’approvisionnement américain, en entretenant des relations avec leurs représentants dans les Comités des Communautés — à la grande irritation de la Résidence :

« Le rôle des vice-consuls américains devient de plus en plus important dans la propagande hostile au rapprochement franco-allemand. Leur action s’intensifie en milieu européen et marocain à Casablanca. Ils cherchent constamment à entrer en contact avec le milieu européen, les éléments éclairés de la population musulmane et surtout israélite. L’espoir d’une aide au Maroc en essence, en charbon et sucre constitue un atout efficace de propagande américaine. » (5 juillet 1941)

Cela n’empêcha pas pour autant un rationnement discriminatoire, l’antinazisme n’étant pas, dans les prises de position de Weygand — et pas seulement pour lui — incompatible avec l’antisémitisme d’Etat.

 

Rationnement discriminatoire

Outre le malheur général de la guerre, de la misère et de la pénurie, les Juifs marocains subirent un lot spécifique de discriminations, comme le rapporte, dans ses mémoires, un des dirigeants de la communauté de Casablanca, Salomon Ben Baruk :

L’institution de cartes de rationnement divisait les consommateurs en trois catégories : les Européens, favorisés en quantité et en variété, les Marocains, moins bien servis, et, en dernier lieu, les Juifs, à qui on alloua beaucoup moins de sucre et de farine mensuellement qu’aux Marocains. Pas de chocolat, pas de riz pas de tissus. Alors, il fallait se débrouiller au marché noir et risquer la prison… »

Le rationnement était en effet calqué sur la hiérarchie sociale de la société coloniale. Estimant qu’ils avaient, de par leur culture, plus de besoins, les Européens étaient en tête, suivis par les indigènes musulmans et en bas de l’échelle, les Juifs marocains citadins — les ruraux, juifs ou musulmans, qui vivaient en autarcie, étaient dans la pratique exclus de cette répartition. Evoluant selon les difficultés d’approvisionnement, la liste des produits rationnés, leurs prix et leurs quantités, étaient périodiquement révisés, sans toucher au principe de différenciation.

Ainsi par exemple, quand pour le sucre, l’allocation mensuelle était en moyenne de 700 à 800 grammes par tête, pour les Musulmans (et en pains de sucre, plus appréciés), elle n’était que de 350 à 400 grammes (sucre en poudre, moins prisé) pour les Juifs alors qu’ils partageaient le même goût pour le thé sucré. Les Européens, pourtant moins gourmands en ce domaine, avaient droit à 500 grammes.

Pour le thé vert, la boisson nationale des indigènes, l’allocation hebdomadaire était de 25 grammes pour les Musulmans et de 15 grammes pour les Juifs. Quant à l’huile, alors que, pour des raisons de cacherout, ils en étaient les plus grands consommateurs puisqu’ils ne se servaient pas de beurre et de graisse, leur était pourtant dévolue la plus faible ration : 230 grammes par mois, contre 330 grammes pour les Musulmans et 250 pour les Européens.

Pour le savon de lessive, savon de Marseille : 200 grammes pour les Européens et 70 grammes pour les Juifs et les Musulmans. Le savon de toilette lui, était uniquement réservé aux Européens. Autres produits rationnés attribués uniquement aux Européens ? le lait concentré sucré pour les bébés, les pâtes, le chocolat, les pommes de terre, le pétrole, les tissus modernes et les chaussures.

Pour le lait frais, sa distribution quotidienne était réservée aux seuls Européens, les Juifs et les Musulmans devaient donc se tourner vers le marché libre, souvent à des prix non contrôlés de marché noir.

Pour le café, alors que les Musulmans, grands buveurs de thé devaient s’en contenter, les Juifs plus proches en la matière des Européens, avaient droit à 50 grammes, loin derrière ces derniers, avec leur ration de 200 grammes. Pour le vin, naturellement rien pour les Musulmans, 10 litres par mois et par tête pour les Européens, 1 litre et demi à 2 litres pour les Juifs, mais uniquement par tête d’adulte mâle. Cette restriction fut ressentie seulement à Casablanca, les communautés plus conservatrices ayant encore pour tradition la fabrication familiale de vin pour le kidouch, dans les familles aisées et sa distribution aux proches et aux indigents.

Pour la viande de bœuf et de mouton, aucun rationnement pour les Musulmans, 200 à 250 grammes pour les Européens et 100 à 150 grammes, par semaine, pour les Juifs.

