Le chantre des murs blancs-Sid Maleh

L’agent matrimonial dut reconnaître qu’il n’existait aucun rapport entre le talent musical, le quotient talmudique et l’éveil sexuel du petit chantre. Le cordonnier s’interrogea longuement sur la nature de l’instruction à donner à son fils. Casablanca n’avait pas de grande Académie rabbinique et il ne pouvait se résoudre à l’y laisser végéter et risquer de voir sa science s étioler et sa voix se déliter. Il l’aurait volontiers placé à Meknès si cette ville, vaniteuse entre toutes, ne considérait les Casablancais comme des parvenus incultes et n’interdisait ses Académies à leur progéniture qui était née et avait grandi dans cette ville du lucre et de la perdition. Le cordonnier succomba alors au terrible dilemme qui était le lot de tous les habitants du mellah de Casablanca : «Placer ou non ses enfants à l’Alliance? »

Personne n’était dupe de la vocation universelle de l’Alliance qui se prétendait israélite et n’avait pour mission que de colo­niser les pauvres âmes juives pour la gloire de la France. L’Al­liance ne passait pas tant pour éclairer les esprits que pour les perdre. On préférait laisser végéter sa progéniture dans les petites Académies rabbiniques ou les placer apprentis chez des artisans que de les livrer aux manigances pédagogiques des enseignants sentencieux, épicuriens et… ottomans de la salace institution. Mais le cordonnier ne se résolvait pas à voir son surdoué perdre sa voix dans une mue pour le moins intempes­tive et sa science dans l’encanaillement qui guettait dans cette ville que les colons voulaient, nul ne savait pourquoi, dépravée et exemplaire.

Bouskila n’avait pas le choix, il se résigna à aller voir le délégué de l’Alliance Israélite Universelle pour marchander avec lui les conditions d’admission du petit chantre. Ce der­nier lui annonça sans ménagements que la liste d’attente était si longue que l’on devait inscrire les élèves au berceau pour qu’ils aient des chances d’être admis l’année de leur communion­. Sans piston, cordonnier de son état, il ne savait lire que l’hébreu et n’écrivait l’arabe qu’en caractères rashitiques. Il plaida sa cause comme il le pouvait. Il avait à sa charge trois à cinq artisans selon les commandes, entretenait deux femmes et leurs progénitures respectives et était propriétaire de la plus pittoresque synagogue du mellah où l’on donnait gratuitement des concerts de chants liturgiques à l’occasion des grandes célé­brations et commémorations. Il précisa même qu’un shabbat sur deux, il offrait, toujours gratuitement, du tabac à priser à l’ensemble des fidèles contre l’engagement de ne pas parler pendant la lecture de la Torah et de ne pas éternuer pendant que son fils chantait. Le délégué, si insensible à ses arguments qu’il ne pouvait être que turc, lui recommanda de continuer de tabasser ses coreligionnaires et de trouver un maître de musique pour son fils :

  • Que lui enseignerait-il qu’il ne sache déjà ? protesta le cordonnier.
  • Mais le solfège, cher monsieur, le solfège.

Le cordonnier ne savait pas plus ce qu’était le solfège que l’opéra. Le délégué tenta néanmoins de trouver une place pour son prodige de fils :

  • Dites-moi, mon brave, votre fils est-il teigneux ?
  • Dieu préserve.
  • Trachomeux ?
  • Il voit mieux que vous et moi.
  • Dans ce cas, je ne peux rien pour lui, je n’ai de place dans l'école que pour les teigneux et les trachomeux et au rythme que connaît la progression de la teigne et du trachome au mellah, si votre fils ne succombe ni à l'une ni à l'autre dans les prochaines semaines, il n'aura de place ni dans l'une ni dans l'autre.

