Epreuves et liberation. Joseph Toledano
Redoutant les effets néfastes de ce boycott, l'Allemagne pressa les autorités du Protectorat d'y mettre fin, avant qu'il ne se développe davantage, arguant de la clause de la " porte ouverte ", adoptée par la Conférence d'Algésiras de 1911. Ce dernier garantissait la liberté de commerce à toutes les nations et interdisait toute mesure discriminatoire contre l'un des pays signataires. Au-delà de l'impact économique, entraient aussi en ligne de compte les considérations de prestige. Il était insupportable pour Berlin que le Maroc, sur lequel, jusqu'au début des années 1910, elle avait disputé la prédominance à la France, soit le seul pays économiquement fermé devant elle ! A Tanger, ville ouverte à tous, en raison de son statut international, les appels au boycott prirent un ton encore plus militant, comme le rapportait le représentant des intérêts économiques allemands dans la ville. Il fit état d'un long tract en espagnol signé Yeshouron, diffusé le 19 mai 1933, qui justifiait l'abstention des délégués de la communauté juive à l'Assemblée Législative, dans le vote sur le nouveau statut des agents économiques allemands au Maroc. Le tract expliquait qu'en l'absence de possibilité de pression politique, le boycott était un moyen de défense légitime non violent contre le monstre nazi. Les consignes de boycott concernaient les marchandises et les navires allemands, l'interdiction de louer des bâtiments ou des équipements, de travailler dans les firmes allemandes ou d’employer des salariés allemands, de leur fournir la moindre information. Il s'agissait de dénoncer aux autorités les actions de propagande politique allemande, bref de prévenir toute relation commerciale, sociale et culturelle avec les Allemands, tant que Hitler n'aurait pas changé sa politique " qui aboutit à la destruction de la science et du progrès
La réaction française au mouvement de boycott ne pouvait être qu'ambiguë. D'un côté, les milieux coloniaux, satisfaits de cet affaiblissement de la concurrence allemande, craignaient de plus que, sous couvert d'ouverture économique, Berlin ne renforce son influence politique alors que la guerre du Riff avait prouvé la vivacité du nationalisme marocain. De l'autre, le ministère des Affaires Étrangères ne voulait pas d'épreuve de force avec le nouveau régime nazi. Il lui fallait également tenir compte des menées espagnoles qui saisissaient toutes les occasions pour critiquer la politique française au Maroc – comme le faisait par exemple le journal de Madrid La Opinion
L'origine de la réaction vigoureuse des Juifs du Maroc contre l'Allemagne s'explique par les informations persistantes et étendues sur plusieurs colonnes que les journaux de la zone française donnent aux persécutions nazies. Cette campagne est menée au moment même où l'on discute de la réouverture des consulats allemands dans cette zone. Nous aussi protestons contre les atteintes aux droits de l'homme commises par les nazis, mais nous ne pouvons pas ne pas souligner la façon dont cela est exploité par les Français à leur avantage propre
En conséquence, sur les consignes de Paris qui ne voulait surtout pas envenimer inutilement ses relations avec Berlin, la Résidence demanda avec fermeté aux dirigeants de la communauté juive d'adopter un profil plus bas — pour éviter aussi d'indisposer la population musulmane, peu habituée à voir les Juifs prendre publiquement position sur une question politique. En effet, au boycott économique s'ajoutaient la condamnation morale, l'expression politique de la solidarité avec les frères opprimés, alors que la Résidence était accusée de ne pas accorder la même liberté aux manifestations de solidarité avec les "frères musulmans de Palestine ". On s'étonnait dans les milieux musulmans de voir les Israélites des grandes villes organiser des réunions de protestation contre l'antisémitisme hitlérien. En effet, à l'époque des incidents en Palestine en 1929, les Musulmans s'étaient heurtés au refus formel de tenir des meetings de ce genre et à l'interdiction de toute quête en faveur de leurs coreligionnaires. Les commerçants musulmans, de leur côté, s'insurgeaient contre les projets de boycottage des produits allemands au moment où ils avaient envisagé, avec satisfaction, la réapparition sur le marché marocain de marchandises d'un " négoce profitable
Dans son rapport à Paris, le Délégué à la Résidence, Urbain Blanc, écrivait : "Jusque-là, les Juifs prenaient soin de passer inaperçus et voici que maintenant, ils apparaissent au grand jour comme une masse homogène, consciente de sa force et de sa valeur… suscitant en retour l'antisémitisme de leurs voisins musulmans… L'Arabe réagit — telle est la cause de l'antisémitisme. C'était de l'imprudence, l'organisation de ces meetings où les indigènes ont vu avec surprise les hommes du mellah mêlés aux Israélites plus évolués, associés intimement pour manifester leur solidarité avec les persécutés d'Allemagne
Pour le conseiller commercial de l'Allemagne au Maroc également, c'étaient bien les consignes de boycott qui étaient à l'origine des incidents sporadiques entre Juifs et Arabes. Dans son rapport à Berlin, il prétendait que la grande hostilité des Arabes envers leurs voisins juifs s'expliquait par la manière dont les journaux français du Maroc (paraissant également en langue arabe) avaient monté en épingle les atrocités dont seraient victimes les Juifs en Allemagne — afin de porter atteinte au commerce allemand dans ce pays. Mais ce soutien moral accordé aux Juifs, les avait rendus arrogants dans leurs relations avec les Musulmans qui profitaient, selon lui, de la moindre occasion pour se venger