PÜRÏM DE LAS BOMBAS -Tanger, novembre 1947. A. I. LAREDO
PÜRÏM DE LAS BOMBAS
Il est célébré chaque année à Tanger, le 21 du mois d'Ab. Voici pourquoi il a été institué; lors du bombardement de la ville par l'escadre française, sous les ordres du prince de Joinville, le 6 août 1844, aucun dommage ne fut subi par la Communauté. Ce pürim a donc pour raison d'être une action de grâces afin de remercier Dieu que les Juifs de la ville soient sortis indemnes de ce bombardement, et qu'en outre aucun désordre n'en soit résulté.
Toutefois il faut signaler qu'à l'occasion de ce bombardement, deux incidents se produisirent; ils sont sans grande importance d'ailleurs, mais ils méritent qu'on y fasse allusion parce qu'ils ont été conservés par la tradition locale. Cette tradition rapporte comment deux personnages bien connus échappèrent miraculeusement à la mort. L'un, David Azancot, drogman du Consulat de France, qui avait pris part aux discussions entre le représentant de la France et les autorités chérifiennes, et sur lequel ces dernières fondaient leurs espoirs pour régler l'incident; l'autre est le rabbin Messod Cohen, fondateur de la synagogue qui porte encore son nom et horloger attitré des mosquées de la ville. Lorsque les pourparlers prirent fin par la rupture des relations entre la France et le Maroc, David Azancot avait reçu la mission de se rendre à Cadix pour assurer le ravitaillement de l'escadre française. Il se sauva brusquement des mains des douaniers marocains, lesquels avaient reçu l'ordre d’empêcher son départ, et il put gagner une chaloupe qui le conduisit à bord du vaisseau amiral. Là, il s'étendit, recru, sur une chaise longue, sur le pont du navire et, vaincu par le sommeil, il vit en rêve l'apparition d'un saint vénéré à Tanger, rabbi Messod Buzaglo, qui lui disait: « David, lèvetoi! » Réveillé en sursaut, il vit devant lui un officier d'ordonnance de l'amiral qui venait lui dire gentiment: ;, Monseigneur vous demande. » David se précipita hors de son siège pour se rendre auprès du prince de Joinville. A peine venait-il de quitter sa place qu'un boulet, lancé par la batterie du port, vint mettre en pièces la chaise qu'il avait occupée. Quant au Rabbin Messod Cohen, on raconte qu'au moment de fermer les volets de sa chambre, un projectile, rasant les murs de près, lui emporta juste deux doigts d'une main. A part ces deux incidents, que le peuple tint pour miraculeux, personne n'a laissé à Tanger d'autre récit écrit sur le bombardement de 1844 : il n'y a donc comme document que la meghillah qu'on lit dans les synagogues de la ville le jour du Pürim de las Bombas; cette lecture est suivie des louanges et psaumes de circonstances. Ce document reflète la grande inquiétude où se trouvaient les habitants de la ville et particulièrement les membres de la communauté juive devant les dangers qui les menaçaient. Voici la traduction de la première partie, celle qui intéresse notre sujet:
Dans le temps, il n'y avait pas d'horloger musulman dans la ville el malgré leur intransigeance, les Musulmans devaient se résigner a admettre la présence de Rabbi Messod dans les mosquées chaque fois que ses services étaient nécessaires.
(2) Ses descendants ont continué a etre les fournisseurs officiels de la marine de guerre française à Tanger jusqu'à ces dernières années.
(3) Voir le récit détaillé de cet Incident et les services rendus a la France par la famille Azancot dans l'ouvrage de mon cher et regretté père, Isaac Laredo, Mémorias de un viejo Tangerino, Madrid, 1935, pp 97-108
« Rouleau pour le 21e jour d'ab, moisde miséricorde de l'année Bien-être certain pour Israël de la création.
« Des miracles et des merveilles furent accomplis en notre faveur par le Seigneur Dieu, notre Secours et notre Bouclier, le bien Certain d'ab, mois de miséricorde. Son nom étant Menahem, il nous servira de consolation. »
Nous vous rapporterons la puissance du miracle dont je me souviens. Dans ce temps et dans ce moment, il arriva que des rois se réunirent : le roi de France et notre grand Seigneur, notre souverain, se présentèrent en justice au sujet d'un différend.
» Et il advint que le 7e jour du mois précité, pendant que nous étions tranquilles et en sécurité chacun sous sa vigne, voici que, près du rivage et dans le port, de grands navires et de grandes frégates nous cernèrent et nous entourèrent en nombre considérable, expédiés par le roi de France pour nous assiéger dans notre camp.
