Joseph Toledano-Epreuves et liberation-les juifs du Maroc pendant la seconde guerre mondiale
Pour propager et veiller à l’application des idéaux de la Révolution Nationale, des dizaines de milliers de militants furent enrôlés, parmi les anciens combattants, dans le corps de la Légion des Combattants français, dont les Juifs étaient d’emblée exclus, dans la pratique, en France, en Algérie et Tunisie. Le problème ne se posait pas au Maroc, faute de combattants — anciens ou nouveaux .
Les Allemands avaient compris tout le bénéfice qu’ils pouvaient tirer de cette situation qui leur évitait de monter au premier rang. Les instructions données aux responsables de l’occupation militaire recommandaient en métropole
« de laisser aux français le soin de régler la suite, afin d’éviter dans ce domaine la réaction du peuple français contre tout ce qui vient des Allemands, aussi convient-il de s’en tenir à des suggestions ». Ils n’eurent même pas besoin de faire de telles suggestions pour que Vichy se lance, sans tarder et sans attendre de diktat, dans la législation antijuive en France. Et encore moins, pour ensuite l’étendre arbitrairement à l’ensemble de l’Afrique du Nord — comme si celle-ci était le prolongement territorial direct de la métropole, alors que l’accord d’armistice garantissait son autonomie – en faisant d’elle ainsi, le seul territoire non occupé par les Allemands qui appliquât leur législation antijuive.
Les seuls Allemands en effet que les Juifs virent, occasionnellement, au Maroc, pendant toute la guerre, furent les membres de la Commission d’armistice allemande installés à Casablanca, chargés de veiller au respect par les autorités françaises locales des clauses de désarmement et de limitation des effectifs militaires. D’ailleurs, pour leurs propres raisons, ces mêmes autorités locales déployèrent tout leur zèle bureaucratique, afin de réduire au minimum leur visibilité. Ceci, pour des questions à la fois de prestige et de sécurité. La vue, dans les rues du Maroc, d’uniformes allemands ne pouvait que rappeler aux Marocains la preuve flagrante de la défaite française. Le protecteur, devenu lui-même protégé, ne suscitait plus à ce titre la même crainte et ne méritait plus le même respect. La Résidence interdit en conséquence tout contact entre la population musulmane et les membres de la commission d’armistice et prit des mesures dissuasives contre les visites aux consulats. Cela ne devait pas empêcher le consul Théodore Auer de critiquer dans ses rapports, dès son arrivée, le laxisme des autorités à l’égard des Juifs, notamment les réfugiés étrangers fortunés qu’il côtoyait dans les grands hôtels de Casablanca.
Pour faire appliquer sa nouvelle politique, le nouveau régime n’eut pas besoin de placer ses hommes, ils étaient déjà en poste — à l’exception du renvoi de quelques gaullistes et francs-maçons notoires — l’administration coloniale, à tous les niveaux, était immédiatement acquise à sa cause. Malgré son " péché " originel — sa nomination par le Front Populaire — et sa récente incartade – l’opposition à l’armistice — Noguès fut maintenu à la Résidence à Rabat, mais perdit son titre de commandant en chef du théâtre d’opérations en Afrique du Nord, en faveur de l’homme de confiance du maréchal, le Général Weygand, nommé en octobre 1940 Délégué Général du Gouvernement en Afrique.
Par son aspiration à un ordre nouveau autoritaire, respectant les hiérarchies naturelles : " Travail, Famille, Patrie " — l’allusion originelle à Dieu écartée, en raison de l’opposition des laïcs — tournant le dos à la démocratie parlementaire jugée décadente, à la " fausse " idée d’égalité naturelle entre les hommes, la Révolution Nationale correspondait aux aspirations profondes de la société coloniale, basée sur les mêmes principes de hiérarchie, de corporatisme et d’autorité. D’autant plus qu’elle comprenait une forte dose de cet antisémitisme si prédominant dans la psychologie pied-noir en Algérie et par contamination, avec moins de virulence, il est vrai, en Tunisie et au Maroc.
