L'autre Juive-Said Sayagh


Said Sayagh-L'autre Juive- le martyre d'une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834

L'autre juive – Said Sayagh.

 

Saïd Sayagh L'autre Juive Roman

Elle était très belle, Sol, Zoulikha en arabe, la jeune fille juive tangéroise. Elle s'était liée d'amitié avec une voisine musulmane, Tahra, chez qui elle se rendait quand elle n'en pouvait plus des remarques de sa mère. Un jour, Tahra informa le pacha que la petite Sol voulait se convertir à l'Islam. Devant le pacha, Sol nia toute intention de laisser la foi de ses ancêtres. Elle fut condamnée à mort pour apostasie.

Elle devait avoir entre quatorze et seize ans. Sa famille, ainsi que la communauté juive de Tanger, souhaitant la sauver, lui conseillèrent de se convertir en apparence et portèrent l'affaire devant le sultan.

Moulay Abderrahmane, le sultan du Maroc, à l'heure où la France conquit l'Algérie, plia sous la pression des faquihs musulmans et confirma la condamnation à mort.

Le courage de la jeune fille marqua les esprits de l'époque, musulmans compris. Ce roman s'inspire d'un fait historique : le martyre d'une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834.

L'auteur est né à Meknès dans une famille aux origines complexes, descendants de juifs convertis à l'Islam, chez qui se mêlent les héritages de Fès, de Mogador, de Tétouan, de Tanger, d'al Andalous et de l'Atlas.

Historien, il a soutenu une thèse publiée aux éditions du CNRS en 1986. Agrégé d'arabe, il enseigne cette discipline à Montpellier.

Lalla Soulika La Tsadika.

SOL entreprit d’emprunter l'escalier, marche après marche, doucement et prudemment. Elle ne crai­gnait rien de plus que de descendre ces marches étroites et tortueuses. Elle redoutait cela plus que les cris de sa mère.

– Soly, prends le séchoir… tu as fini d'éponger ? Shabbat ne va pas tarder… tu es en retard… malheureuse tu le fais exprès pour m embêter…

Simha projetait son hurlement en appuyant sur le bas de son ventre afin que sa voix arrivât à l'étage où Sol lavait et astiquait le sol de la pièce carrelée de zelliges blancs décorés d'arabesques et de dessins géométriques figu­rant, à l'infini, des étoiles de David. Simha voulait que sa fille apprenne tout ce que devait savoir une juive qui se respecte ; qu'elle sache tout faire à la maison, ménage, nettoyage,cuisine, agencement de la table et, surtout… la préparation du shabbat.

 -J'ai fini,je descends… pourquoi tu hurles?

 Elle se débattait avec le séchoir fait de roseaux torsadés, utilisé pour sécher le linge en hiver. Ce n'est pas son poids qui la gênait mais son envergure circulaire qui rendait malaisé son maniement.

Le zellige (arabe: ), carreau d'argile recouvert d’email, est un motif caracteristique de l'architecture marocaine. Il s'agit demosaiques geometriques utilisees principalement sur les batiments, a base de ceramique.

Elle commença sa descente chaotique, essayant de ne pas rater une marche pour ne pas dégringoler vers le bas, comme cela était arrivé à sa grand-mère qui, depuis qu'elle s'était cassé l'os du bassin, passait le restant de ses tristes jours, assise sur une peau de mouton.

 Par-dessus tout, ce que craignait Sol dans les escaliers, c'était cette sensation de vide qui fait que les marches se dérobent sous les pieds au point que l'on ne distingue plus le haut du bas.

 Une telle appréhension s'était souvent emparée d'elle comme un cauchemar qui l’empêchait de dormir et faisait battre son cœur comme un tambour. En plus de cette peur, elle cherchait à éviter les cris et les reproches de sa mère qui n'arrêtait pas de répéter

« Dès que dimanche et lundi passent, il faut faire tremper les pois chiches pour la skhina. ». Cela veut dire que toute la semaine tourne autour du Shabbat et que le ménage débute le dimanche pour finir la veille du samedi.

Elle se débarrassa du séchoir, le posa par terre, prit le brasero alors que le bleu de la flamme faiblissait, laissant place au rouge des braises. Elle souleva le séchoir et glissa le brasero avec son doigt de pied puis se mit à placer le linge humide.

Tout occupée qu'elle était, elle commença à chanter dans une hakétia où se côtoient hébreu, dialecte marocain hérité d'Al Andalous et du berbère du Rif :

Una matrica de ruda

Y una matrica de flor

Hija mia mi querida

Quien te la dio

Me la dio el mancebito…

Un bouquet de rue

Et un bouquet de fleurs

O ma fille, ma chérie

Qui te l'a donné

C'est le fiancé qui me l'a donné…

Le chant seul adoucissait sa rancœur à l'égard de sa mère, depuis que les rondeurs de son corps s'étaient affirmées, que le rose qui soulignait ses joues et ses lèvres avait pris une teinte plus ardente, que fructifiait ce qui bourgeonnait, et quelle commençait à ravir les regards comme la lumière. Pas de doute, elle préférait monter l'escalier. Chaque fois quelle le gravissait, elle l'imaginait d'or pur et d'ivoire et se voyait jeune mariée avec ses atours de grand apparat, pendant que résonnaient les youyous.

Elle plongea le seau dans l'amphore de terre cuite qui prenait tout l'angle droit du patio, juste en dessous d'une gouttière qui descendait de la terrasse tout droit dans la grande bouche où se déversaient les eaux des saisons pluvieuses. Eaux qui étaient utilisées pour le ménage, et autres activités en dehors de la boisson. Une fois le seau plein, elle le vida, dans un mouvement circulaire, sur le sol du patio, et commença à frotter et a Cliquer les azulejos.

Sol n'a pas pu se contenir après sa dispute avec sa mère. Elle ne se souvient pas exactement comment elle a fait pour sortir de la maison, ni comment elle a traversé la rue pour se retrouver chez Tahra qui filait la laine après l'avoir cardée. Cette dernière s'est aperçue de l'intense émotion qui agitait Sol.

  • Dieu te garde, ma fille, qu est-ce qui t'arrive ? Parle-moi ! Qu'est-ce que tu as ?

Ma mère m'a encore insultée, réprimandée. Elle m'a tiré les cheveux ; m'a dit que je ne suis qu'une misérable, et qu'elle ha pas de chance de m'avoir pour fille… Tout cela, parce que je n'ai pas fini le ménage avant Shabbat, que je n'ai pas allumé les bougies, que je n'ai pas fini de blanchir les murs à la chaux, que je n'ai pas enlevé les toiles d'araignées…

Elle se jeta sur la poitrine de Tahra, se mit à l’embrasser et dit en pleurant :

  • C est toi ma mère, moi je n'ai pas de mère. Ma mère veut me tuer… Elle ne m'aime pas… comme si je n'étais pas sa fille… Comme si jetais de trop pour elle… Comme si j'étais une étrangère, une ennemie… C'est toi ma mère et mon sort est lié au tien…

Sol débita sa plainte sans reprendre son souffle. Les sanglots écorchaient ses cordes vocales. Tahra prit la manche de sa tunique entre les mains, en essuya les larmes de Sol et couvrit de baisers son visage splendide :

  • Ne pleure pas, ma petite. Dieu fasse que tu ne sois jamais dans le besoin. Pourquoi toute cette peine? Tu es une gazelle, tu resplendis… Si j'avais une petite colombe comme toi ! Dieu te garde ma petite.
  • Que veux-tu que je fasse tante Tahra ? Que je me jette à la mer ? Je n'ai pas de chance. Je suis maudite… Je dois étendre mes pieds et pleurer, pleurer,jusqu'à en mourir…

Tahra la considéra d'un œil averti et lui dit:

  • Malheur! que le mal t'épargne! Si j'avais pu avoir une fille comme toi. Tu es belle comme une gazelle, dégour­die; tu cuisines bien, tu sais coudre et broder. Il te faut un mari à ta hauteur, riche, généreux… qui te loge dans un palais, entourée de serviteurs et d'esclaves. Tu ne mettras pas les mains dans l'eau froide; un caïd, un pacha ou…

Malheur ! Mon cousin Moshé veut m'épouser. Il habite à Gibraltar. Il est souvent en voyage en Angleterre, en Espagne, en France… Là, les chrétiennes sont belles et l'ensorcellent avec leurs robes et leurs ombrelles, alors que moi je suis ici comme morte. Si seulement j'étais musulmane, je pourrais sortir… aller au bain… soulager mon cœur…

Tahra vit que c'était là une occasion de faire une bonne action qui remettrait ses péchés, lui assurerait le paradis, en gagnant du même coup Sol à l'Islam tout en la libérant de ses disputes quotidiennes avec sa mère. Elle contempla son visage et fut convaincue que sa beauté angélique méritait l'hommage des rois. Elle, qui n'avait pas eu l'enfant dont elle aurait été fière, dit d'une voix voilée par la dissimulation : -J'ai fini de carder la laine… J'ai préparé les pelotes… Je les amène chez Sellam le tisserand… Lui, il aime mon travail… Il ne cherche pas à baisser le prix de la pelote… Attends-moi ici.

Sol eut l'étrange impression que quelque chose d'anormal était en train de se produire. Aurait-elle commis quelque acte dont les conséquences seraient terribles? Cela la perturba grandement. D'habitude, elle parlait avec Tahra sans esquive… Et, celle-ci ne la laissait pas seule à la maison… Elle sentit son cœur se serrer comme jamais auparavant.

Elle s’empressa de sortir et retourna chez elle en courant. Elle alla dans la pièce du premier étage, prit sa sacoche et en tira le livre d'Esther sous forme de rouleau de la Torah en miniature. Elle ne l'ouvrit pas. Elle se mit à prier dans son cœur:

Béni sois-Tu Adonaï et remercié.

Toi qui donnes à celui qui demande.

Mes entrailles s'agitent à ton souvenir.

Et, tant que Tu es à mes côtés, personne ne me vaincra

Tu es l’Unique, l’Un, drapé dans ta splendide et imper­ceptible lumière.

Tu es le Nom caché qu’aucun œil n’a aperçu et qu’aucun cerveau n’a cerné.

Tu es le Kether des couronnes, source de la sainteté et de la miséricorde.

Tu es le créateur de la lumière visible qui dévoile et éclaire tes voies inextricables.

Tu es celui qui dresse, redresse, dirige et veille.

Tu es le Vivant, le Roi de la vie, le créateur des piliers visibles de la beauté et de la splendeur.

Tu as établi un paéle avec toute une nation et non avec un individu susceptible de se tromper et de divaguer.

Tu es le Grand par la lumière de ta miséricorde palpable. Pardonne-moi et protège moi, Adonaï Ehad.

Sa prière terminée, elle sentit une sérénité douce et ardente dilater sa poitrine serrée.

Le caïd centurion Benabbou, accompagné de deux soldats coiffés de tarbouches rouges et armés de mousquets de fantasia, frappa à la porte. Il cria :

— Le pacha convoque Soulika Hachuel en urgence !

Il n’y avait que Simha et Sol à la maison. Haïm et Issachar étaient, comme d’habitude, à la boutique. La panique s’empara de Simha. Elle pâlit, mit sa main sur sa joue, se couvrit la moitié de la bouche; ses yeux s’élargirent comme si elle attendait une mauvaise nouvelle quelle craignait sans savoir pourquoi.

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Said Sayagh-L'autre Juive- le martyre d'une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834

  • .. qu’est-ce quelle vous a fait?
  • C’est l’ordre du pacha… allez, vite.

Sol, dont le cœur avait bondi en entendant le tohu-bohu, accourut vers sa mère pour savoir ce qui se passait. Simha la prit dans ses bras comme pour la protéger. L’un des soldats écarta les mains de la mère et la repoussa bruta­lement à l’intérieur de la maison. Elle tomba par terre et se redressa rapidement pour essayer de reprendre sa fille. Mais, le deuxième soldat se dressa devant elle comme un mur, pendant que l’autre tira Sol violemment et la poussa en hurlant : « Passe devant. »

Sol s’exécuta sans résister, tourna son visage solaire vers sa mère. Simha cria dans un son étrange :

  • Ma fille… bonnes gens, ma fille… au secours !

Elle ôta brusquement son foulard bleu à pois blancs et le jeta par terre de toutes ses forces, s’arracha les cheveux et tomba inconsciente. Une foule bruyante de juifs et de musulmans s’attroupa devant la maison, en quête de nouvelles.

 

Saada, la femme de Benchimol s’empressa de la relever et de la traîner à l’intérieur, puis, en haketia judéo-espagnol, elle appela les voisins, parmi lesquels se trouvait le messa­ger d’urgence quelle chargea d’informer toutes les maisons juives et d’abord Haïm qui était à la boutique.

La nouvelle tomba comme la foudre et se propagea dans les rues comme un feu dans les broussailles sèches.

 

L’HABITATION de Hachuel le commerçant esl plutôt petite. Elle n’a ni l’espace, ni la magnificence des élues décorés des riads des notables, des riches marchands du sultan et des interprètes qui s’occupent des relations avec les pays d’Edom, chrétiens d’Europe, comme les maisons des Bouzaglo, Benchimol, Tolédano et autres.

