Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf- De la tragédie du Pisces à la reprise de l'émigration

Cette poursuite des opérations clandestines ne gêna pas les tentatives parallèles de reprise du dialogue au plus haut niveau, sans la participation – c’était une première – des grandes organisations juives internationales, comme le Congrès juif mondial ou l’Alliance israélite universelle. Dès son arrivée à Casablanca, en 1960, se faisant passer, avec son épouse, pour un riche couple de protestants anglais, Alex Gatmon se mêla à la haute société juive et non juive. Il se lia d’amitié avec David Amar et avec l’homme d’affaires Sam Benazeraf, militant du PDI. Dès la mort de Mohammed V, il chercha à entrer en contact avec l’entourage du jeune souverain pour entamer des négociations permettant de trouver une issue honorable à la question de l’émigration des Juifs, question qui empoisonnait l’atmosphère.
Sam Benazeraf s’en ouvrit à son camarade du PDI, le ministre du Travail Abdelkader Benjelloun, sensibilisé à ce problème car il avait été, quelques années plus tôt, l’avocat d’émigrants clandestins arrêtés et traduits en justice. Des négociations s’ouvrirent à Genève dans le plus grand secret, en mai 1961, entre Abdelkader Benjelloun et Alex Gatmon, lequel se présentait toujours comme un citoyen britannique, négociations auxquelles participa parfois l’ambassadeurd’Israël en France, Walter Eytan. En juin 1961, le ministre Benjelloun, après une étude du ministère de l’Intérieur et de la Police, apporta à ses partenaires dans la négociation un accord de principe, de la plus haute autorité marocaine, pour le départ organisé de 50 000 Juifs, moyennant quatre conditions :
Une discrétion absolue : les départs devaient se faire par les ports et les aéroports, en dehors des heures normales de travail.
Les départs devaient se faire officiellement vers le Canada, l’Amérique et l’Europe, en aucun cas vers Israël. L’organisation des départs serait confiée à une association n’ayant officiellement aucun lien avec Israël.
Le versement d’un dédommagement financier couvrait les frais exceptionnels de l’administration marocaine pour de tels départs.
Jusqu’à la conclusion d’un accord, toute activité clandestine devait cesser.
Si les trois premières conditions ne posaient aucun problème, la quatrième posait un cas de conscience au Mossad et au gouvernement israélien. Toutefois, en raison du caractère historique de cette opportunité, les autorités israéliennes décidèrent de s’y conformer, faisant confiance à la bonne foi connue des Marocains.
Les négociations pratiques furent très tendues et plusieurs fois interrompues, les Marocains ayant découvert des tentatives de passages clandestins à leurs frontières, contrairement à l’accord donné par le Mossad. Les discussions traînèrent pendant quatre mois, à l’issue desquelles un accord fut trouvé. Le dédommagement des frais des administrations chargées d’organiser et d’encadrer les départs spéciaux en groupes, fut fixé à 50 dollars par personne. Une première somme de 500 000 dollars fut versée à Genève entre les mains d’un responsable marocain agréé. LaHias (Hebrew Immigration Assistance Society), une organisation juive américaine spécialisée depuis quatre-vingts ans dans l’émigration juive vers le Nouveau Monde, et qui avait eu des bureaux au Maroc jusqu’en 1959, fut désignée pour servir de couverture officielle. Son représentant pour l’Europe, Raphaël Spanien, après avoir été reçu par le roi en présence d’Ahmed Reda Guedira et du général Oufkir, directeur général de la Sûreté nationale, fut chargé de la coordination de l’opération avec le plus haut niveau des autorités marocaines.
Il fut très vite convenu que les départs se feraient avec des passeports individuels pour la minorité de Juifs en disposant, et de passeports collectifs pour les autres. Cette disposition s’avérait nécessaire pour éviter les obstacles bureaucratiques et faciliter le départ collectif des habitants de certains villages ou de certains quartiers des grandes villes et permettait d’impliquer dans ces opérations le moins de fonctionnaires possible. Les passeports collectifs étaient délivrés par les seules directions du ministère de l’Intérieur et des services spécialisés de la Sûreté. Il s’agissait ainsi de garantir à tous ceux qui avaient décidé de partir la possibilité de le faire.
Du côté de l’administration marocaine, cette solution avait l’avantage d’éviter la séparation des familles et de prévenir les pratiques utilisées par l’Agence juive à l’époque du Protectorat, à savoir la sélection des éléments valides au détriment des malades, des vieillards et des invalides.