Maintien de l’ordre
Au Maroc, en cette seconde moitié de 1940, le premier souci des autorités était, malgré le calme apparent de la rue et des campagnes, le maintien de l’ordre. Alors que la pacification totale du pays n’avait été achevée que peu avant la guerre, les autorités redoutaient un renouveau de la rébellion armée, ou au moins, le retour agressif des revendications nationalistes, étouffées en 1937. En effet, les rapports des Services de Renseignements notaient un changement notable du comportement des indigènes musulmans " désorientés " qui « tiennent des propos désobligeants à l’égard de la ־France, dans les lieux publics et dans les transports, et n ’observent plus vis-à-vis des Européens la même attitude déférente, lueur obséquiosité vis-à-vis de l’Administration a disparu. Le nombre d’informateurs fidèles a aussi baissé ». De plus, la propagande allemande, après une courte pause, suite à l’armistice, avait repris avec la même virulence, en arabe et en berbère, essentiellement par la voie des ondes, à partir, cette fois, en plus de Radio-Berlin, de Radio-Mondial (Paris), prenant comme cibles privilégiées les Anglais et les Juifs : « les ennemis communs de l’Allemagne et du monde arabo-musulman ». Radio-Madrid, relayée par Radio-Tétouan, n’était pas en reste, exploitant aussi l’antisémitisme, dans sa campagne de dénigrement de la France :
« La propagande espagnole présenta les épreuves que la France traversait comme une " expiation " de ses fautes séculaires en Algérie et au Maroc. Elle fit de la " discrimination établie en faveur des Hébreux, dont pas un seul n’a jamais pris une bêche pour défricher un terrain ou planter une laitue ", l’un des principaux thèmes. Au fait de la place que les événements de 1930 et 1937 tenaient dans la mémoire des Marocains musulmans, elle associa l’évocation du décret Crémieux, à " l’usure " et au ״ favoritisme ", en vertu duquel, dit-elle, " le Maure devient l’esclave du Juif", à " l’inique dahir berbère " et à la spoliation des eaux des indigènes de la campagne de Meknès. »
Du moins, et c’est une consolation, la sécurité des personnes était-elle strictement préservée, malgré rinstitutionnalisation de l’antisémitisme. On pouvait en effet redouter qu’encouragés par l’antisémitisme officiel, les si nombreux militants de La Légion Française des Combattants, ne se livrent à des pogromes et ne provoquent des incidents de rue, en attisant la haine des Musulmans, soudain traités en " frères ", auxquels ils faisaient miroiter que l’heure était propice pour " régler leur compte aux juifs ", Sans trouver d’écho sur le terrain.
Les Chefs des Régions et les administrateurs locaux furent toutefois invités à tenir compte de cette éventualité et à établir en conséquence des plans de défense. Dans cette perspective, il fallait à tout prix prévenir des heurts, comme ceux des années trente, entre Juifs et Musulmans, de crainte qu’ils ne dégénèrent en manifestations exploitables par les agitateurs nationalistes. De même, il fallait couper l’herbe sous les pieds des antisémites français, pressés de se débarrasser de la concurrence économique des Juifs en appelant au boycott. Il s’agissait de leur faire comprendre que l’heure n’était plus aux initiatives intempestives de l'antisémitisme " passionnel ", maintenant que l’État allait lui-même le prendre en charge. Les récidivistes récalcitrants et trop remuants furent même parfois expulsés vers la France.
Par précaution, des mesures d’internement ou d’assignation à résidence, en dehors de Casablanca, furent prises contre les plus bruyants : les Juifs marocains, naturalisés anglais, susceptibles de créer une agitation dans la communauté juive. Avec le risque que cela ne rejaillisse par ricochet sur la population musulmane, comme s’en inquiétait le chef de la Région de Casablanca ? «Le problèmejuif est un des problèmes politiques qui se posent dans la Region, en raison de l’importance numérique et économique des Israélites et de l’influence qu’ils exercent sur les Musulmans. »
Joseph Toledano-Epreuves et liberation-les juifs du Maroc pendant la seconde guerre mondiale page 91