Mais comme toutes les maisons juives, elle accueille les visiteurs avec un écriteau sous la mezouza :

Baroukh ata be bouyikha Baroukh ata be sebekha.(betsetekha e.p)

Bénis sois-tu quand tu entres,

Bénis sois-tu quand tu pars.

 

Il n’y a ni plâtre sculpté, ni mosaïque fine « œil de coq », ni marbre blanc en vis-à-vis de piliers de marbre polychro­mes, ni fontaine ruisselante dans le jardin intérieur, une maison à sa mesure ou un peu moins. Haïm n’aime pas attirer les mauvais regards ni l’avidité de ceux qui percent les murs et vident les maisons de leur contenu. Il n’aime pas, non plus, attirer l’attention du cheikh du quartier ni celle du préposé aux impôts ou celle du pacha.

De toutes les façons, il faut que la demeure soit préparée pour le Shabbat comme une fiancée: immaculée, pure, parée… car la beauté de la femme, celle de la nature et des objets, dilate le cœur alors que la suavité de la voix et du parfum l’adoucit.

 

Haïm était un commerçant assez fortuné. On n’imaginait pas trouver tout ce dont on avait besoin, quand on franchissait le seuil de sa boutique et qu’on le voyait derrière des caisses et des tiroirs à moitié vides: savon, bougies, épices, farine, graisse, huile, fèves, miel pur, miel de mélange, café, clous de girofle, goudron végétal, allu­mettes, amandes, noix, raisins secs, eau de vie, écorce de noyer, verres, filaments de safran, cumin… tout ce qu’on pouvait vendre ou acheter en gros, au détail, comptant ou à crédit, sans intérêt sauf pour les emprunts d’argent.

Il ne manquait de rien, mais la Stabilité de sa situation dépendait de la Stabilité de toutes les situations, du bakchich, des cadeaux et autres dons exigés par le moin­dre cheikh de quartier, passant par le mokhazni, le caïd, le pacha, les syndics des marchés, des ports et des douanes en plus de la satanée jizya, impôt dû par les dhimmis en terre musulmane.

Quand il n’en pouvait plus, il se consolait en se disant: « Qui ouvre une boutique pour commercer, le fait avec les musulmans et les chrétiens. »

 

Haïm était un commerçant assez fortuné. On n’imagi- nait pas trouver tout ce dont on avait besoin, quand on franchissait le seuil de sa boutique et qu’on le voyait derrière des caisses et des tiroirs à moitié vides: savon, bougies, épices, farine, graisse, huile, fèves, miel pur, miel de mélange, café, clous de girofle, goudron végétal, allu­mettes, amandes, noix, raisins secs, eau de vie, écorce de noyer, verres, filaments de safran, cumin… tout ce qu’on pouvait vendre ou acheter en gros, au détail, comptant ou à crédit, sans intérêt sauf pour les emprunts d’argent.

Il ne manquait de rien, mais la Stabilité de sa situation dépendait de la Stabilité de toutes les situations, du bakchich, des cadeaux et autres dons exigés par le moin­dre cheikh de quartier, passant par le mokhazni, le caïd, le pacha, les syndics des marchés, des ports et des douanes en plus de la satanée jizya, impôt dû par les dhimmis en terre musulmane.

Quand il n’en pouvait plus, il se consolait en se disant: « Qui ouvre une boutique pour commercer, le fait avec les musulmans et les chrétiens. »

 

Une fois par an, le caïd de la Casbah s’installe, en compagnie du cadi et du syndic, escortés par des soldats, dans une tente, près de la rue des orfèvres Siaghin.

Lorsqu’il sort son registre et son bâton, les pose sur une caisse utilisée comme bureau, les juifs tremblent de tous leurs membres.

La préparation du repas, pour tout ce monde, est à la charge des juifs, tout comme la mouna est à la charge des tribus pendant les mehallas du sultan organisées en vue d’imposer son autorité et de confirmer l’allégeance. Cependant, alors que les tribus peuvent entrer en dissi­dence, les juifs, eux, n’ont aucune issue. Ils se rangent alors, les uns derrière les autres, les babouches noires dans une main, la somme exigée dans l’autre, normalement quatre douros.

 

Chaque juif adulte doit présenter lui-même la jizya. Il n’a pas le droit de se faire remplacer, pas même par son père. Rien ne garantit la somme. Le pacha peut à tout instant la changer puisqu’il détient tous les pouvoirs. Quand tout se passe bien, le juif doit plier la nuque, le caïd le frappe, pour lui signifier son infériorité et son avilissement en tant que dhimmi, et lui crie à la figure :

– Allez, va-t-en.

Il ajoute pour justifier : « Combattez ceux qui, parmi les détenteurs du Livre, ne croient pas en Dieu ni au dernier jour, n’interdisent pas ce que Dieu et son prophète ont interdit et, ne professent pas la vraie religion jusqu’à ce qu’ils donnent la jizya, alors qu’ils sont avilis ».

 

Sans le Makhzen, la foule peut pratiquer la règle légale dans le partage du butin appliquée aux incroyants. Quand le sultan est magnanime, le peuple devient tyrannique.

Lorsque vint le tour d’Issachar de donner la jizya, il se présenta comme tous les juifs. Le caïd douta de son âge, alors le mokhazni lui mit une ficelle dans la bouche et l’enroula deux fois autour de son cou; s’il avait pu défaire la ficelle en la tirant au-dessus de la tête, la jizya se serait imposée, mais il n’y parvint pas. Issachar fut dispensé, pour cette fois-ci. Il prit ses babouches et détala, serrant bien les quatre douros dans sa main.

 

À l’occasion des fêtes musulmanes, les juifs étaient obligés d’offrir des cadeaux en nature au sultan et aux différents représentants du Makhzen, vice-sultan, pacha, gouver­neur, caïds, etc. Ces cadeaux étaient souvent des tissus de très grande qualité pour l’acquisition desquels parti­cipaient tous les corps de métiers. En ce qui concernait les taxes non réglementaires, il n’y avait aucune limite; les hommes de pouvoir pouvaient demander les sommes qui leur convenaient sans aucune garantie de restitution.

 

Malgré cela, la situation des juifs de Tanger différait de celle des autres villes, villages et campagnes marocaines. Les juifs de Tanger ne s’entassaient pas dans les mellahs. Il est vrai qu’il y avait des rues dont la majorité des habitants étaient juifs comme dans celle du four d’en bas, dans la rue Ibn Maïmoun,la rue des Fassis,la rue des orfèvres… Mais ces rues ne leur étaient pas exclusives. Ils avaient des voisins musulmans avec lesquels ils échangeaient des visites à l’occasion des fêtes religieuses juives et musulma­nes et à l’occasion des fêtes familiales comme les mariages, les circoncisions ou les deuils.

 

Haïm excellait dans les comptes et était capable de diffé­rencier les pièces de monnaie frappées à Marrakech, Fès ou Tétouan.

Il palpa quelques spécimens de mithqal d'or, s’assura de leur poids : quatorze grains de caroube ou soixante-douze grains d’orge. Bien qu’il ne lisait pas l’arabe, il distinguait le dirham ismaélien en argent du dirham slimanien, de même que la mouzouna obtenue par la division du dirham en quatre quarts.

Il reconnaissait aussi, toutes les monnaies marocaines en bronze ainsi que les pièces étrangères comme le douro au canon ou le thaler à l’aigle.

Il affinait la pesée grâce aux poids jaunes et se rendait compte de la différence imperceptible qu’il y avait entre la mouzouna à une face et le guerch, et celle qui existait entre le mithqal et la peseta. Tout compte fait, il préférait les louis d’or et les doublons.

 

En plus de cela, il avait compris, comme tous les changeurs des villes côtières relativement ouvertes au commerce avec les chrétiens qu’il avait intérêt à se procurer les diverses devises étrangères en cours, vu l’impact de plus en plus grandissant des échanges sur la valeur des monnaies marocaines, alors que les transactions avec le Sud et l’Est continuaient à influer sur la valeur de l’or.

 

Tout cela le poussa à ajouter à son travail une autre spécialité : se maintenir au courant de tous les événements intérieurs : sécheresse, dissidence de prétendants au trône parmi les chorfas ou des chefs de tribus, siba, guerres diverses, alliances tribales et remous politiques… Ainsi, en période de baisse de son cours, il achetait l’or avec les devises étrangères et le revendait contre la monnaie locale quand sa valeur augmentait. Beaucoup de commerçants, juifs comme musulmans, lui demandaient conseil sur les mouvements de la monnaie et lui empruntaient de l’ar­gent dans les moments difficiles.

 

Cela ne l’empêchait pas d’être convaincu que celui qui n’ouvre pas sa sacoche au pauvre l’ouvre au médecin. Il ajoutait: « De toutes les calamités, trois sont les plus redoutables : l’arrêt du cœur, l’inflammation de l’estomac et la sacoche vide »

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Said Sayagh-L'autre Juive- le martyre d'une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834

SIMHA s'est trouvée plusieurs fois enceinte… a avorté naturellement plusieurs fois… et a perdu des enfants en bas âge. Sarah, sa fille aînée a survécu et a fini par épouser le fils d’un commerçant de Salé qui l'a emmenée chez lui. Ses nouvelles sont devenues rares, mis à part les quelques brèves rapportées par les commerçants slaouis. Le petit Issachar a survécu, lui aussi.

Simha a porté Sol alors que le pays vivait une longue période d’épidémies, de troubles et de désordre. Une lutte sanguinaire opposait Moulay Slimane et ses neveux Moulay Brahim et Moulay Saïd fils de Moulay Yazid. Moulay Slimane avait perdu son prestige et, en fin de compte, son trône dans des batailles meurtrières contre les Berbères Ait Ou Malou. Ces derniers avaient mangé son armée et orné leurs tentes de ses armes, meubles, matelas et montures. Le sultan s’était également disqualifié dans son action injustifiable contre les esclaves Boukharis qu’il avait réunis et livrés en pâture aux tribus du Gharb, eux, leurs enfants, leurs chevaux, leurs fusils et leurs biens. Entre-temps, Fès vivait des querelles opposant deux partis de faquihs et cadis. Les partisans du cadi Taoudi, qui avaient prêté serment à Moulay Brahim, affrontaient ceux du mufti Doukali restés fidèles à Moulay Slimane. Pendant ce temps-là non loin de Tanger, à Tétouan, des mutineries portaient au trône Moulay Saïd. Les troubles ne s’arrêtèrent qu’après la destitution de Moulay Slimane et son remplacement par son neveu Moulay Abderrahmane, fils de Moulay Hicham.

 

Ceci n’empêcha pas Simha d’avoir des envies pendant sa grossesse. Elle eut surtout envie de dattes et de grenades de la variété sefri. Elle s’instaura reine, à la tête d’un royaume sans frontières et surtout, sans limites à ses désirs.

Elle se coiffa, mit sa robe de mariée, sa couronne, noua sur le côté de son caftan une petite poche contenant de l’alun, des graines de nigelle et du sel. Elle l’attacha avec un collier de perles noires au bout duquel pendait une main de Fatma ornée en son milieu d’une étoile à six branches.

La même étoile qui illustre les pièces frappées à Fès et à Tétouan. La même étoile qui scelle les décrets sultaniens délivrés aux familles de notables respectés, les sauf- conduits utilisés par les commerçants pour traverser les territoires makhzen et les lettres de reconnaissance aux personnels dévoués.

Simha, chaque fois que la couleur sépia s’emparait de sa tête, lançait un regard noir et criait :

Je suis entre deux âmes, bonnes gens…

Tout l’entourage avait peur que le nouveau-né arrivât avec une tâche sur le visage, une grenade ou une datte au milieu de la figure. Mais où trouver une grenade en ce début de printemps ?

Depuis l'annonce de la grossesse de Simha, les craintes de Haïm grandissaient à la mesure de son attachement â sa femme et aux petits soins qu’il lui prodiguait. Au point qu’on commença à jaser et à incriminer sa jalousie. En réalité, ce qu’il craignait c’est quelle désirât ce qu’il ne pourrait lui offrir, et que son regard tombât sur des visages que lui ne supportait pas ; celui, entre autres, de Menahem le porteur d’eau.

Chaque fois que tintait la cloche de Menahem et que s’élevait sa voix éraillée semblable au son d’un seau rouillé, Haïm hurlait comme un loup et descendait l’escalier à grands bonds pour éloigner l’intrus.

Les enfants taquinaient le pauvre Menahem qui portait et vendait l’eau. Ils l’avaient surnommé Menahem tête de cigogne, à cause de son interminable nez pointu. Ils chantaient à tue-tête en le désignant :

Menahem s'est envolé

Menahem est revenu

Son œil noir

Son œil tordu

Son bec, lame pointue

Il les chassait et les arrosait avec son outre, alors ils s’épar­pillaient comme les hirondelles de la casbah. Puis, il s’en allait finir sa tournée.