» Et la journée du 11, je l'appellerai jour cruel,jour de furie et jour de dispute. En ce jour, nous apprîmes la nouvelle que pour cette même journée la bataille avait été organisée contre nous. Nos cœurs fondirent et, pareils à la femme enceinte qui approche de sa délivrance, nous fumes pleins de souffrance. Nous clamâmes devant l'Eternel, Dieu de nos ancêtres: « 0 Seigneur, notre Dieu, il nous suffit de porter le deuil de notre Sanctuaire détruit; que ce [nouveau malheur] ne soit pour nous que chancellement, achoppement et rappel de notre iniquité. » Notre force s'affaiblit et, dans notre attente, la torpeur s’empara de nous; « c'est là que nous nous assîmes et aussi que nous pleurâmes ». Comme des poissons dans un filet, [ainsi] nous fûmes attrapés. Nous ne savions pas si nous devions fuir pour sauver nos vies ou si nous devions rester à notre place. Comme celui qui s'endort au sein de la mer, [tels] nous fûmes en nous couchant et comme le naufragé dans la furie des vagues, [ tels] en nous réveillant. Notre âme fut en désarroi et l'esprit faillit nous quitter. Jusqu'au 21e jour du mois, nous ne sûmes à quoi nous en tenir sur les intentions de la flotte. En plein jour, nous levâmes les yeux et vîmes qu'elle prenait ses dispositions pour nous combattre. Notre cœur faiblit et nous perdîmes la tète: nous nous voyions comme des brebis prêtes au sacrifice. Et nous nous disions: « Notre espoir est perdu, nous sommes condamnés. » A peine achevions-nous de dire ces mots que nous entendîmes le fracas d'une grande secousse, un tremblement, des détonations et le bruit terrible [que faisaient] de grandes pierres [projetées par] des creusets de fer et appelees bombas. Tout cela se passait derrière nos murs et, pareilles à l'effervescence d'une chaudière, des fusées, des flèches et la mort montaient sur nos fenêtres. Et nous tous ensemble, nos femmes et nos enfants, nous nous considérâmes comme des bêtes. Parmi nous, il y avait des gens qui voulaient fuir pour se sauver; mais ceux qui parvenaient à échapper d'un piège tombaient dans un autre plus dangereux encore, entre les mains des Arabes qui habitent notre ville. D'autres couraient d'une cour à l'autre, d'un coin à un autre coin, criant, pleurant et se lamentant. Les hauts cris des enfants et des nourrissons s'élevèrent devant le Seigneur notre Dieu. O.notre Dieu, qui va s'apitoyer sur notre honte? Devrons-nous périr d'une mort sans gloire, nous et notre pays? Et nous fûmes impuissants comme le sont les sauterelles devant les cris de la foule. En une minute, nous subîmes quarante coups, et si cela avait duré vingt-quatre heures, nous aurions pu être assimilés à Sodome et Gomorrhe, qui furent détruites en un instant, juste le temps de se courber pour faire une révérence. Et tout le peuple écouta le tonnerre et vit les éclairs [des détonations], et le feu se répandit sur la terre de notre patrie. Dans notre camp, tous soupiraient et se lamentaient devant tant de tribulations, car ils croyaient à une mort certaine.
» Après midi, la miséricorde et la pitié divines augmentèrent et notre prière fut exaucée par Dieu. Il se leva du Trône de la rigueur pour s'asseoir sur le Trône de la miséricorde et s'apitoyer sur nos restes. Les pluies de la fureur tarirent et les grosses pierres cessèrent de tomber; le tonnerre cessa de gronder complètement, comme si rien n'était arrive.
Louanges à Dieu, notre Rédempteur qui accroît Sa bonté pour nous, le seul qui opère de grands miracles. Nous n'avons pas assez de mots pour remercier le Seigneur de nous avoir protégés contre les bombes qui passaient au-dessus de nos têtes et qui tombaient même devant nous. Grâce à Dieu, béni soit-Il, personne ne fut atteint, le filet se déchira et nous fûmes sauvés. Et Dieu disposa favorablement les Arabes qui nous entouraient, et ils ne nous causèrent pas le moindre mal. Hommes de notre génération, considérez comme fut opéré le miracle avec toutes ses conséquences. Béni soit notre Dieu .
»Et parce que Dieu fit cette journée, égayons-nous et réjouissons-nous en elle avec la joie qui est due à un mois dans lequel la tristesse fut changée en allégresse. Nous devons donc louer, glorifier et exalter Celui qui fit pour nous tous ces miracles, car « l'Eternel a fait de grandes choses pour nous ». Et nous nous souviendrons de cette journée tous les ans pour la célébrer comme jour de festin et de joie, pour nous et nos descendants, afin que tous fassent des dons en faveur des nécessiteux, chacun d'après ses [moyens, dons destinés à être] distribués aux pauvres. Qu'il est beau le [sort qui est notre] partage !Nous appartenons à notre Dieu et c'est vers Lui que nos yeux se dirigent. Qu'il fasse un signe heureux à notre adresse afin de rassembler nos dispersés et pour élever notre étendard! Que le Rédempteur vienne à Sion bien vite, en nos jours mêmes! Amen! » La deuxième partie de cette meghillah, qui commence avec le 7e verset du chapitre LXIII du Livre d'Isaïe, comprend une série de louanges et de remerciements à Dieu extraits des Psaumes et d'autres livres de la Bible. A Tanger, toutes les synagogues possèdent un phylactère de parchemin sur lequel sont écrites ces deux meghilla-s. Chacune d'elles est donc lue le jour du piirim qui lui correspond. L'officiant doit faire la lecture en public, pendant la prière du matin. Il n'est pas rare de trouver des copies de ces meghilla-s chez les vieilles familles de la ville.
PÜRÏM DE LAS BOMBAS -Tanger, novembre 1947. A. I. LAREDO