Le secret autour de cette opération fut bien gardé. Tout comme Mohammed V avait fait avaliser par le gouvernement, en octobre 1956, l’accord qu’il avait passé avec le Congrès juif mondial pour l’évacuation du camp de Mazagan, Hassan II fit entériner par ses ministres les grandes lignes de l’accord passé avec la Hias, en soulignant les avantages diplomatiques – les États-Unis étaient favorables à cet accord – et économiques, notamment des livraisons de blé, qu’en retirerait le Maroc. Parmi les membres du gouvernement, seuls deux ministres, Abdelkader Benjelloun et Ahmed Reda Guedira, avaient été associés à tous les stades de la négociation, et le second, en tant que ministre de l’Intérieur, se trouvait chargé désormais de la mise en œuvre de cet accord.
Celui-ci, qui ne fut pas fonnalisé par écrit, fut entériné sans débat comme le note dans son livre, Opération Yakbine, le journaliste israélien d’origine marocaine Shmouel Seguev (Sebbag) alors que l’universitaire, également d’origine marocaine, Igal Ben Nour, affirme que seuls six membres du gouvernement seulement furent informés de l’existence de cet accord.
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Durant l’arrêt des opérations clandestines, les militants de l’organisation Misguéret n’avaient pas chômé. Ils avaient établi les listes des candidats au départ, en tout 25 000 personnes. Quand le feu vert pour la reprise de l’émigration fut donné, un premier groupe de 105 émigrants, inscrits sur un passeport collectif portant la mention « valable pour tout pays sauf Israël », partit le 28 novembre 1961 de Casablanca, à bord du paquebot Lyautey pour Marseille. L’opération « Yakhine », ainsi appelée par allusion aux deux colonnes d’airain soutenant le Temple de Jérusalem, commençait.
Ce fut en fait un faux départ. Trois semaines seulement après son déclenchement,
l’opération fut stoppée le 18 déœmbre 1961, sur ordre des autorités marocaines. Pourtant, toutes les précautions avaient été prises. Afin de ne pas attirer l’attention, les organisateurs avaient décidé d’acheminer les voyageurs non vers Marseille, mais vers le port, moins fréquenté, de Nice. La France n’avait fixé aucun quota et la compagnie Paquet mettait à la disposition des émigrants la quatrième classe de tous ses bateaux au départ de Casablanca. Par précaution, il fut également décidé d’affréter un navire grec pour diriger une partie des émigrants vers le port de Naples, les autorités italiennes acceptant bien volontiers d’accueillir sans formalités des voyageurs en transit vers Israël.
Les départs par le port et l’aéroport de Casablanca se faisaient de nuit, après les heures normales de travail, dans la plus grande discrétion. Cela ne suffit pas pour préserver le secret absolu sur ces opérations. Le 8 décembre 1961, le New York Times annonçait le départ pour Marseille de 120 Juifs marocains dans le cadre d’un programme mis en œuvre par une organisation philanthropique juive américaine spécialisée dans l’émigration vers les États-Unis, le Canada et l’Australie.
Le 15 décembre 1961, le Jewish Chronicle de Londres confirmait l’information tandis que la presse israélienne, d’habitude plus bavarde, respectait les consignes impérieuses de silence données par le gouvernement en raison du caractère ultrasensible du sujet : le départ de Juifs d’un pays arabe vers Israël.
Au Maroc, l’opposition de gauche ne tarda pas à profiter de l’occasion pour attaquer le gouvernement. L’organe, en arabe, de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), El Tabrir, publia en une, le 16 décembre 1961, des photos de Juifs en attente de leur départ dans le port de Casablanca. Le journal accusait le gouvernement de « trahison de la solidarité avec le monde arabe et la question palestinienne ». L’Avant-Garde, hebdomadaire de l’UMT, la centrale syndicale, alla jusqu’à qualifier l’opération d’« échange de Juifs marocains contre du blé américain semblable à la proposition d’Eichmann d’échanger les Juifs hongrois contre des camions ». Dans les rues, commença à circuler, en arabe dialectal, une affirmation peu flatteuse : « Hassan baa Likoud bzaa » (« Hassan a vendu les Juifs pour du blé »).