Un jour, il avait lavé sa djellaba noire et l’avait étendue sur la terrasse pour quelle sèche. Un vent fort souffla et arracha la djellaba. Menahem n’essaya pas de la rattraper. Il se mit à prier et à remercier Adonaï. Tout le monde en fût amusé. Il s’étonna de leur étonnement :

– Dieu soit béni, si j’avais été dans ma djellaba, je me serais envolé avec…

 

Personne n'etait épargné par les moqueries. Haïm lui- même n’y échappait pas. Lui qui descendait de la grande famille Hachuel, avait vu son nom transformé en Touil, le long, probablement pour en simplifier la prononciation. Mais comme les mauvaises langues ne manquaient pas, on rajoutait: « Long et creux, tireur de gourdes. »

L’effet des années et des skhinas du shabbat sur son embonpoint avait fini par avoir raison des quolibets.

Le but de ce genre de boutades n’était pas toujours la moquerie et la dérision.

Parmi les histoires que le rabbin Tolédano répétait tout le temps, sans relâche, au point que tout l’auditoire la savait par cœur, sans que personne osât l’arrêter, il y avait celle d’Ichou l’aveugle qui habitait avec sa femme dans un ksar de l’Atlas méridional.

Le pauvre couple vivait dans une masure en adobe, mélange d’argile et de chaume. Ils n’avaient, en guise de meubles, que quelques nattes et tapis de laine, en plus d’une étagère en cèdre et d’une cheminée qui les proté­geait du froid mortel qui sévissait d’octobre à avril.

Ichou se rendait régulièrement à une synagogue que ne distinguait du reste des maisons qu’une étoile à six bran­ches tracée au charbon sur la minuscule porte en bois. À l’intérieur, quelques vieux bancs entouraient la teva, alors qu’une armoire creusée dans le mur conservait des rouleaux de la Torah emmitouflés dans des couvertures en velours brodé. Jamais, Ichou n’avait raté les prières de shaharit, de minha ni de maariv.

 

Il se contentait de prier, ne demandait rien à l’Éternel. Un jour, Elyahou Hanabi l’arrêta :

  • Le Très Haut veut te récompenser. Fais un vœu, un seul, quel qu’il soit, il sera exaucé instantanément.

-Je ne m’attendais pas à une si grande chose, donne-moi un jour de délai.

Ichou repartit chez lui, informa sa femme et ajouta :

  • Comme j’aimerais voir le monde, te voir toi, voir la terre, les fleurs, les arbres,les oiseaux, les hommes…

Sa femme réfléchit, puis lui répondit :

-Tu as peut-être raison, mais n’oublie pas que nous n’avons pas d’enfant et que notre misère en est plus grande…

Le mari voulut en parler au naguid, chef de la commu­nauté qui lui dit :

  • Vous oubliez que vous êtes pauvre et que ce qui vous manque c’est l’argent…

Le désarroi d’Ichou n’en fut que plus grand. Alors, il décida de dormir et de s’en remettre à l’Éternel.

Le matin, il alla à la synagogue, son bâton à la main heur­tant murs et cailloux.

  • As-tu réfléchi et choisi un vœu? lui lança Elyahou Hanabi. Ichou lui répondit calmement et sans hésiter: -Je veux regarder ma femme en train de donner à manger à mon fils avec une cuillère en or.

Quand le rabbin finissait son histoire, il s’esclaffait, laissait apparaître ses dents et son ventre plein se soulevait et tout l’auditoire riait.

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Said Sayagh-L'autre Juive- le martyre d'une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834

SIMHA, de panique bondit du lit. Elle étreignit son fils Issachar contre sa lourde poitrine, plongea ses doigts dans sa dense et douce chevelure, lui caressa la tête lentement, tendrement. Elle se mit à chanter : Dors, mon bébé Dodo, mon petit Sans peur,

Et sans douleur

Ferme tes jolis yeux

Dors, dans le bonheur et la tranquillité

Tu sortiras des langes

Tu iras au Talmud Torah

Tu apprendras les lettres

Tu sortiras du Talmud Torah

Tu iras dans la ville

Tu apprendras l’achat et la vente

Tu deviendras ambassadeur

Issachar se calma, ferma les yeux. Simha le mit sur l’oreiller, le couvrit avec un drap brodé et attendit un moment dans le noir, s’assura qu’il dormait, puis revint se coucher. Depuis que sa mère était tombée enceinte, Issachar n’ar­rêtait pas de se retourner dans le lit, pleurait et criait sans arrêt empêchant ses parents de dormir. « C’est le mauvais œil, l’œil yara » se dit Simha. Elle demanda à la grand- mère de faire le « tadhbir ».

La grand-mère prit un mouchoir et se mit à répéter en le mesurant avec sa main :

« L’œil du voisin et de la voisine,

Celui qui avec son bâton,

Celui qui sort avec son costume,

Celui qui te regarde avec un œil envieux,

Ses yeux éclatent comme des grains de couscous »

L’état de l’enfant ne s’améliora pas.

Alors, la grand-mère dit : « C’est lghial, l’enfant est allaité avec du lait avarié à cause de la grossesse. Il faut le sevrer avant qu’il ne soit trop tard. »

Haïm demanda l’avis du rabbin Tolédano qui lui conseilla d’amener sa femme au mausolée du tsadik Sidi Amram ben Diwan à Ouezzane. Devant cette réponse, Haïm faillit s’étrangler :

  • Voici qui confirme l’adage : « Qu’est-ce qui te manque, toi qui es nu ? demande l’un, une bague, mon seigneur, lui répond l’autre. »
  • Si tu ne veux pas, amène-la à la Hiloula de Moulay Ighi Daoud Lachkar à Ouarzazate… ou à Sidi Yakoub Moul Lma à Sidi Rahhal…

Haïm avala sa colère et se tut. Les saints sont nombreux et chacun a ses spécialités.

Et qui sait! Simha pourrait exiger une visite à SidiYahya à côté d’Oujda, non loin des confins turcs… ou Haïm Pinto… ou alors Sidi Yahya ben Younes? Ou Ben Zmirou, ou Rabbi Meïr ben Lhanch, ou Lalla Mennana enterrée à Larache et dont les miracles sont innombrables, ou Sidi Haroun Kouhen dit Sidi Kadi Haja… ?

Et pourquoi pas Moulay Driss à Fès, sa baraka n’est pas à négliger.

Vamos a zorear, dit Haïm, acculant au verbe « zar » arabe, visiter, la terminaison infinitive espagnole. Il avait l’habi­tude de le faire en hakétia

Haïm pouvait tout supporter sauf le ridicule. Ridi­cule de l’homme qui ne peut satisfaire les désirs de sa femme enceinte. Pire que cela ! Le rabbin pourrait le lui reprocher.

Même les marchands oublient leurs comptes quand leur femme eft enceinte.

Là visite à Ouezzane commença. Plus que la distance, c'est la montée qui rend difficile la hiloula à Sidi Amran ben Diwan. Même les ânes et les mulets s’y arrêtent malgré les coups qui s’abattent sur leurs flancs.

Simha passa une nuit entière à côté du mausolée du saint. Malgré le froid piquant et la peur, elle s’assoupit et fit un rêve de bon augure.

Le souci principal devint de connaître le sexe du bébé quelle portait. En son for intérieur, elle n’avait pas de préférence. Surtout qu'elle avait eu une fille en premier et que le garçon était toujours en vie. Elle ne partageait pas la conviction des juifs beldiyyin selon laquelle la femme devait commencer par une fille pour qu’un garçon lui succède ensuite.

Finalement, la coutume et les remarques incessantes prévalurent. Simha décida d’éprouver les dires des uns et des autres en matière de prévision. Elle commença par tremper une feuille blanche dans du lait, la mit dans le brasero. La feuille devint rouge, signe d’enfant mâle. Si elle était restée blanche, elle aurait annoncé une fille.

Puis, elle eut recours à l’augure avec l’épreuve de Lalla Mimouna à l’entrée de la maison. Le premier visiteur fut Zahra, la fille de Benoliel, l’une des plus belles filles d’Is­raël de Tanger. C’était un augure qui lui convenait.

Le ventre de Simha lui arrive à la bouche.

Depuis quelques jours, la grand-mère maternelle a com­mencé les préparatifs pour accueillir le nouveau-né: des langes en coton, de la ouate en laine cardée, une cape en tissu brodé de soie bleue et une brassière brodée de fils d’or. Elle n’a oublié ni bavoir, ni chemise, ni robe, ni nouvelle garde-robe pour la future maman. Le rôle qu’on lui reconnaît est de préparer les menus coupons. Elle tient à accueillir sa descendance du plus beau des accueils.

Elle a informé ensuite, Louya la sage-femme qui n’a pas sa pareille, tant elle est experte, a la main douce en plus de la puissance et la clarté de ses youyous.

La douleur a commencé à tordre les entrailles de Simha. Elle a l’impression que ses os vont se rompre. La douleur est insupportable et l’on s’attend à accueillir un garçon. Louya prépare la cuvette, ordonne de faire chauffer des bouilloires d’eau chaude et de brûler dans les braseros du bois de santal, de la gomme odorante, de la gomme de Java, de l’alun et du Fasoukh qui annule l’effet du mauvais œil.

Les cris de Simha montent au ciel; si elle le pouvait, elle lacérerait la peau à quiconque oserait l’approcher. Elle hurle et s’agrippe avec une force prodigieuse à la corde clouée au mur: « Je suis sous ta proteélion Sidi Haï'm Messas… protège-moi Baba Saleh… Sidi Bel Abbas protège moi… » Le saint musulman aussi n’échappe pas à ses implorations.

En face de la douleur, les femmes se mettent à prier et implorer tous les saints connus et inconnus pour délivrer la parturiente.

La sage-femme suggère de brûler sept échardes prises sur sept marches de l’escalier; rien… Alors que les cris s’intensifient, Benyamin, le fils de la voisine, arrive avec un seau d’eau puisée à la synagogue.

Peu de temps après, la sage-femme sort de derrière la couverture en laine qui tient lieu de paravent et crie: « Une fille, une gazelle, Dieu soit béni » et elle lance des youyous stridents et forts afin que tous les coins de la rue, avec ses maisons et ses boutiques, l’entendent.

Soudain s’élancent des youyous en réponse à ceux de Louya.

Celle-ci plonge son index dans une écuelle remplie d’antimoine noir. Elle trace un trait sur le front du bébé en répétant: « Shaddaï la protège! Shaddaï la protège! » Elle présente à Simha, pour lui redonner des forces, une préparation à l’œuf, à l’ail et à la menthe poivrée.

Le soir, elle lui donnera un bouillon de poule à l’oignon et au gingembre et, si le lait ne monte pas, il faudra aller chercher du colostrum d’une brebis qui vient de mettre bas.

Said Sayagh-L'autre Juive- le martyre d'une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834.Page 29

Said Sayagh-L'autre Juive- le martyre d'une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834.

SOL est arrivée comme le soleil, lumineuse, ardente dans ses cris, dans la splendeur du lever du jour. Sa naissance a coïncidé avec la fête de Lalla Mimouna qui clôt Pâques. Les youyous de la fête se sont croisés avec ceux de l’accueil de Sol :

La voilà qui arrive

Lalla Mimouna

La voilà qui arrive

Chanceuse et bénie

O Lalla Mimouna

C’est un bon augure pour nous

Dieu exauce nos vœux…

La grand-mère chante en hakétia :

Y habla el sol y dixo

Que no hay mas meyor que mi

El dia que yo no salgo

Todos se atristen de mi

Le soleil parle et dit

Rien n’est au-dessus de moi

Le jour où je ne me lève pas

Tout le monde est triste à cause de moi.

Haïm l’a vue et a crié :

Kimia, Dieu soit loué, Dieu la protège.

Un bonbon, a dit la grand-mère.

Un diamant, les cinq de la main sur elle, a dit la sage- femme.

Haîm n’a su comment s’y prendre avec cet être nouveau, pur, lumineux, baignant dans la sérénité absolue.

L’embrasser? Alors, qu’il n’était pas sûr que son haleine, à lui, fut si pure. La prendre entre ses gros doigts ?

Il a baissé la tête comme s’il se prosternait devant un roi. Il s’est contenté de respirer son odeur, longtemps, profondé­ment. Ses narines ont frémi d’un plaisir qui s’est propagé au plus profond de lui et s’est transformé en un calme et un recueillement qu’aucun mot ne peut décrire.

Il a retiré le bout de tissu qui tenait lieu de bouchon pour la bouteille d’eau-de-vie de figue de montagne, en a rempli des verres en porcelaine car l’alcool est plus beau dans des coupes en or mais meilleur dans des verres de porcelaine émaillée.

Le visage de Haïm s'est teinté de rouge après avoir avalé quelques verres. Il s’est mis à chanter en direction de la sage-femme :

O sage-femme, toi qui as toutes les faveurs Toi qui apportes les bonnes nouvelles Tu m’en as apporté une, Dieu te gratifie Je te récompenserai amplement.

Le soir, il a mis sa djellaba en lin brodée de fils de soie, son caftan aux motifs floraux et aux feuillages de rosiers en fils dorés. Il s’eét paré de sa sacoche et, a décidé, contrairement aux habitudes, de préparer une shemira leyalad ve leyaldout, une feuille pour la protection de la mère et son nouveau-né. Il a fait venir le rabbin Tolédano qui est arrivé muni de son calame, son encrier et son encre spécifique.

