Le renouveau de l'agitation- Epreuves et liberation. Joseph Toledano
La présence inédite, à Casablanca, de jeunes Juifs aux côtés des Français, à une manifestation des partis de gauche, suscita la colère de certains milieux coloniaux. Les manifestants exigeaient le rappel du nouveau Résident Général Peyrouton, (futur ministre de l'Intérieur de Vichy), présenté par le journal communiste parisien L'Humanité comme le protégé de Léon Daudet. Le journal d'extrême-droite de la grande métropole La Voix Française ne dissimulait pas son indignation :
« Un membre éminent de la communauté israélite de Casablanca, que cette situation afflige, nous confirmait la part de responsabilité qui en incombe à Maître Sultan, l'étrange pèlerin parti à Paris demander la tête de M. Pejrouton… Nous ne voulons pas passer sous silence le geste courageux du Président du Comité de la Communauté de Casablanca, M Yahya Zagury, auteur d'une motion en faveur du Résident Général, M Pejrouton. Le gouvernement devrait faire son devoir et ne pas permettre que de jeunes voyous du mellah se promènent avec des pancartes portant les mots " A. bas Zagury ! " et n 'écrivent des injures contre lui sur les murs et les portes du quartier. Le gouvernement ne doi tpas permettre non plus que les jeunes Israélites, qui ne sont pas sujets français, insultent ici le représentant de la nation protectrice… Les Casablancais ont pu constater, au cours des dernières semaines, le grand nombre de jeunes Israélites, à la tenue d'ailleurs d'une bruyante impudence, qui participent aux différentes manifestations en vue du renvoi du Résident Général Peyrouton et de l'extension des grèves ou qui abordent cravate ou mouchoir rouge, vendant Le Maroc Socialiste dans la rue. A Casablanca comme à Marrakech, il a été pénible à la population de constater l'arrogance et la brutalité de ces vendeurs… »
Ces vendeurs étaient souvent apostrophés par les passants français aux cris de " Mort aux juifs ! ", " La France aux Français ! ", " Blum au poteau ! ", "Boycottage d'Israël au Maroc!". L'Avenir Illustré du 31 octobre 1936 rapportait que, dans Casablanca :
" la foule européenne aveugle hurlait " Mort aux Juifs ! " et menaçait d'envahir le mellah après avoir essayé en vain d'exciter contre nous nos frères musulmans ».
Cette intervention de la jeunesse juive paraissait d'autant plus surprenante — et scandaleuse — que le Résident passait pour être plutôt favorable aux Juifs. Il avait apporté son appui au projet de construction d'un habitat israélite à loyer modéré à Casablanca qui avait été, en fin de compte, torpillé par les intérêts égoïstes et le Conseil Municipal. A la suite de sa visite du mellah sous la conduite de Maître Bonan, il s'était écrié, face à l'insalubrité environnante ? " C'est épouvantable ! C'est épouvantable, il faut que cela cesse ! " De plus, au cours de sa mission précédente à Tunis, il avait usé de son pouvoir pour bannir les journaux susceptibles de troubler l'ordre public. Par exemple, il avait interdit, dans la Régence, la diffusion de l'organe de propagande antisémite le plus virulent d'Algérie, La Libre Parole, dirigé par Henri Coston.
Suite à l'écho négatif de ces incidents, Yahya Zagury fit lire dans toutes les synagogues de Casablanca la circulaire d'avertissement suivante :
« Vous n'ignorez pas les incidents qui se sont déroulés ces derniers jours et qui auraient pu porter préjudice à notre paisible communauté. Plusieurs personnalités Israélites sont venues me voir et se plaindre de ce que quelques jeunes Israélites marocains ont cru pouvoir s'occuper de questions qui ne les concernent pas et qui auraient pu nuire à notre collectivité… »
A Meknès, bastion de l'antisémitisme colonial, un bataillon de la Légion défila aux cris de " Vive Hitler, mort aux Juifs ! "
Les milieux d'affaires français, qui craignaient pour leurs privilèges et étaient favorables au maintien d'un Résident à leur dévotion, se mobilisèrent pour effrayer les politiciens parisiens en agitant le spectre d'une imminente révolte arabe. Le Président de la Chambre de Commerce Marocaine, M. Bozzi mettait en garde le chef du gouvernement Léon Blum contre le rappel du Résident :
" Une minorité turbulente a recruté des adeptes surtout parmi les jeunes Marocains nationalistes et les jeunes Israélites. La masse indigène, travaillée par les uns contre les Européens, par les autres contre les Israélites, est en effervescence et prête à se laisser entraîner vers les quartiers juifs, puis ensuite vers les quartiers européens. Les colons disséminés dans le bled seront les premières victimes. A.ucune force n'arrêtera les cent vingt mille indigènes de Casablanca, les cent mille indigènes de Fès et les cent mille indigènes de Marrakech lorsque l'incendie s'allumera… »