Les autorités paniquèrent devant la virulence de ces attaques émanant de la presse de gauche. La police apposa les scellés sur les bureaux de la Hias, contrainte d’interrompre ses activités à peine entamées. Un des partisans les plus fervents de l’intégration, Marc Sabah, membre de la communauté juive de Casablanca, affirma, dans un article publié par la Voix des communautés, ne pas comprendre le sens de la croisade déclenchée par ses amis de la gauche marocaine :
Que s'est-il passé au total ? Quelques milliers de démunis, enfermés dans le cercle vicieux de la misère, incapables de s’adapter à la nouvelle marche de l’économie, ont cru trouver dans l’émigration le remède à leur désespoir. Ils sont partis avec l'assentiment formel des autorités, munis de passeports légaux. Ils ont été contraints de quitter le Maroc pour tenter de refaire leur vie sous d’autres cieux… par la faute même de ceux qui critiquent le gou vernement et les Juifs en général.
Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf- De la tragédie du Pisces à la reprise de l'émigration
Said Sayagh-L'autre Juive- le martyre d'une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834.

En dehors des Psaumes, prières, Piyyutim et autres invocations, elle connaît des proverbes, des contes, des blagues, des chansons et même quelques versets du Coran utilisés régulièrement par les voisins musulmans comme la Fatiha, verset d’ouverture et la Shahada témoignage d’unicité et d’authenticité de la prophétie de Mahomet.
Tahra, l’épouse de leur voisin Masmoudi, lui offre, selon la saison, des glands, des jujubes, des arbouses, du fenouil, des fruits du palmier nain, des graines de paitèque et de melon… Elle s’amuse avec elle, la fait rire et lui apprend la sourate propitiatoire et la Shahada…
Sol trouve une étrange parenté entre ce que dit Tahra et les prières pour Hakadosh Barokh Hou Adon HaOlam… Elle lui apprend d’autres choses sur l’Islam, des insultes, et des mots de femmes.
Elle adorait feuilleter avec elle Quraat al Anbiyaa, destinée des prophètes. Ainsi, elle découvre que tous les prophètes de l’Islam étaient juifs. Les limites entre les deux religions sont minces. Ni Tahra ni Sol ne lisent l’arabe. Mais, Tahra, à force de feuilleter le livret en compagnie du fqih Ouriachi et de la récitation incessante de ces légendes, commence à connaître le contenu des pages sans avoir à les lire. Son désir de voir son ventre grossir d’un enfant qui apporterait la lumière dans sa maison l’avait poussée à rendre visite aux saints, à consulter les fouqaha, les écrivains faiseurs d’amulettes, à ingurgiter toute sorte de mixtures et de drogues. Elle en avait fait boire aussi, à son mari. À côté de cela elle consulte quotidiennement le livret des prophètes. Le prophète dont la destinée avait rempli son imagination était Joseph. Tous les jours, elle espère augurer de sa légende en ouvrant le livre sur la page qui lui est consacrée. À partir de ce récit, elle prit l’habitude d’appeler Sol Zoulikha.
Sol, elle, ne manque pas d’humour, même avec son père. Elle a remarqué sa crainte d’aller dans la sombre petite salle d’eau où ne s’aventurent pas les anges. Un jour elle lui a soufflé avec légèreté :
- Comment veux-tu qu’ils t’y accompagnent… ton odeur suffirait à leur tourner la tête…
Les discussions incessantes de son père avec ses invités, notamment le rabbin Bengio, Abraham Bouzaglou, Moshé Benkamoun, le rabbin Tolédano et d’autres, l’embêtent mais la font rire aussi. Parfois, elle s’emballe et a envie d’y participer, mais elle préfère écouter les différents avis sans en perdre un seul mot.
Parmi les discussions animées, certaines concernent les femmes.
- Comment l’Éternel peut-il faire descendre quelque chose sur Adam, l’endormir et lui voler une côte, alors qu’il est inconscient, pour faire Éve? s’écrie Moshé Benkamoun.
- Écoute mon fils, hier, un voleur s est introduit dans notre maison. Il a volé un vase en argent, et… l’a remplacé par un vase en or… lui rétorque calmement mais avec fermeté le rabbin. Puis, il ajoute :
- Est-ce un vol ou un cadeau ?
Haïm dit :
- Si tous les voleurs étaient comme lui, je les préférerais à mes clients. Il en rit à laisser voir ses dents cariées.
- C’était, en effet, un cadeau fabuleux pour Adam Rishon, le premier. Une femme pour une côte !
Tout le monde rit, convaincu de la sagesse de Dieu.