Le rabbin a pris une feuille, l’a pliée en trois parties, celle du milieu étant plus large que les deux autres. Il a inscrit le titre, suivi d’une prière extraite de la Torah dans la partie de droite « Que l’Éternel te bénisse et te protège ». Il a écrit une incantation pour éloigner les démons et les esprits maléfiques Sheddim et Lilim, le mal, les mauvais yeux et toute sorte de sortilèges, maléfice et, pour que le lait ne se tarisse point, Amen. »

Il a poursuivi avec le psaume dit Cantique des degrés : «Je lève mes yeux vers la montagne pour voir d’où me viendra le secours. Le secours me viendra de l’Éternel qui a fait le ciel et la terre. »

Il a dessiné un poisson avec ses écailles, puis une prière contre le mauvais œil. Tout en écrivant, il dandinait de la tête, ses lèvres murmuraient les prières et les incantations, avec des mouvements du visage qui changeaient ses traits et remuaient sa barbe hirsute : « Que l’Éternel fasse rayonner sa face sur toi et te soit bienveillant ». Il a dessiné ensuite une main, autour de laquelle il a écrit l’histoire d’Eliahou avec Lilith, puis les noms des trois patriarches et leurs femmes : Jacob et Léa, Isaac et Rebecca, Abra­ham et Sarah. Dans un cadre sphérique, il a inscrit les noms d’Adam et Éve et, à l’extérieur du cadre, Lilith et sa cohorte de démons. Dans la troisième partie, il a dessiné l’étoile de David, une couronne suivie d’une prière : « Sois loué Éternel, notre Dieu, roi de l’univers qui a sanctifié le bien-aimé Abraham, bien avant sa naissance, prescrit la circoncision et marqué sa descendance du sceau de la sainteté. Au nom de cette bénédiêtion, épargne-nous toute peine, toi qui as prescrit cette alliance. »

À minuit, il a fermé toutes les portes et les fenêtres pour empêcher Lilith de rentrer, a pris un vieux couteau, l’a promené le long des murs et des issues fermées, puis l’a mis sous l’oreiller de Sol. Après cela, il a dormi, tranquille.

Le lendemain, avant le défilé des visiteurs et, surtout des visiteuses, la grand-mère a allumé les bougies, les a fixées sur les chandeliers, a préparé la table, l’a couverte d’un pain de sucre, d’un bouquet de menthe et, dans une assiette, a mélangé de l’huile, du henné, de la menthe, du sucre, du sel et en a oint le corps de Sol.

La maison n’a pas désempli, une semaine durant. Des porteurs ont amené des sacs de sucre, du thé, des moutons et, surtout, le berceau en bois de cèdre du Rif, une bassine en bois, un panier en osier pour mettre les langes, un séchoir en roseau et des viituailles…

Les préparations de poulets aux amandes, de poulets rôtis au citron confit, du couscous sucré, des salades chakh- choukha de poivrons grillés et autres plats suivis de cornes de gazelles, de mantecados, sablés et autres pâtisseries se sont succédé sans continuer, arrosés d’eau de vie et de thé à la menthe.

À peine la maison vidée de ses visiteurs et la fatigue qui s’en suivit, on aborda le sujet qui n’en finissait pas : Sol ressemble-t-elle à son père ou à sa mère ?

Les comparaisons démarrèrent bon train :

Les cheveux de son père…

Non, ses cheveux sont sombres et denses comme ceux de sa mère…

Ses yeux sont bleus comme ceux de sa grand-mère paternelle…

Elle a les yeux verts… leur couleur change selon la lumière…

Son nez est droit et ses lèvres sont fines…

Tout cela change avec l’âge.

Lorsque le rabbin Tolédano prit la parole, tout le monde se tut :

Trois auteurs participent de la formation de l’être humain : l’Éternel, le père et la mère. Le père apporte sa contribution à l’aide d’une matière blanche de la même origine que le blanc d’œuf. Cette matière développe les os, les muscles, les ongles, le cerveau et le blanc de l’œil. La mère apporte le teint rouge qui colore la peau, la chair, les cheveux, et la pupille de l’œil. Le Créateur Baroukh Hou Baroukh Shemou, donne l’âme, la rondeur du visage, l’ouïe, la vue, la parole, la marche, l’intelligence, le savoir et la raison. A l’heure de la mort, l’Éternel reprend ce qui est à lui et laisse le reste.

Tout le monde se tait, par respect. Mais le sujet ne s’ar­rête jamais. Tout événement qui survient est prétexte à reconstituer Sol, du sommet de la tête aux doigts de pied. Tous ses membres sont revisités méticuleusement, comparés à ceux de ses parents, grands-parents, et même à ceux des oncles et tantes paternels et maternels. Puis on évoque son caraftère, sa chance, sa baraka et on finit par toucher le sujet des toushabim et megourashim… Là, les choses se compliquent. Des querelles vieilles de plusieurs siècles resurgissent. Querelles qui semblaient finies. Le feu couve toujours sous la cendre.

Said Sayagh-L'autre Juive- le martyre d'une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834.Page 34

Said Sayagh-L'autre Juive- le martyre d'une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834.

A famille de Haïm appartient aux Megourashim, Andalous chassés de Séfarad par les Espagnols après leur victoire sur les musulmans. Parmi eux, certains ont été contraints de se convertir au christianisme avant de déclarer la foi de leurs ancêtres. Certains ne l’ont pas fait.

La famille de Simha appartient aux autochtones, plus précisément de Meknès. Et, elle est fière de sa parenté avec la famille Mimran, l’une des plus vieilles, des plus riches, des plus prestigieuses de Meknès depuis Moulay Ismaïl.

Beaucoup de ces familles Toushabim avaient quitté les villes de l’intérieur après les massacres perpétrés sous le règne de Moulay Yazid dont personne n’a oublié la cruauté et dont on maudit le souvenir dans toutes les prières.

Bien que l’origine de la majorité des Megourashim venant d’Espagne soit marocaine, des différences notables ont commencé de les distinguer des autochtones. Le séjour édénique plusieurs fois séculaire en Espagne avait renforcé ces différences. Aucune occasion n’était épargnée pour exposer ces différences de mœurs, de rites, de règles de kashrout, de mariage, et les dissensions qui en découlent. Souvent, Haïm rappelait à sa femme que les toushabim étaient de vulgaires mangeurs de sauterelles grillées, alors que le rite séfarade interdit cette pratique.

Avec le temps, les traditions séfarades ont fini par s’im­poser à tous les juifs citadins, quelles que fussent leurs origines. Les juifs des montagnes et des oasis ont gardé leurs traditions et leur langue.

 

  • Tu as fini de nettoyer à grande eau, d'eponger et de faire les toiles d’araignées ou pas? Le schofar va sonner…

-Je n’ai pas encore fini la garçonnière du haut.

  • Tu veux me rendre folle ? Malheureuse ! Dieu te donne la fièvre froide…

À peine le schofar eut-t-il sonné que les boutiques commencèrent à se fermer et les rues à se vider. Le rabbin Tolédano houspillait les retardataires, les grondait et menaçait d’appeler le mokhazni muni de son bâton.

Haïm s’empressa de fermer la boutique. Il n’oublia pas de vérifier toutes les serrures et les cadenas avant de rentrer chez lui. Il se libéra de ses vêtements, se purifia et alla à la synagogue des Siaghine.

A son retour, il se prépara à la fête. Il commença par la lecture, dans la langue d’usage, de la Haggadah de Pâques : « Ainsi, Dieu divisa la mer en douze voies, lorsque nos grands-parents ont quitté l’Égypte guidés par notre seigneur et prophète Moussa ben Amram. Ainsi, nous sortirons de cet exil.

Cette nourriture chiche que nos grands-parents ont mangée en terre d’Égypte,

Tous ceux qui ont faim viendront manger

Tous ceux qui sont dans le besoin viennent et fêtent

Pâques.

Cette année ici,

L’année prochaine en terre d’Israël.

Cette année, nous sommes esclaves

L’année prochaine nous serons libres, enfants de libres en terre d’Israël.

 

Cette nuit et toutes les autres nuits, nous ne manquerons de rien…

Nous étions esclaves de Pharaon en Égypte.

Notre Dieu nous a fait sortir de là,

D’une main tendue et d’un bras vigoureux.

Si Dieu, béni soit-il, n’avait pas sorti nos grands-parents

d’Égypte nous serions, nous, nos enfants et les enfants de

nos enfants serviteurs de Pharaon en Égypte

Nous sommes tous vigilants

Nous tous savons

Connaissons la Torah

Nous devons raconter la sortie d’Égypte

Celui qui raconte souvent cette sortie sera remercié. »

 

Après cela, le deuxième soir du Seder, tout le monde se mit à taper des mains et chanter en hakétia et en maro­cain. Haïm qui avait voyagé et vécu avec des musulmans avait compris que l’adaptation de la prononciation selon les régions facilitait les relations. Peut-être parce que les musulmans le prenaient pour un des leurs ou parce qu’ils le considéraient comme « beldi »,juif autochtone, comme était « beldi » le beurre rance. « Nos Juifs », comme le pensaient certains de manière condescendante.

Haïm savait qu’il y avait des Juifs dans les hautes monta­gnes de l’intérieur et dans les déserts du sud, qui parlaient berbère et qui mêlaient berbère et hébreu dans leurs prières et chants.

Il avait déjà entendu la haggadah de Pâques en berbère:

« S tarula ay s nejfagh gh masêr. ayddegh n

ughrum ur imtinn da ttecan

lewaldin nnegh gh maser. kullu mad yagh

 lâz iddu ad itec, madyagh fad iddu

ad isu. Asegg as ddegh gh tmazirt ddegh;

imal gh bit Imekdes.

ixeddamen ay nga iperàu g° masêr. issufgh agh

rebbi nnegh dinnagh s ufus n ddrà, s ufus

ikuwan. mur ur agh issufgh rebbi Iwaldin

nnegh gh masêr; nsul nekk°ni d isirran

 nnegh ixeddamen nga i peràu gh masêr.

 waxxa nia làkel, nia Ifehemt,

 vuaxxa nssen turat, lazm nnegh an nàawed

gh ufugh n masêr. kullu mad d isgudiyn ad d iàaud

 gh ufugh n masêr, tannit waddagh ituskar. »

 

« C est par la fuite que nous sommes sortis d’Égypte.

En fait de pain, c’est un pain non levé qu’ont mangé

nos ancêtres en Égypte. Que tous ceux qui ont

faim aillent manger, que celui qui a soif aille

boire! Cette année-ci, nous sommes dans ce pays-ci;

l’an prochain au Lieu Saint.

Serviteurs de Pharaon, voilà ce que nous étions en

Égypte. Il nous en fit sortir,

notre Dieu, là, par un bras fort, par un bras

robuste. Si Dieu n’avait pas, pour nous, fait sortir nos

parents d’Egypte, nous serions encore, nous et nos

enfants, les serviteurs du Pharaon en Égypte.

Même si nous possédons intelligence et entendement,

même si nous savons la Torah, il nous faut répéter

ce qui à trait à la sortie d’Égypte. Quiconque accumule

les récitations de la sortie d’Égypte, est, vois-tu, digne de louanges. »

 

Dans l’esprit de tout le monde, cette nuit console de l’amertume de toutes les nuits d’exil et de dispersion. Elle renouvelle l’attachement à l’alliance ainsi que la foi inébranlable en la proximité de la délivrance. Elle rappelle que le peuple est toujours dans la mémoire de Dieu. Et, Dieu tiendra sa promesse.

Après cela, tout le monde se mit à chanter :

Ou za haKadoch Baroukh Hou ou atal melekh haMout di atal chohet di dbah touiyer di srab Imouiha ditfat laouifia di haraat laassioua di darbat Ikliba di addet laatita di klat zdioua di zab H baba bzouz flous.

Et Dieu, le saint, béni soit-il, a tué l’ange de la mort qui a tué le Chokhet, qui a égorgé le bœuf qui a bu l’eau qui a éteint le feu qui a brûlé le bâton qui a frappé le chien qui a mordu le chat qui a mangé l’agneau que m’a acheté mon père pour deux flouzes.

 

« Dieu fasse que vous gagniez et soyez heureux »

 

Le vœu passe de maison en maison, répété sans relâche. Comme tous les Juifs du Maroc, ceux de Tanger célé­braient Lalla Mimouna, leur fête spécifique qui clôture la période de Pâques.

Les tables se garnissent de nappes et napperons brodés en fils de soie. On sort les plateaux de cuivre, les plats de faïence. On descend les étagères, les couverts argen­tés. Puis, les tables se couvrent de victuailles hautement symboliques : du poisson frais, des épis de blé, un bol de lait, un bol de miel et de beurre frais, de la levure et diver­ses compotes de fruits.

 

On met dans des assiettes, des fruits secs : noix, dattes, raisins secs, amandes et piitaches. On transvase l’eau- de-vie dans des aiguières et des verres en cristal. On en remplit d’autres de jus de fruits. A côté de la table, on remplit les plateaux de cuivre, de montagnes de gâteaux : cornes de gazelle, sablés, feuilles fines farcies de pâte d’amande et de miel.