Le cordonnier lorgna les chaussures du délégué et les trouva si étroites et contrefaites qu’il se prit de pitié pour ses pieds. Il avait l’œil pour deviner derrière les déformations d’une chaus­sure les malformations d’un pied. Le délégué avait les siens plats, tournés vers l’intérieur, avec des cors aux orteils. Plutôt que de laisser ses pieds se prélasser dans des babouches soigneusement traitées à l’huile et au vinaigre qui convenaient si bien aux pieds, ces Occidentaux les corsetaient dans des cercueils en cuir qu’ils serraient avec des cordons :

  • Vous souffrez douloureusement des pieds, remarqua le cordonnier.

Le délégué était habitué aux lubies des populations arrié­rées des mellahs et des villages. Elles prêtaient des vertus médi­cinales à des plantes qui ne donnaient que la nausée, des vertus miraculeuses à des amulettes qui ne donnaient que la scoliose maraboutique, des pouvoirs aphrodisiaques et procréateurs à des liquides qui ne donnaient que la cirrhose du foie. Leurs poudres à priser leur donnaient le trachome et leurs rumina­tions kabbalistiques la teigne. Cela dit, il souffrait vraiment des pieds, de l’abdomen et du postérieur et ne demandait qu’à être soulagé de ses cors, de ses coliques et de ses hémorroïdes contre lesquels la médecine occidentale se révélait totalement inefficace :

  • Vous avez la mine d’un homme dont les pieds sont mal­traités depuis des décennies, insistait Bouskila, vous devriez prendre l’avis d’un pédagogue.
  • Un podologue, précisa le délégué.
  • Un pédagogue, un podologue, quelle importance? Je ne demande pas une place pour moi, mais pour mon dernier-né. Je ne m’inquiète pas pour mes pieds, mais pour les vôtres.

Le délégué ne comprenait pas comment la conversation était passée de l’état de la tête et des yeux de la population des mellahs à celui de ses pieds :

  • Cela se voit à votre mine, s’acharnait le cordonnier. Vous devriez vous faire faire des chaussures sur mesure, vous vous sentiriez mieux et vieilliriez plus sereinement.

Les gens de l’Alliance avaient horreur de recevoir des leçons de l’indigène. C’étaient des pédagogues émérites et les leçons c’étaient eux qui les donnaient. Dans tous les domaines. Du calcul à la science; de l’écriture à la lecture; de la médecine à la science. Ils avaient leur mot à dire sur toute chose et c’était partout le dernier. Le cordonnier n’avait pas son rival pour chausser les pieds malades, il devait seulement convaincre son interlocuteur que la qualité de sa vie ne dépendait pas tant de l’allocution du dernier Immortel – que ses os soient broyés pour l’éternité – que de l’état de ses pieds :

Je n’ai peut-être pas été à l’Alliance, je ne saurais vous réciter La Fontaine. En revanche, je pourrais, si vous le sou­haitez, vous fabriquer une paire de chaussures sur mesure qui vous garantirait l’élégance de chaussures de ville et l’aisance de pantoufles de maison.

Le cordonnier n’allait tout de même pas proposer au délégué de la superbe Alliance de se mettre aux babouches. Elles étaient réservées à la populace qui n’avait pas encore civilisé ses pieds. Le délégué prit son parti de se moquer de son interlocuteur :

  • Et combien me coûterait cette paire de chaussures magiques?

Le cordonnier ne souhaitait qu’une place pour son petit chantre, qui n’était ni teigneux ni trachomeux, ne serait-ce que pour le voir acquérir des rudiments de solfège, dont il enten­dait parler pour la première fois, et lui assurer une carrière internationale. Sinon ce n’était ni l’histoire des Gaulois ni les balivernes des rabbins israélites qui passaient communément pour des plagiaires qui l’intéressaient:

  • Ce sera mon cadeau à la France, à l’Alliance et à son délé­gué. Mais vous devez passer à mon atelier pour que j’ausculte votre pied et prenne ses mesures.

-Au mellah?!

  • À l’entrée du mellah, derrière la porte de Marrakech, sur la place centrale, entre le marché de la Hivance et celui de l’Abondance.

Le chantre des murs blancs-Sid Maleh

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