Les veilleurs de l'aube-Victor Malka
C'est – on l'a dit – par centaines qu'on compte des pièces poétiques consacrées à l'attente du Libérateur. Ce thème traverse tel un fil rouge l'ensemble de cette production poétique. Pourquoi ? Il ne faut sans doute pas oublier que les mouvements messianiques ont joué un rôle considérable au Maroc. On dit, par exemple, que des figures messianiques comme David Haroubéni ou Salomon Molko ont entretenu de nombreux contacts avec les populations juives locales.
Cette espérance messianique – note Yossef Chétrit – ne s'est pas nourrie uniquement de la croyance juive traditionnelle. Il ne s'agit pas d'une foi qui se contente de proclamer, d'une déclaration de principe. Elle a été irriguée par les mouvements messianiques qui ont secoué de grands secteurs du monde juif, au cours du xvie et du xviie siècle.
Ces mouvements ont, à l'évidence, laissé des traces dans la poésie des juifs du Maroc. On découvre de nombreux poèmes influencés par des idées sabbatéennes. C'est notamment le cas dans la ville de Meknès qui a été, un temps, un centre important favorable à Sabbtaï Tsvi. On y a même retrouvé des poèmes à la gloire du « prophète de Smyrne ».
L'expulsion des juifs d'Espagne va contribuer à l'éclosion au Maroc d'une nouvelle génération de poètes. La Kabbale devient l'affaire de tous parce qu'elle évoque en permanence le thème de la libération. On y met également l'accent sur l'importance du chant et de la prière. Les poètes du Maroc – parmi lesquels il y a de nombreux kabbalistes – considèrent – comme on le fait à Safed que les portes du ciel s'ouvrent devant tous ceux qui chantent les psaumes du roi David, le Zohar et les piyoutim (les poèmes religieux). Mais les chants doivent se faire à l'aurore. Pourquoi l'aurore ? Parce que, selon les maîtres du Talmud de Jérusalem (Brakhot 4.b), l'aurore symbolise la disparition de l'obscurité. Un poète kabbaliste écrit : « Je rends grâce à Dieu qui sonde les cœurs, en chantant en compagnie des étoiles du matin. »
Le Messie est censé sonner la fin de l'exil et de la dispersion du peuple d'Israël, apporter la joie et la concorde. Ce sera alors l'heure de la paix, du rassemblement des exilés. Les juifs recouvreront alors leur honneur national. Un poète – un seul, David Elkaïm – interprétera l'espérance messianique comme la libération de tous les hommes et comme un salut universel. Dans son poème, il fera référence à l'indication du prophète biblique selon laquelle, à cette époque, l'agneau cohabitera avec le loup (Is 11, 6).
Et il arrive que des poètes prennent la parole au nom de Dieu pour annoncer solennellement au peuple : L'heure de la liberté approche. Fille de Sion, tu peux commencer à chanter.
Il faudra attendre les années 1970 pour qu'un rabbin, Haïm Soussana, entreprenne sur le texte de l'anthologie – amenée en Israël dans leurs valises par de nombreux immigrants – un travail de révision radicale et systématique. Le rabbin – lui-même un poète sensible et délicat, expert dans tous les aspects de la tradition juive – corrige toutes les erreurs de style et de grammaire ; il fournit en bas de page chaque fois qu'il est nécessaire des notes explicatives de tel poème, de telle légende ou de telle référence kabbalistique. Il commente les 550 poèmes retenus dans l'anthologie et fournit au lecteur un appareil substantiel d'indications bibliographiques. Et il prend la décision de donner à cette nouvelle édition, plus moderne et plus en rapport avec la société israélienne et les fidèles dont la langue maternelle est l'hébreu, un titre nouveau : Ahira Chahar (Je réveillerai l'aube).