Au milieu de la table, on met un plat de porcelaine rempli de farine blanche où l’on plante cinq fèves fraîches. On remplit un verre d’huile d’olive. On garnit les vases de roses et de fleurs d’oranger. Puis, on sert les mofletas, crêpes fines imbibées de beurre fondu et de miel.

 

Lalla Mimouna, fête de l’abondance, de la reconnaissance et de la foi. Tout le monde, petits et grands, femmes, hommes et enfants s’habille de neuf et de propre. Les visages s’allument de bonheur et de joie de vivre. En vérité, cette joie de vivre est présente dans toutes les célébrations. Même, à l’occasion du neuf du mois d’Ab qui commémore la destruction du Temple, accueilli généralement par la triftesse et la contrition, les juifs du Maroc offrent à leurs enfants des poupées et des instruments de musique. Les enfants n’ont pas à souffrir pour leurs parents.

Lalla Mimouna ressemble à la fête agraire de Laansra. Jadis, les deux fêtes tombaient à la même période, la même saison et le même mois. Mais le calendrier adopté par les musulmans, exclusivement lunaire, ne tenant aucune­ment compte du cycle des saisons, a changé la régularité de la date de Laansra qui a fini par se confondre avec la commémoration de l’Achoura. La symbolique agraire a fini par se perdre et la célébration a acquis une significa­tion exclusivement shiite.

La diversité des calendriers ne simplifiait pas les concor­dances entre les différents computs. Tous les Marocains n’avaient pas adopté le calendrier lunaire tel que les Arabes l’ont amené d’Orient. Ainsi le nouvel an commençait au mois deAchour, suivi de Chayaa Achour, ensuite el Mouloud, suivi de Chayaa el Mouloud, puis les deux Joumada, suivent Chaaban, Ramadan, Chahr Ftour, Bin al Ayad et enfin l’Aid al Kabîr. Ces mois étaient désignés sous le nom de mois du ciel. À côté de cela, le calendrier romain avait été maintenu tel qu’il était, avec ses mois et sa coïnci­dence avec les saisons. Ce calendrier était désigné sous le nom de mois de l’eau. De même que les gouverneurs arabes avaient des difficultés à fixer des dates pour lever les impôts sur les récoltes et autres impôts dus par les autochtones, le commun des mortels avait des difficultés pour préciser son âge et sa date de naissance.

Said Sayagh-L'autre Juive- le martyre d'une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834.

Said Sayagh-L'autre Juive- le martyre d'une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834.

PLUS Sol grandissait, plus s’affirmait la splendeur de son visage et plus s’illuminaient sa beauté et la pureté de ses traits, plus grandissaient la peur et l’inquiétude de sa mère. Simha en perdit le sommeil la nuit comme le jour: la sieste et toute sa vie en furent perturbées.

Elle la prenait sur ses genoux et coiffait sa dense chevelure

de martinet. Elle lissait tresse après tresse, les enduisait

d’huile d’olive, les massait une après l’autre tout en lui

racontant l’hiffoire du roi de Navarre qui avait trois filles :

La première brodait

La deuxième cousait

Alors que la troisième tissait

Elle tissait, tissait sans jamais s’arrêter

Et pendant quelle tissait,

Elle fit un grand rêve La mère qui n’aimait pas que sa fille S’occupât de ce dont elle s’occupait Avait décidé de l’en dissuader La princesse dit alors à sa mère :

Non, ne m’en veux pas, mère J’ai vu dans mon rêve Une grande porte qui s’ouvrait J’ai vu la lune dans sa plénitude Je me suis dirigée vers la fenêtre J’ai vu l’étoile du matin Je me suis dirigée vers le puits J’ai vu dans le fond Un pilier en or

Et trois oiseaux picorant des graines d’or

L’étoile est le fiancé

Les oiseaux sont des fiancés

Alors que le pilier est le mari

 

Sol écoutait calmement la chanson psalmodiée par sa mère et s’endormait sur ses genoux.

Dans l’oreille de Simha résonnait un son aigu qui pertur­bait son repos. Elle se levait troublée sans comprendre la raison du tourment qui la submergeait. Elle avait l’intention de prodiguer à sa fille mille conseils. Il fallait la mettre en garde contre les mille dangers qui guettent la jeune fille qui commence à afficher les signes appétissants de sa féminité, surtout, si l’Éternel qui jamais ne s’épuise l’a dotée d’une pareille beauté. Et que dire si elle est juive! Elle était vraiment belle. Non. Elle était la beauté qui laisse les bouches bées.

Au moment où sa féminité atteignait sa plénitude, elle devenait pure lumière, une onde rafraîchissante. Lumière de soleil, pureté d’albâtre. Sa poitrine s’offrait comme le fruit mûr, son visage s’allumait comme le phare du port, ses yeux étaient semblables aux yeux de la colombe. Elle était verger de féminité.

 

Le moment était venu pour elle de ne plus se mettre devant la porte de la maison, de ne plus monter sur la terrasse pour jouer à cache-cache, de ne plus ouvrir quand quelqu’un frappait à la porte, de ne plus lever la voix quand elle chantait, de ne plus laisser ses vêtements dans les recoins de la pièce.

Simha n’arrêtait pas de crier, tous les jours :

  • Ne ris pas, des personnes mal intentionnées pourraient t’entendre.
  • Ne chante pas,
  • Ne monte pas sur la terrasse,
  • Range tes serviettes,
  • Sois sur tes gardes
  • Protège-toi…
  • Ne sors pas sans mon autorisation…

Plus elle l’avertissait, plus elle avait l’impression d’oublier des mises en garde et plus forte était son angoisse…

Elle remettait cela, tous les matins, pensant, à chaque fois, ne rien oublier. Cette fille était une épreuve de Dieu… Il voulait lui faire subir l’épreuve du mal, la rendre folle, elle qui n’avait aucune force. Dieu merci, aucune tache de naissance ne dénaturait son visage angélique. Des envies de femme enceinte de sa mère, Sol avait simplement hérité d’un goût irrépressible pour les grenades.

 

Sol trace avec le couteau un carré sur la peau de la grenade, autour de la crête crénelée. Elle appuie, le jus rouge coule entre ses doigts. Elle le lèche goulûment. Elle détache le carré et apparaissent les grains de la rougeur de ses lèvres. Elle préfère les « coquelets » que lui prépare Haïm, après avoir enlevé la peau et la mince membrane qui sépare les carrés. Elle peut, ainsi, savourer les délicieux grains colorés débarrassés de l’amertume de la peau. Chaque fois qu'elle ouvre une grenade, lui vient en tête une histoire que sa grand-mère Reina lui a souvent racontée dans un doux et étrange mélange de marocain, d’espagnol et d’hébreu.

Elle adorait, quelques fois, la narrer à la manière convenue des conteurs :

« Il était une fois, dans la profondeur des temps et des instants, un grand roi, juste et équitable, aimant la sagesse, la patience, les sages et les patients, et abhorrant les sots et les irascibles.

Les rois le craignaient, recherchaient sa paix et son amitié. Il demandait, l’automne venu, les plus belles grenades. Il voyait dans ce fruit le symbole de la perfection pour sa rondeur inimitable, la subtilité de ses couleurs que l’œil ne peut cerner, ni les teintes s’en rapprocher. Tout ce qu'elle renferme et parfait de forme et de contenu… »

Sol l’arrêta :

  • Et toi qu’et-ce que tu préfères ?
  • Je préfère les dattes et les amandes, lui répondit sa grand-mère avec délectation.
  • Moi aussi j’aime les dattes

«… Elle désaltère les assoiffés comme ceux que les énigmes obsèdent et ceux qu’attirent les connaissances occultes.

Le sultan avait une fille dont les langues ne pouvaient décrire la beauté ni les regards fixer la clarté.

Un matin, les crieurs annoncèrent à la population que le sultan promettait son trône et sa fille à celui qui mangerait une grenade entière sans faire tomber un seul grain.

Le perdant aurait la tête coupée.

Les candidats se succédèrent au palais ; des princes, des fils de notables, des aventuriers, des savants, des charlatans… Leurs têtes finirent, pour l’exemple, sur les créneaux des murailles de la cité.

Un matin, un homme courbé, emmitouflé dans une djel­laba rapiécée, fit claquer le heurtoir de la porte du palais. Les gardiens lui rirent au nez, le houspillèrent :

– Va te chercher une occupation utile !

L’homme ignora leur dérision et insista sur son droit à participer comme tout le monde. Le chambellan informa le sultan qui ne changea pas d’avis, même après avoir vu l’état du vieillard.

L’homme se présenta devant le sultan, le salua sans se prosterner ni embrasser les mains et les pieds. Il inclina la tête avec un profond respect que n’altérait aucun soupçon de peur ni flagornerie. Le sultan agréa l’attitude de l’homme et se contenta de le regarder fixement dans les yeux. L’homme en fit de même. Le roi lui ordonna d’accomplir sa mission, sans lui demander, ni ses titres de noblesse, ni l’étendue de ses propriétés.

L’homme remua ses doigts, lentement et habilement, puis fendit la grenade. Le sultan observait attentivement les mains de l’étrange candidat. Il y décela une grande valeur qui suggérait une confiance et une maîtrise du mouve­ment et de l’émotion. Les doigts de l’homme maniaient la grenade avec une grande dextérité, recueillaient les grains et les dirigeaient sans empressement vers sa bouche. Pas un instant, il douta de lui-même durant toute l’épreuve. Quand il eut terminé, il regarda vers le roi qui se contenta de remuer majestueusement la tête de haut en bas.

Le lendemain, les courtisans furent étonnés de voir le sultan en compagnie d’un homme au port princier et comprirent que c’était le nouveau roi. »

 

Said Sayagh-L'autre Juive- le martyre d'une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834.

Said Sayagh-L'autre Juive- le martyre d'une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834.

LE cerveau de Sol ne s’arrête jamais. Il marche sans arrêt comme le rouet du tisserand. Parfois, des crises de très grande réflexion s’emparent d’elle. Elle se surprend en train de chercher la morale d’une histoire aussi simple que celle de la grenade. Elle se rend compte, alors, que l’histoire lui plait à cause de son amour pour les grenades. Parfois, sa tête s’éclaire d’une lumière foudroyante qui la submerge complètement. Il ne demeure en elle, plus le moindre doute, ni la moin­dre ambiguïté. Il lui semble, dès lors, inutile d’en savoir plus. Toute explication supplémentaire est superflue. La morale de l’histoire de la grenade lui semble être, sans effort particulier, que la sagesse est supérieure à la royauté. La lumière s’edompe, la perception absolue s’éloigne et, seule demeure collée à son être, le plaisir de l’histoire… et de la grenade.

Sa mémoire est immense, sa vivacité est prodigieuse.Tout ce quelle entend, tout ce quelle voit ou se représente resfe attaché à tout son être et trouve les mots pour le dire sans effort, des fois en hakétia, des fois dans le parler local, et d’autres fois en hébreu. Elle éprouve beaucoup de plaisir à glisser d’une langue à une autre avec des mots quelle adapte, mélange. Elle joue avec les mots, en construit d’autres en les mettant dans d’autres moules que ceux de la langue d’origine. Et, bien qu'elle ait été privée d’école, elle distingue entre le Beth et le Heh, ainsi qu’entre toutes les lettres, d’ailleurs. Elle connaît les psaumes, les prières depuis Adonaï Elohinou jusqu’au Cantique des Canti­ques qui, lorsqu’elle le récite, fait vibrer ses seins tendus comme des figues primesautières sous sa robe légère.

Certaines discussions animées entre les rabbins sur des thèmes divers relatifs à leur compréhension de la Torah et de la Halakha la font sourire.

Elle trouve certaines explications naïves et hilarantes. Elle en rit de tout son cœur face à son père et face au rabbin. Elle trouve leurs propos éloignés des mots qu’ils utilisent.

Dans certaines de leurs controverses, son cerveau s’éclaire d’une vision simple de la relation complexe entre l’homme et la Sekhinah, présence divine. Elle a l’impression d’en comprendre un bout dans ce qu'elle a entendu à propos de Bahya Ibn Paquda. Le penseur qui avait rendu accessible à tous la compréhension des dix commandements en les ramenant à leur signification essentielle résumée dans les deux premiers commandements : « Aime Adonaï ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton esprit et de toutes tes forces et, aime ton prochain comme toi-même ». Elle voit un exemple personnifié dans Mouïsou le joueur de rebec qui émeut les gens et dilate leurs cœurs avec son humour iconoclaste et, surtout avec son génie à broder les mots et composer des Piyyoutim à toutes les occasions. Comme tous les artisans, son principal souci est de bien faire son travail, de le présenter aux gens pour les rendre heureux tout en étant heureux du bonheur des autres.

Il brode les mots comme des pièces tissées. Il les file, les croise, les entrelace dans la trame musicale, et les tisse avec des navettes sur son instrument comme autant de merveilles de laine, soie, lin…

Elle l’aime moins quand il prend sa boite de tabac à priser, se sert de poudre de tabac entre les doigts, l’étale avec un pilon argenté sur le dos de sa main droite, puis l’aspire bruyamment avec ses narines avant de sortir son mouchoir dans lequel il éternue et se mouche pour qu'enfin son visage s’éclaire d’un sourire de plaisir qui l’envahit.