Toutefois, à l’occasion du ramadan, les Musulmans bénéficiaient d’une dotation supplémentaire de 100 grammes d’huile et de 10 grammes de thé. L’égalité ne se retrouvait que dans le charbon de bois : 2 kilos par semaine — et encore…

Le Contrôleur Civil, chef des services municipaux de la ville de Casablanca, a l’honneur d’informer la population de ce qui suit : à partir du 1er novembre 1941, le charbon de bois ne pourra être vendu au public que contre remise de coupons de la feuille municipale de rationnement. Les titulaires de la feuille de rationnement sont tenus de se faire inscrire chez les commerçants les plus proches. Ils ne pourront se servir que chez ce commerçant.

Il est recommandé aux Israélites marocains, ainsi qu’aux indigènes de se ravitailler chez leurs coreligionnaires habitant au mellah, à l’ancienne médina ou à la nouvelle médina. » (Communiqué du 25 octobre 1941).

Par ailleurs, pour les Juifs, la distribution des tickets de rationnement était organisée par les Comités des Communautés, dans leurs locaux.

De plus, alors que les Juifs ne pouvaient acheter les produits rationnés que dans les magasins juifs, et les Musulmans, dans les magasins musulmans, les Européens étaient libres d’acheter là où ils voulaient, sauf pour la viande et le lait. De même, dans l’ordre d’approvisionnement de ces produits rationnés, les magasins juifs étaient servis en dernier, avec les restes, en général de moins bonne qualité. Mais même l’obtention de cette portion congrue nécessitait des efforts surhumains, des queues interminables auxquelles étaient le plus souvent astreints les enfants, comme le relate, dans son livre Le Rocher d’origine , le cinéaste de Meknès Haïm Shiran- Shkéran :

«C’étaient les débuts de la seconde guerre mondiale et tout était rationné. Farine, sucre et huile, les ingrédients indispensables à la cuisine marocaine, étaient devenus des denrées rares et donc chères. J’étais l’aîné des enfants et maman me réveillait à l’aube pour aller prendre la place dans la queue devant l’épicerie, afin d’assurer notre ravitaillement quotidien… J’étais souvent l’un des premiers enfants parmi ceux qui, chaque matin, étaient dépêchés là par leurs parents. A l’ouverture, vers huit heures, la queue s’étendait déjà sur des divines de mètres. Ma mère venait me remplacer, vers six heures, pour queje puisse aller prier avec mon père… »

D’où, inévitablement, le développement du marché noir, dans toutes les couches de la population, mais que tous appelaient " le marché juif" comme s’ils en avaient l’exclusivité, et en conséquence : les descentes de police, les traductions en justice et les arrestations arbitraires. Mais au-delà des mesures discriminatoires légales sur le plan économique, décrétées au niveau national, s’ajoutaient d’autres fruits de l’initiative locale. Ainsi à Mogador, alors déjà en déclin, les autorités locales favorisaient l’élément musulman aux dépens des marchands juifs, comme en témoigne un notable de la communauté juive, Salomon Knafo :

« Toutes les marchandises importantes contingentées furent mises entre les mains des Arabes. Les grossistes juifs devinrent des détaillants qui devaient livrer leurs marchandises, presque jusqu’au dernier gramme, pendant que les détaillants arabes devenaient des grossistes, sans être tenus de livrer toutes leurs marchandises. Ils incitaient les Arabes contre nous. Heureusement, les Arabes comprirent vite la tactique des Français qui leur faisaient miroiter des richesses pour les maintenir occupés, afin qu’eux, les Français, puissent agir à leur guise. Ils comprirent qu’ils devaient laisser les Juifs tranquilles, sans les maltraiter, de peur de ne plus pouvoir faire d’affaires… Car si les commerçants arabes s’étaient multipliés par le fait de la présence française, ils avaient besoin de marchandises et pour les acheter, ils manquaient de capitaux. A lors ils s’adressaient aux grossistes juifs pour avoir la marchandise en consignation… Ils savaient que les Juifs étaient la "poule aux œufs d’or " qu’il ne fallait pas égorger. Il y eut bien quelques petites algarades au début, mais heureusement vire réprimées… »

 

Joseph Toledano-Epreuves et liberation-les juifs du Maroc pendant la seconde guerre mondiale Rationnement discriminatoire

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