Le rabbin Tolédano renchérit :
- Une femme s’est plainte à Rabbi Bouhassira d’un homme qui l’a prise sans son consentement. Le rabbin, dubitatif, l’a interrogée :
- Dis la vérité, n’as-tu ressenti aucun plaisir, aucune jouissance ?
La femme l’a regardé avec des yeux pleins de reproches et lui dit :
- Et toi, Rabbin, si quelqu’un mettait son doigt enduit de miel dans ta bouche, le jour de Kippour, tu t’en délesterais ?
Le rabbin reconnut son étroitesse de vue et la recevabilité de la plainte de la femme.
Issachar tomba malade. Tout le monde pensa que la jalousie et l’intérêt exclusif porté à sa sœur étaient la cause du mal qui le frappait.
Ce n’était pas la première fois qu’il tombait malade.
Tout petit, il s’était agrippé à la grille de la fenêtre de la grande pièce, le pilon du mortier en bronze à la main et avait frappé un nid de guêpes qui n’arrêtaient pas leur danse dans un bourdonnement hallucinant. Il ne fallut que quelques instants pour que son corps doublât de volume et que son hurlement secouât la maison depuis ses fondations. La panique s’empara du cœur de Simha et Sol se mit à pleurer à la vue du visage défiguré de son frère.
Cette fois-ci, les pelures d’oignon et les œufs durs censés absorber le venin ne servirent à rien. Sa pommette rouge semblait à deux doigts d’éclater. Dès qu’il fermait les yeux, il se mettait à délirer, marmonnait des mots incompréhensibles et gémissait. On avait l’impression qu’il pleurait. Sol se sentit responsable de son frère et insista pour s’occuper de lui.
Elle pressa des oranges, prépara un jus consistant de raisin « pis de jument » très sucré. Elle fit bouillir du lait avec de la menthe poivrée. Elle prépara le lit, les couvertures. Elle lava. Elle changea les vêtements imbibés de sueur. Elle ne s’arrêta pas. Elle monta les marches, les descendit quatre par quatre. Elle précéda ses désirs.
Quelle ne fut sa joie quand il demanda des coings à la viande de veau. Elle était heureuse comme si elle avait été sa propre mère.
Sol grandissait, Issachar aussi. Et, malgré les disputes quotidiennes, pour des futilités, ils se rapprochèrent l’un de l’autre. Leur entente grandissait. Chacun devint le confident de l’autre, le dépositaire de ses plaintes, de ses inquiétudes et de ses pensées les plus secrètes qu’il n’aurait même pas dites à ses parents.
Ils inventèrent alors une langue qui leur était propre. Au parler habituel propre aux juifs, ils ajoutèrent des particularités secrètes pour voiler leur propos en présence des curieux. Ainsi, ils évitaient des querelles inutiles et éprouvaient le plaisir immense que procure la compréhension codée, fermée aux autres.
Leur langue était simple. Ils se contentaient de glisser le son « tn » après la première syllabe de chaque mot. Leur langage en acquit un rythme qui donnait l’impression à l’auditeur qu’il distinguait des mots qu’il connaissait, mais ne comprenait rien à l’ensemble.
La bar-mitsva d’Issachar approchait. Il allait vers sa treizième année. Depuis quelques mois, il avait commencé à préparer un petit discours à lire en hébreu devant les anciens à la synagogue. Il s’occupa sérieusement de la préparation et demanda l’aide de Sol pour réciter son allocution. Elle, cela la faisait rire ! Elle riait de sa timidité et de sa prononciation maladroite du « r » malgré ses tentatives désespérées de la corriger. Elle ressentait aussi de la jalousie et une certaine inquiétude quelle arrivait mal à dissimuler. Après la bar-mitsva, Issachar allait devenir un homme. Il allait pouvoir sortir, assumer des responsabilités nouvelles dans le commerce de son père. Elle, elle allait devoir rester toute seule face à sa mère.
Le rabbin Bengio apprit à Issachar à mettre sur son bras et son front les Tephillin qui contiennent les versets de la Torah.
Deux jours avant Shabbat, il alla à la synagogue pour la prière de Shaharit, le matin. Le soir, après Maariv, les invités, les proches et les camarades du Talmud Torah arrivèrent. Vint aussi le Mohell qui faisait fonction de circonciseur et de coiffeur. Il coiffa Issachar, pour la cérémonie du Takhfif, et en profita pour coiffer les invités. À cette occasion, on prépara une table couverte de monticules de gâteaux saupoudrés de sucre et de pâtisseries au miel.
Said Sayagh-L'autre Juive- le martyre d'une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834.