 

EIle trouve cela infect et répugnant. Mais dès que Mouïso commence à chanter, elle oublie ses reproches.

  • Une fois, elle l’a vu préparer sa poudre, avant de chanter.
  • a sorti des feuilles de tabac d’Ouezzane, les a mises dans un pot en terre cuite et a commencé à les broyer avec un bâton en bois d’olivier sauvage. Il a pris un mouchoir en soie et passé la poudre qu’il a mélangée avec d’autres poudres: cœur de noix, romarin et clous de girofle.

Elle aime la lettre Beth pour sa forme carrée ouverte sur l’inconnu, bon ou moins bon, premier pas vers la sagesse et le discernement. La parenté de la lettre avec le féminin la trouble pour sa signification double et continue, attachée à la maison de Dieu; temple terrestre de l’existence céleste; constrrucion fragile, mais début de toute existence. À l’opposé du Beth,l’Aleph estt au-dessus du trône des lettres. Lettre de l’unicité, de l’indivis ; il est formé de deux branches droites reliées par une branche horizontale. C’est la lettre de l’harmonie, de la communion et de la création. C’est la lettre fondatrice et pourtant la Torah commence avec le Beth. Les patriarches et les Hakhamim expliquent cela par les barakhot ou grâces que Hakadosh Barokh Hou accorde au début de la création.

Une idée émise par Haïm a retenu son attention. Elle lui a semblé profonde et l’a gardée dans un coin de sa tète, car méritant l’intérêt de toute une vie: Pardesh, le nom du paradis est constitué de Pshet, la facilité est liée à la connaissance simple facile à acquérir, Remez le symbole est lié à la connaissance figurée, métaphorique, Darash étudier, est lié à la réflexion, la recherche, Sodd, le myftère, est lié à ce qu’il n’est pas possible d’atteindre. Le paradis est ainsi une métaphore de la lumière. La clef de la lumière est la connaissance et la connaissance a les quatre niveaux cités.

Sol retient par cœur des piyyutim quelle entend à l’oc­casion des nombreuses fêtes qui la comblent d’extase et de joie de vivre, comme tous les juifs de Tanger, ceux du mellah de Meknès, Fès, Sefrou,Tétouan, Debdou, Oujda, Marrakech, Midelt, Integhrem, Ifrane, Oufrane, Doumia, Bouam, Khénifra, Ait Isshaq, Boujaad, Missour, Outat el Haj, Gourrama,Talsint,Tinjdad, Rissani,Tinghir, Asflou, Skoura, Ouarzazate, Agdz, Zagora, Mhamid, Demnate, Zregten, Tagounit, Sidi Rahal, Telouat, Agouim, Aguelmim, Taroudant, Inezgan, Tiznit, Tafraout, Illigh, Akka, Tadla, Béni Mellal, Taounza, Amzmiz, Imi N’Tanout…

Quelques fois, ses qualités lui attirent des ennuis quelle ne comprend pas et quelle ne sait pas affronter. Ainsi Issachar, son frère semble au bord de l’étouffement quand il se rend compte de la fierté que ressentent ses parents à l’égard de leur fille; fierté où se mêlent la reconnaissance envers Hakadodh Barokh Hou et la peur du mauvais oeil et de la jalousie.

Elle surprend par sa mémoire les musulmans et les juifs de Tanger avec qui sa famille échange les visites, les repas, le sel, le safran, et l’huile.

Said Sayagh-L'autre Juive- le martyre d'une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834.

 

Said Sayagh-L'autre Juive- le martyre d'une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834.

En dehors des Psaumes, prières, Piyyutim et autres invo­cations, elle connaît des proverbes, des contes, des blagues, des chansons et même quelques versets du Coran utilisés régulièrement par les voisins musulmans comme la Fatiha, verset d’ouverture et la Shahada témoignage d’unicité et d’authenticité de la prophétie de Mahomet.

Tahra, l’épouse de leur voisin Masmoudi, lui offre, selon la saison, des glands, des jujubes, des arbouses, du fenouil, des fruits du palmier nain, des graines de paitèque et de melon… Elle s’amuse avec elle, la fait rire et lui apprend la sourate propitiatoire et la Shahada…

Sol trouve une étrange parenté entre ce que dit Tahra et les prières pour Hakadosh Barokh Hou Adon HaOlam… Elle lui apprend d’autres choses sur l’Islam, des insultes, et des mots de femmes.

Elle adorait feuilleter avec elle Quraat al Anbiyaa, destinée des prophètes. Ainsi, elle découvre que tous les prophètes de l’Islam étaient juifs. Les limites entre les deux religions sont minces. Ni Tahra ni Sol ne lisent l’arabe. Mais, Tahra, à force de feuilleter le livret en compagnie du fqih Ouriachi et de la récitation incessante de ces légendes, commence à connaître le contenu des pages sans avoir à les lire. Son désir de voir son ventre grossir d’un enfant qui apporterait la lumière dans sa maison l’avait pous­sée à rendre visite aux saints, à consulter les fouqaha, les écrivains faiseurs d’amulettes, à ingurgiter toute sorte de mixtures et de drogues. Elle en avait fait boire aussi, à son mari. À côté de cela elle consulte quotidiennement le livret des prophètes. Le prophète dont la destinée avait rempli son imagination était Joseph. Tous les jours, elle espère augurer de sa légende en ouvrant le livre sur la page qui lui est consacrée. À partir de ce récit, elle prit l’habitude d’appeler Sol Zoulikha.

Sol, elle, ne manque pas d’humour, même avec son père. Elle a remarqué sa crainte d’aller dans la sombre petite salle d’eau où ne s’aventurent pas les anges. Un jour elle lui a soufflé avec légèreté :

  • Comment veux-tu qu’ils t’y accompagnent… ton odeur suffirait à leur tourner la tête…

Les discussions incessantes de son père avec ses invités, notamment le rabbin Bengio, Abraham Bouzaglou, Moshé Benkamoun, le rabbin Tolédano et d’autres, l’em­bêtent mais la font rire aussi. Parfois, elle s’emballe et a envie d’y participer, mais elle préfère écouter les différents avis sans en perdre un seul mot.

Parmi les discussions animées, certaines concernent les femmes.

  • Comment l’Éternel peut-il faire descendre quelque chose sur Adam, l’endormir et lui voler une côte, alors qu’il est inconscient, pour faire Éve? s’écrie Moshé Benkamoun.
  • Écoute mon fils, hier, un voleur s est introduit dans notre maison. Il a volé un vase en argent, et… l’a remplacé par un vase en or… lui rétorque calmement mais avec fermeté le rabbin. Puis, il ajoute :
  • Est-ce un vol ou un cadeau ?

Haïm dit :

  • Si tous les voleurs étaient comme lui, je les préférerais à mes clients. Il en rit à laisser voir ses dents cariées.
  • C’était, en effet, un cadeau fabuleux pour Adam Rishon, le premier. Une femme pour une côte !

Tout le monde rit, convaincu de la sagesse de Dieu.

Le rabbin Tolédano renchérit :

  • Une femme s’est plainte à Rabbi Bouhassira d’un homme qui l’a prise sans son consentement. Le rabbin, dubitatif, l’a interrogée :
  • Dis la vérité, n’as-tu ressenti aucun plaisir, aucune jouissance ?

La femme l’a regardé avec des yeux pleins de reproches et lui dit :

  • Et toi, Rabbin, si quelqu’un mettait son doigt enduit de miel dans ta bouche, le jour de Kippour, tu t’en délesterais ?

Le rabbin reconnut son étroitesse de vue et la recevabilité de la plainte de la femme.

Issachar tomba malade. Tout le monde pensa que la jalou­sie et l’intérêt exclusif porté à sa sœur étaient la cause du mal qui le frappait.

Ce n’était pas la première fois qu’il tombait malade.

Tout petit, il s’était agrippé à la grille de la fenêtre de la grande pièce, le pilon du mortier en bronze à la main et avait frappé un nid de guêpes qui n’arrêtaient pas leur danse dans un bourdonnement hallucinant. Il ne fallut que quelques instants pour que son corps doublât de volume et que son hurlement secouât la maison depuis ses fonda­tions. La panique s’empara du cœur de Simha et Sol se mit à pleurer à la vue du visage défiguré de son frère.

Cette fois-ci, les pelures d’oignon et les œufs durs censés absorber le venin ne servirent à rien. Sa pommette rouge semblait à deux doigts d’éclater. Dès qu’il fermait les yeux, il se mettait à délirer, marmonnait des mots incompré­hensibles et gémissait. On avait l’impression qu’il pleu­rait. Sol se sentit responsable de son frère et insista pour s’occuper de lui.

Elle pressa des oranges, prépara un jus consistant de raisin « pis de jument » très sucré. Elle fit bouillir du lait avec de la menthe poivrée. Elle prépara le lit, les couvertures. Elle lava. Elle changea les vêtements imbibés de sueur. Elle ne s’arrêta pas. Elle monta les marches, les descendit quatre par quatre. Elle précéda ses désirs.

Quelle ne fut sa joie quand il demanda des coings à la viande de veau. Elle était heureuse comme si elle avait été sa propre mère.

Sol grandissait, Issachar aussi. Et, malgré les disputes quotidiennes, pour des futilités, ils se rapprochèrent l’un de l’autre. Leur entente grandissait. Chacun devint le confident de l’autre, le dépositaire de ses plaintes, de ses inquiétudes et de ses pensées les plus secrètes qu’il n’aurait même pas dites à ses parents.

Ils inventèrent alors une langue qui leur était propre. Au parler habituel propre aux juifs, ils ajoutèrent des parti­cularités secrètes pour voiler leur propos en présence des curieux. Ainsi, ils évitaient des querelles inutiles et éprou­vaient le plaisir immense que procure la compréhension codée, fermée aux autres.

Leur langue était simple. Ils se contentaient de glisser le son « tn » après la première syllabe de chaque mot. Leur langage en acquit un rythme qui donnait l’impression à l’auditeur qu’il distinguait des mots qu’il connaissait, mais ne comprenait rien à l’ensemble.

La bar-mitsva d’Issachar approchait. Il allait vers sa trei­zième année. Depuis quelques mois, il avait commencé à préparer un petit discours à lire en hébreu devant les anciens à la synagogue. Il s’occupa sérieusement de la préparation et demanda l’aide de Sol pour réciter son allocution. Elle, cela la faisait rire ! Elle riait de sa timi­dité et de sa prononciation maladroite du « r » malgré ses tentatives désespérées de la corriger. Elle ressentait aussi de la jalousie et une certaine inquiétude quelle arrivait mal à dissimuler. Après la bar-mitsva, Issachar allait devenir un homme. Il allait pouvoir sortir, assumer des responsabilités nouvelles dans le commerce de son père. Elle, elle allait devoir rester toute seule face à sa mère.

Le rabbin Bengio apprit à Issachar à mettre sur son bras et son front les Tephillin qui contiennent les versets de la Torah.

Deux jours avant Shabbat, il alla à la synagogue pour la prière de Shaharit, le matin. Le soir, après Maariv, les invités, les proches et les camarades du Talmud Torah arrivèrent. Vint aussi le Mohell qui faisait fonction de circonciseur et de coiffeur. Il coiffa Issachar, pour la cérémonie du Takhfif, et en profita pour coiffer les invités. À cette occasion, on prépara une table couverte de monticules de gâteaux saupoudrés de sucre et de pâtisseries au miel.

 

Said Sayagh-L'autre Juive- le martyre d'une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834.

Saïd Sayagh L'autre Juive Roman

Le lendemain, après la mise des Tephillin, tout le monde se dirigea vers la synagogue où la prière fut clôturée par le discours d’Issachar. Il fit des vœux et s’engagea, entre autres, à être docile à l’égard de ses parents et de ses maîtres, à rester un juif fidèle à son peuple, à sa religion et à l’alliance. Les femmes et les musiciens étaient restés à l’extérieur. A la fin de la cérémonie, tout le monde regagna la maison dans une joyeuse sarabande.

Auparavant, quelques mois avant la bar-mitsva, Haïm avait entrepris d’initier Issachar à son futur métier. Il avait commencé à lui déléguer quelques responsabilités. « La vente initie à l’achat et l’achat initie à la vente » pensait-il. Il demanda à Simha de lui préparer un plateau de pâtis­series variées qu’Issachar devrait vendre. Puis, il aurait à acheter les produits nécessaires pour la suite, tout en surveillant les comptes, les prêts, les crédits, le talq, avance sans intérêt et les dépenses à venir.

Simha prépara les pâtisseries et Haïm fit fabriquer une table rectangulaire chez Mimoun le menuisier.

Au bout de la rue, Issachar s’installa, devant la table recou­verte de gâteaux: cornes de gazelles, croquants au fenouil et sésame, briouates farcies d’amandes, sablés, mantecados… sur un qazdabou, minuscule tabouret en bois.

Avec le temps, Issachar montra des qualités non négli­geables dans ses relations avec les clients, comme si son prénom, qui veut dire prix, avait une influence sur son tempérament. Il commença à distinguer le client sérieux du vulgaire curieux : l’avare qui n’achète que lorsqu’il est convaincu de faire une affaire de l’acheteur qui ne discute pas le prix… Il apprit à ne pas donner en contrepartie d’une promesse de paiement. Il apprit aussi à faire les comptes journaliers et hebdomadaires.

Après cela, Sol se chargea de la préparation des gâteaux. Sa joie était grande quand son frère comptait les sous, même si au début, il ne distinguait pas les fausses pièces des vraies et que certains enfants se servaient et fuyaient sans payer. Sol eut des disputes avec Issachar à propos de l’argent. À chaque fois, il finissait par céder… Mais il était gagnant au bout du compte.

Plus les jours passaient, plus il avait l’impression de maîtriser de nouvelles armes utiles pour son activité. Il avait compris qu’il fallait laisser de côté l’orgueil, être attentif aux motivations profondes des clients. Il comprit qu’un instant d’inadvertance était nécessaire entre le vendeur et l’acheteur. Il trouva dans sa maîtrise de la rela­tion commerciale, une juste compensation à l’humiliation quotidienne et au mépris habituel.

Ce que Sol craignait arriva. La maison se retrouva sans homme, et surtout sans l’intime et douce présence d’Issachar. Petit à petit, ses relations avec Simha se détériorè­rent. Tout était devenu prétexte à dispute.

  • Sol, tu as oublié le sel !
  • Sol, où est la grosse aiguille ?
  • Sol, passe le fil dans le chai !
  • Sol, tu te moques de moi, fille de juifs, juive délavée !

Sol se taisait, au début, ou se contentait de répliques naïves et parfois ironiques. Mais, petit à petit, les remarques acerbes de sa mère suscitaient des réponses de plus en plus rudes, avec une voix de plus en plus forte. Les querelles ne duraient pas. L’atmosphère s’adoucissait avec le retour des hommes, bien que l’éclat de la colère demeurât visible sur les visages. Ce qui n’échappait pas au regard expert de Haïm.

Heureusement pour Sol, la nouvelle situation d’Issachar était comme une fenêtre qui ouvrait son imagination sur l’extérieur.

Chaque fois qu’il revenait du travail, il apportait des nouvelles du monde, des juifs, du commerce et des chré­tiens. Des nouvelles qui suscitaient l’étonnement, la peur et l’intérêt…

Parmi les récits étranges qu’Issachar amena dans son couffin, il y eut celui de sa rencontre avec un juif noir qui s’appelait Abraham et que ses amis dénommaient Bihi. Il l’avait vu à la synagogue. Il lisait l’hébreu comme le rabbin. Sa voix douce et forte suscitait l’admiration, l’émotion et la confiance. En plus, il semblait connaître les prières, les psaumes et les commandements. Il les appliquait tous, respectait les règles de la casherout, le Shabbat et les fêtes. Il n’était pas né juif. Personne ne l’avait obligé à devenir juif. C’est lui qui avait demandé au rabbin Sarfati de Fès de l’instruire. Après plusieurs années d’études, d’applica­tion et de questionnements, il avait demandé au rabbin de l’éprouver. Un juif noir? Mais comment?

Le sultan l’avait offert à Makhlouf Gdalia, un des marchands chargés de la sacoche du roi, célèbre pour ses qualités particulières de négociateur, son intelligence, et son tempérament gai, surtout quand il avait bu. Il fut élevé avec toute la famille, vécut la même vie jusqu’au jour où il annonça son désir de participer à toutes les célébrations religieuses.

Makhlouf eut peur. Les juifs sont des Dhimmis, sont trai­tés comme des esclaves et les esclaves, seuls les musulmans pouvaient en posséder. Alors, un juif noir ? On pourrait le tuer. Makhlouf, lui-même pourrait être sanctionné. Il pourrait perdre sa situation, ses propriétés et sa famille pourraient être dispersées et…

Bihi n’avait aucun souvenir des conditions de son arrivée au pays. Peut-être des marchands d’esclaves qui sillon­naient le désert et s’enfonçaient dans les profondeurs sahariennes l’avaient-ils amené et traîné avec les caravanes de femmes, d’enfants et d’hommes aux muscles fortement tressés ?

Peut-être des chasseurs d’hommes l’avaient-ils échangé contre une plaque de sel ou une pièce de tissu de soie ? Ou alors, avait-il été vendu sur la place du souk Benkirane, le marché aux esclaves ou dans un marché de beftiaux comme cela se faisait dans les campagnes ? Un marchand ou un chef de tribu l’avait-il offert au sultan ?

Ce qui demeurait marqué dans son corps et les profon­deurs de son être, c’était l’émotion qu’il ressentait à l’écoute des rythmes Gnaoua. Il ne comprenait rien aux paroles africaines mêlées aux invocations marocaines, mais il distinguait, au-delà de l’expression trépidante en apparence, la grande souffrance et la douleur intime des chanteurs. Il partageait leur douleur et la trouvait proche de celle des juifs.

 

Saïd Sayagh L'autre Juive Roman

Saïd Sayagh L'autre Juive Roman

SOL aussi était tombée malade. Elle avait rendu toutes ses entrailles. Ses lèvres avaient viré au bleu, et son corps enflammé tremblait comme une feuille au vent. Elle pleura en voyant tout ce qui descendait de sa gorge. Le rabbin avait son petit mot sur le sujet:

« Il y a six catégories de larmes. Trois sont bonnes, les autres sont mauvaises. Les premières sont occasionnées par le rire, les fruits et l’encens. Les trois autres sont causées par la colère, la tristesse et le surmenage des intestins. » Elle fut surprise par les paroles du rabbin et crut, dans sa candeur enfantine, qu’il parlait d’elle.

Elle fut étonnée de l’attitude de Simha qui ne la quittait plus, la cajolait, lui prodiguait une tendresse inattendue. Elle apprécia ses caresses dans les cheveux, les chansons de son enfance quelle commençait à oublier. Cette situa­tion lui plaisait. Elle ressentit une sérénité qui l’envahit quand sa mère oignit son dos d’huile d’olive et commença à l’étirer et à la masser. Elle fut surprise de l’histoire quelle lui raconta pour la distraire :

« Cyrus le roi de Perse, du temps d’Esther, était tombé malade. Il désespérait de guérir. Le médecin, le devin et le prêtre se réunirent, échangèrent leurs avis et lui prescrivi­rent comme remède du lait de lionne.

Le médecin se porta volontaire pour aller en chercher. Après des difficultés et des aventures multiples qui avaient failli lui coûter la vie dans les déserts, il parvint à rapporter du lait de lionne. Il se présenta devant le roi et s’adressa à lui vigoureusement :

– Voici le lait de la chienne qui vous guérira !

Le roi se mit en colère et donna l’ordre de couper la tête du médecin. Après avoir absorbé le lait, il retrouva la santé et s’enquit de la situation du médecin. Le chambellan lui répondit :

  • Il est en prison et attend son exécution comme Votre Majesté l’a ordonné.
  • Amenez-le sur-le-champ ! ordonna le roi

On amena le médecin. Il avait les mains entravées, les cheveux en bataille. Amaigri et sûr de mourir, il lança un regard noir au roi et dit :

  • Pourquoi avez-vous ordonné de me tuer? Est-ce parce que je vous ai amené du lait de lionne ?
  • Pas du tout! C’est parce que tu as fait peu cas de ma valeur et tu m’as parlé irrespectueusement.
  • Où est le mal? Même si cela avait été du lait de chienne !

Le roi comprit qu’il allait commettre un péché impar­donnable. Il gracia le médecin et le combla de ses dons. »

Sol s'est toutefois rendu compte que celui qui lui apportait le plus de gaîté,c’était Issachar. Bien que les histoires qu’il lui ramenait de l’extérieur étaient souvent épouvantables. La dernière était comme une foudre tombée d’un ciel bleu et ne tarda pas à devenir l’objet de toutes les conversations et des préoccupations, bien au-delà de la maison Hachuel, des juifs, des musulmans et de tout le pays.

« Les Français sont entrés en Algérie ! »

 

Une stupeur et une panique semblables à celles qui avaient accompagné l’exode d’Espagne s’installèrent.

Certains habitants de Tanger, fortement émus, se mirent à hurler comme des fous, à se taper la tête contre les murs. Les femmes se lacérèrent le visage, pleurèrent. Elles multi­plièrent leurs invocations des saints pour qu’ils protègent leurs enfants et leurs familles. Les sectateurs des diverses zaouïas chantèrent :

O saint, par le Prophète et ses compagnons, ressuscite l’Islam

Défais l’infidèle. Dieu, donne-nous la victoire et réduis l’armée des impies.

O combattants, par Dieu, les infidèles n’occuperont point votre pays.

Les récits de combats se multiplièrent avec des variantes. Mais les horreurs ne changeaient pas d’un récit à l’autre. L’armée française avait bousculé les soldats musulmans et avait atteint Tlemcen.

Les habitants de cette ville avaient envoyé plusieurs déléga­tions au sultan, renouvelant leur beya, allégeance, et deman­dant la protection qui était accordée à leurs ancêtres.

Les délégués rencontrèrent les faquihs de l’université reli­gieuse Qaraouiyine et insistèrent pour obtenir des fatwas en soutien à leurs demandes. Les prières se succédèrent dans les mosquées. Les sermons du vendredi prirent des tons agités, réclamant le Jihad. Le sultan Moulay Abder- rahman craignit que les exigences des savants musulmans ne se transforment en appel à rompre l’allégeance au profit d’un sultan du Jihad.

 

La panique ne s’empara pas des seuls musulmans. Les juifs aussi furent atteints. Les Andalous n’avaient pas oublié la tragique expulsion d’Espagne, bien qu’il s’agisse, cette fois, des Français de Tsarfat, le pays du génial Rashi qui jadis ressuscita l’hébreu d’une mort certaine.

Le sultan fut obligé de satisfaire aux demandes insis­tantes des faquihs de Fès. Il décida, contraint et forcé, de se confronter aux Français. Cette décision marqua le début d'une incessante campagne de mobilisation dans les mosquées et les souks. À l’occasion de toutes les cérémonies et les célébrations, funérailles, pèlerinages et mousseras, les harangues se multiplièrent, ainsi que les fatwas et les recommandations diverses.

Même les corsaires de Salé reprirent du service, réarmè­rent leurs navires, en cale sèche dans les différents ports depuis l’interdiction de Moulay Slimane. Ils s’attaquèrent à des bateaux autrichiens. La marine de ce pays répliqua violemment et détruisit la flottille pirate dans le port de Larache. Ce fut la fin des fameux corsaires de Salé. Le Makhzen comprit que la guerre de course n’était plus rentable, depuis que la force des nations chrétiennes avait commencé à dépasser celle des musulmans et que leur nombre et leurs armes se multipliaient. Il ne pouvait en récolter que le malheur. Tout le contraire de ce qu’il pouvait gagner de la coexistence avec tous les autres peuples et des échanges commerciaux, dans un monde de paix et de respeét. Certains faquihs et courtisans pensaient, eux, que cette cohabitation avec les chrétiens était contre la sunna du Jihad.

 

Saïd Sayagh L'autre Juive Roman

Page 63

Saïd Sayagh L'autre Juive Roman

 

Saïd Sayagh

L’autre Juive

Roman

Elle était très belle, Sol, Zoulikha en arabe, la jeune fille juive tangéroise.

Elle s’était liée d’amitié avec une voisine musulmane, Tahra, chez qui elle se rendait quand elle n’en pouvait plus des remarques de sa mère.

Un jour, Tahra informa le pacha que la petite Sol voulait se convertir à 1 Islam. Devant le pacha, Sol nia toute intention de laisser la foi de ses ancêtres. Elle fut condamnée à mort pour apostasie.

Elle devait avoir entre quatorze et seize ans. Sa famille, ainsi que la communauté j uive de Tanger, souhaitant la sauver, lui conseillèrent de se convertir en apparence et portèrent l’affaire devant le sultan.

Moulay Abderrahmane, le sultan du Maroc, à l’heure où la France conquit l’Algérie, plia sous la pression des faquihs musulmans et confirma la condamnation à mort.

Le courage de la jeune fille marqua les esprits de l’époque, musulmans compris. Ce roman s’inspire d’un fait historique : le martyre d’une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834.

L’auteur est né à Meknès dans une famille aux origines complexes, descendants de juifs convertis à l’Islam, chez qui se mêlent les héritages de Fès, de Mogador, de Tétouan, de Tanger, d’al Andalous et de l’Atlas.

Historien, il a soutenu une thèse publiée aux éditions du CNRS en 1986. Agrégé d’arabe, il enseigne cette discipline à Montpellier.

 

Suite de la page 63

 

Dans les confins de l’Est, les escarmouches ne s’arrêtèrent pas. Le gouverneur Houmman el-Jirari envoya lettre sur lettre au sultan pour l’avertir de la colère et de l’impa­tience des tribus Angad, Hamian, Ait Iznassen, Doui Mnia et autres Oulad Jrir. Il lança des appels à secourir les musulmans et libérer la terre de l’Islam souillée par les chrétiens. Toutes les provinces furent atteintes par ce mouvement. La Siba, dissidence, gagna du terrain. Les tribus Oudayas qui soutenaient le Makhzen se révoltèrent, suivies par d’autres tribus. Même les esclaves Boukharis qui n’avaient pas reçu leur solde entrèrent en dissidence, vendirent leurs chevaux et se vengèrent des violences et déplacements forcés dont ils avaient souffert.

Le trésor du Makhzen commença à se vider; les impôts ne rentraient plus et les difficultés s’accumulaient pour le grand palefrenier, ministre de la Guerre. Le syndic des Oumana, trésoriers, qui faisait office de ministre des Finances reporta, pour l’exemple et pour le maintien de la tradition, sur les ports et les juifs toute la charge fiscale. De leur côté, les Tangérois commencèrent à ne plus supporter ni les commerçants chrétiens dont le nombre augmentait, ni les missions européennes dès lors que le sultan avait signé, avec les Anglais, un pacte qui obligeait chaque État à assurer la sécurité des ressortissants de l’autre État résidant sur ses terres.

Les habitants de Tanger considérèrent cela comme une souillure de la terre musulmane. Ils assimilèrent les contacts des juifs avec les étrangers à une rupture du pacte de la Dhimma qui interdit l’alliance avec les enne­mis de l’Islam. Leur colère augmenta d’autant plus qu’ils pensèrent qu’un certain nombre de commerçants juifs devenaient de plus en plus puissants et exerçaient une influence grandissante sur le pacha, chargé par le sultan des relations avec les nations chrétiennes.

Pire que cela, certains juifs ne respectaient plus la règle de la Dhimma, s’habillaient comme les chrétiens, ne mettaient plus la chéchia et la djellaba noire. Il y en a

meme qui ne quittaient pas leurs babouches en présence du pacha 

Et, parmi les dernières nouvelles en provenance de Fès, on apprenait que deux adeptes de la zaouïa Derqaouïa avaient été tués à Oran, alors qu’ils haranguaient la foule pour 1e Jihad contre les Français.

Un jour radieux comme le sont les jours du printemps, lssachar revint, haletant, à la maison.

Quest-ce qui t’arrive? lui demanda Sol

-J’ai vu des mokhaznis qui frappaient Saadia Benattar le cordonnier, sur le dos.

־ Malheur, Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il a fait, le pauvre ?

  • Ils lui ont infligé huit cents coups. Il n’avait plus de peau. Il hurlait, hurlait… et s’est évanoui.
  • Mais pourquoi ? Dis-moi pourquoi ?
  • Un espagnol a été attaqué par des coupeurs de routes qui lui ont dérobé son argent.
  • Saadia, qu'est-ce qu’il a à voir avec cette histoire ?
  • Les mokhaznis ont trouvé, à l’endroit où l’espagnol a été attaque, une babouche que Saadia avait fabriquée…
  • C est son travail. Il est cordonnier.
  • Ils lont frappé pour qu’il leur dise à qui il avait vendu la babouche. Mais lui ne savait plus.
  • Et après ?
  • Les juifs sont arrivés et l’ont ramassé. Il était comme mort, ses jambes et ses côtes cassées.
  • Le pauvre ! Comment va-t-il faire ? Comment va-t-il faire pour nourrir ses enfants ? C’est l’arbitraire !
  • Tous les jours, il y a des affaires comme celle-ci. Nous n’y pouvons rien.
  • Et ils se turent…
  • Les actes arbitraires étaient innombrables.
  • Shamoun s’était querellé avec un musulman. La foule l’avait lynché, lui avait arraché la langue et laissé dans une mare de sang. Le prétexte invoqué était qu’il avait injurié l’Islam.
  • Shlomo qui avait nommé un tuteur musulman pour une transaction commerciale avait perdu son capital et les bénéfices. Le tuteur avait nié son engagement.
  • Sans parler des bandes qui kidnappaient les enfants et réclamaient des rançons. Beaucoup d’enfants étaient violés, comme le voulait l’usage avec les prisonniers chrétiens en attente de rachat. Des fois, certains notables s’en chargeaient et les élevaient dans la foi musulmane
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Saïd Sayagh L'autre Juive Roman

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Saïd Sayagh L'autre Juive Roman

Les vents d'ouest frais et humides s’étaient arrêtés. Les vents d’est, chauds et secs, avaient commencé à dissiper l’humidité des saisons pluvieuses.

Le corps de Sol ne supportait plus le moindre bout de la robe légère quelle portait. Même la tunique en coton blanc, gorgée de vapeur, ne pouvant plus absorber la sueur ruisselante, commençait à irradier la chaleur qui s’ajoutait à celle du corps. Sol en était dégoûtée.

Elle défit la ceinture jaune en fil de soie, attachée à sa taille. Le pantalon bouffant glissa sur ses pieds. Elle le quitta, le plia, l’aplatit sous l’oreiller et s’allongea d’un mouvement lent sur la natte recouverte d’un drap blanc.

Elle entrevit, dans une semi-conscience, une aiguière qui déversait de l’eau, dans un bruit lent et doux. La vision la calma et la rafraîchît.

Elle voyait de l’eau douce et fraîche lui couler sur les pieds, glisser sur ses jambes, entre les cuisses, pour s’arrêter sur son ventre. L’image de l’eau s’estompa, alors qu’un plaisir doux et humide commença à s’emparer lentement de tous ses membres.

Elle eut l’impression de devenir tout entière un fruit juteux, rouge comme la chair de pastèque mûre; passa le bout de sa langue sur ses lèvres et eût l’impression de siroter du jus de grenade.

Ses fesses commencèrent à ondoyer dans un mouvement voluptueux; et un relâchement profond du fond de son intimité recouvrit la rondeur de son bassin.

Elle étendit sa jambe droite, s’étira vigoureusement et se réveilla brusquement. Sa poitrine fut prise d’une étrange impression de manque. Elle ressentit une douleur légère ; les stries torsadées de la natte s’étaient incrustées dans le bas de sa cuisse laissant un dessin profond sur sa peau. Cette sensation d’ébullition de son corps la tourmenta. Elle hésita longtemps à en parler avec sa mère. Elle ne savait pas comment se comporter avec cette vague impres­sion de péché, quelle n’avait pas commis mais qui s’empara d’elle. La chose lui semblait trop lourde chaque fois quelle décidait d’en parler avec sa mère. Elle finit par renoncer.

La maison de Benchimol l’interprète ressemblait à une ruche, animée de grouillements et de bourdonnements incessants. Le rez-de-chaussée, dans l’étroitesse de sa petite surface, ne pouvait contenir tous ceux qui lavaient à grande eau, ceux qui épongeaient, ceux qui dressaient les tapisseries murales couleur de henné décorées en leur centre d’étoiles à six branches vertes…

Les pièces de l’étage étaient pleines, de même que l’étaient les petites pièces gagnées sur l’espace non utilisé de la maison Tolédano voisine. Toutes les pièces furent meublées de divans et de tapis ras, le sol de la terrasse fut recouvert de tapis à poil long et une grande tente fut dressée pour protéger les cuisinières de la flamme dardée du soleil.

Esther,la fille Benchimol allait se marier et cela allait durer plusieurs jours. Les festivités commençaient le dimanche dit « du tissu blanc », car les femmes appartenant à la famille du fiancé rendaient visite, chargées de cadeaux, à la fiancée, chez ses parents. Elles enduisaient sa tête de henné, l’apprêtaient de la kassoua Lkbira, les vêtements de grand apparat et lui recouvraient la tête d’un tissu blanc quelle devait garder une nuit entière. Le lendemain, le fiancé nouait sept fois le morceau de tissu et l’uilisait comme ceinture jusqu’au shabbat dit de la vue. C’était l’oc­casion pour la fiancée de remercier les filles de la famille du fiancé avec des cadeaux. Le matin, après la prière de Shaharit, le fiancé était accompagné de sa famille et de ses amis, dans un cortège bruyant et joyeux, scandant des chants et des prières.

Le lendemain, la fiancée recevait des plateaux chargés de pains de sucre, de henné et de cadeaux divers. Le soir, elle recevait un œuf, du miel, du coton blanc étincelant, des bijoux en or et pierres précieuses. Puis, on cassait l’œuf sur la tête de la fiancée avec une clef pour augurer du bonheur et de la fortune. Le jour d’après, les femmes lui décoraient les mains et les pieds avec du henné et la paraient de tous les atours pour la rédaction de la ketouba.

La nuit suivante, nuit du henné, les femmes commencè­rent à vêtir Esther de la kassoua lkbira et l’assirent, dans  l’attente du fiancé, sur un divan surélevé.

Elles ajustèrent la jupe en filigrane sur des jupons bouf­fants, mirent le corselet en velours vert ouvragé de fils d’or. Elles le couvrirent du plastron brodé de fils de soie, entourèrent sa taille d’une ceinture en or sertie de pierres précieuses, puis la couvrirent d’un voile brodé avant de la couronner avec un diadème en or. Elles ornèrent ses bras de bracelets, lune et soleil en or et argent, puis lui enfilèrent la bague œil-de-chat. Elles finirent par la voiler de blanc.

Alors que la fiancée trônait, entra un groupe d’amis de Benchimol. Ils étaient habillés à l’européenne. À peine installé, un homme à l’allure distinguée dans son uniforme d’apparat sortit un carnet, une mine de plomb et quelques pinceaux qu’il trempa dans des tubes de couleurs aqueuses et délavées. Il commença à dessiner rapidement, avec une maîtrise et une précision qui étonnèrent Sol. Elle s’appro­cha de lui et se pencha par-dessus l’épaule du dessinateur pour voir ce qu’il faisait. Il tourna la tête dans sa direction. Leurs regards se croisèrent. Il lui sourit. Elle lui rendit le sourire avec des yeux brillants de candeur et d’étonne­ment. Il replongea dans ses carnets, les noircissant et les colorant.

Il croqua la maison, les musiciens, les danseuses, les paru­res, les corps, les yeux. Il esquissa les vêtements, la kassoua Ikbira et dessina la fiancée…

  • C’est Esther… s’exclama Sol!
  • .. oui… grommela le dessinateur sans s’arrêter.

Les voix des femmes croisaient celles des chanteurs, les sons du rebec, du luth, du tabla, des tambourins et des derboukas…

Abbatou, abbatou

 Elle l’a emporté

Elle ne l’a point laissé

Il l’a emportée

Il ne l’a point laissée

 

  • Mais, il est en train de dessiner la famille de Benchimol !
  • Oui, et après?
  • C’est interdit !
  • C’est ce que pensent ceux qui ne distinguent pas la réalité de l’ombre. La distinction entre les deux rapproche de la vérité.
  • C'est ton avis, mais qu’en pense le rabbin?
  • C’est lui qui l’a autorisé à dessiner. Et, de toutes les façons, je suis chez moi et c’est ma fille qu’il dessine.

Le peintre ne s’arrêtait toujours pas de dessiner, des centaines de feuilles

, des lignes droites, des courbes, des ombres, des arcs, des traits de visages, des terrasses, des têtes, des yeux, des chevaux, des fantasias assourdissantes et terrifiantes, des sarouels, des fleurs, des pieds, des bras, des cuisses ; comme s’il craignait d’oublier le moindre des détails que ses yeux observaient et que sa mémoire enre­gistrait. Il dessinait vite, écrivait, coloriait. Il créait…

Il dit dans un espagnol plus proche du français que du castillan :

  • Je préfère le visage d’Esther et son teint à ce dessin. Comme je préfère savourer ces pâtisseries au miel plutôt que de les regarder avec avidité. La peinture est comme l’appétit. Elle le remplace. C’est comme la traduction, une langue supplée à l’autre pour exprimer une idée; comme lorsque monsieur Benchimol, 1' interprète, traduit des propos de l’espagnol au marocain. La peinture, cest la traduction sur le papier, des impressions que ma tête retient de ce que j’observe autour de moi. J’ai besoin de plus de vingt bras et de plus de quarante-huit heures par jour pour traduire tout le trouble et toute l’emotion qui m’habitent depuis que je suis à Tanger. Les juives de ce pays sont une merveille. J’ai peur de ne rien faire d’autre que de les peindre. Ce sont des perles du paradis. Et moi, je suis comme quelqu’un qui rêve et qui a peur de perdre ce dont il rêve. Aucun des peintres que je connais n’est capable d’imaginer toute la beauté et tout l’émerveille­ment de ces splendides caractères.
  • Comment t’appelles-tu ?
  • Eugène Delacroix… de France.
  • Ah ! Tsarfat, le pays du grand Rashi.

Il se tut. Sol tourna la tête vers les dessins. Elle les regarda attentivement et s’émerveilla de la manière indicible avec laquelle il faisait ressortir la lumière de la noirceur de son crayon. Elle eut l’impression que l’appétit dont parlait le peintre était palpable dans ses dessins. Elle comprit ce quelle put et écouta attentivement les paroles du peintre :

  • Les fêtes chez vous expriment fidèlement les senti­ments les plus profonds, les plus authentiques et les plus anciens, ancrés dans la mémoire de l’humanité au point que la forme de la joie se confond avec le sentiment quelle illustre.

Sol se joignit au reste des invités et répliqua avec eux aux modulations des musiciens.

Abbaha, abbaha.

 

Saïd Sayagh L'autre Juive Roman

Page 72

19/06/2023

 

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