Les veilleurs de l'aube-V.Malka


Les veilleurs de l'aube-V.Malka

רבי דוד בוזגלו מבדיל על הכוסLES VEILLEURS DE L'AUBE – VICTOR MALKA

On l'a parfois comparé à Ray Charles, en ver­sion orientale. Non seulement parce qu'il était aveugle mais aussi parce qu'il avait une voix qui réveillait les cœurs. Le rabbin David Bouzaglo (1903-1975) a été et continue d'être pour tous les juifs marocains, qu'ils soient installés en France, au Québec, en Israël ou au Maroc, un modèle et une référence. Poète, rabbin et chantre, il a dirigé durant des décennies, la tra­ditionnelle cérémonie dite des bakkachot (supplications) au cours. de laquelle les juifs d'Orient et singulière­ment ceux de l'Empire chérifien se réveillent avant l'aube pour chanter dans leurs syna­gogues des textes et des poèmes religieux sur des airs de musique andalouse

Les thèmes ésotériques et leurs symboles font donc leur entrée dans la poésie liturgique des juifs marocains. On y fait référence à des concepts venus de Tibériade et de l'école de Louria. On y traite par exemple du guilgoul (la transmigration des âmes) et de l'influence des astres. On médite d'abondance sur la prière et les préparatifs, ainsi que l'intention qui doivent la précéder, ce que les kabbalistes nomment la kavvana. Des poèmes sont consacrés à une défense et illustration de la théorie des Dix Séfiroth, les émanations de Dieu dans le monde. On y débat notam­ment sur le fait de savoir si ces Séfiroth sont l'identité même de Dieu ou si elles ne sont que des instruments à travers lesquels Dieu agit dans le monde. On y évoque l'univers des démons et des fantômes. Les poètes maro­cains se mettent à imiter les œuvres d'Israël Najara, poète kabbaliste s'il en fut, devenu pour le coup leur modèle et leur inspirateur en chef. On écrit sur les cérémonies d'ac­cueil du shabbat en y faisant référence à l'antique légende selon laquelle deux anges (appelés les anges de la paix) accompagnent le père de famille le vendredi soir de la sortie de la synagogue jusqu'à son domicile. On consacre encore plus de poèmes et de chants à l'autre cérémonie au cours de laquelle on prend congé, le samedi soir, de la journée sainte.

Dans un autre chant, on fera écho à une légende de la Kabbale qui veut qu'en cet instant solennel de clôture du shabbat (et qui sépare le samedi des jours ordinaires), le prophète Élie lui-même soit assis sur l'Arbre de Vie. Ce qu'il y fait ? Eh bien, il note – dit poétiquement la légende – le détail des œuvres des âmes pieuses qui ont observé plus ou moins scrupuleusement le shabbat.

Un poète, Simon Labi, qui vit à Fès depuis sa tendre enfance, après l'exil espagnol, écrit en Libye où il s'ins­talle un hymne consacré à rabbi Chim'on Bar Yohaï, le maître de la Mishna dont le Zohar note scrupuleusement les propos et raconte, en araméen dans le texte, les faits et gestes. Ce poème sera adopté par tous les foyers juifs et y sera chanté – sur des airs différents selon les villes et les pays, mais aussi selon l'inspiration du chef de famille – en introduction du repas du vendredi soir. On a signalé plus haut qu'un autre grand maître de Safed, Rabbi Chlomo Alqabetz, rédige un poème, Lekha Dodi, sur le thème de l'accueil festif du shabbat. Ce poème fait réfé­rence à une célèbre légende talmudique (Traité Shabbat 119 a) selon laquelle Rabbi Hanina se couvrait, le ven­dredi soir, de son talit (le châle de prière) et sortait de chez lui en disant à haute voix à la cantonade : « Allons a la rencontre de la reine Shabbat. » Il faut signaler que ce poème s'est très vite répandu – et jusqu'à nos jours – dans toutes les communautés juives du monde. En voici ceux strophes :

A la rencontre du shabbat, allons. Il est source de béné­dictions. Depuis longtemps, dès le début, il a été sanctifié. Il existait dans la pensée de Dieu dès le commencement. […] Sanctuaire du Roi, ville royale, redresse-toi, sors du milieu des ruines. Tu as trop longtemps séjourné dans la vallée des pleurs. Dieu t'a prise en pitié.

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On l'a parfois comparé à Ray Charles, en ver­sion orientale. Non seulement parce qu'il était aveugle mais aussi parce qu'il avait une voix qui réveillait les cœurs. Le rabbin David Bouzaglo (1903-1975) a été et continue d'être pour tous les juifs marocains, qu'ils soient installés en France, au Québec, en Israël ou au Maroc, un modèle et une référence. Poète, rabbin et chantre, il a dirigé durant des décennies, la tra­ditionnelle cérémoniרבי דוד בוזגלוe dite des bakkachot (supplications) au cours. de laquelle les juifs d'Orient et singulière­ment ceux de l'Empire chérifien se réveillent avant l'aube pour chanter dans leurs syna­gogues des textes et des poèmes religieux sur des airs de musique andalouse

Mais ces poètes hébraïques développent-ils des thèmes profanes, ainsi que le fait à Cordoue Dounash ben Labrat, disciple de Saadia Gaon, même s'il rencontre, ce faisant, m grand nombre d'oppositions et d'hostilités ? Ont-ils recours, comme les poètes juifs et arabes d'Al Andalous, a des sujets comme le vin, l'ivresse, le jeu, l'amour, l'érotisme, l'amitié, les voluptés, la nature? Haïm Zafrani a raison d'écrire que :

le poète juif marocain ne connaît pas les rêveries de la vie dans les grands espaces, les horizons lointains, la grâce ou la rudesse des paysages, le spectacle coloré des champs ou de la terre aride. Les paysages intérieurs qui sont ses états d'âme, ses préoccupations théologiques et spirituelles, tiennent, dans sa poésie, la place qu'ailleurs occupe la nature, limitée ici par les horizons étroits du mellah

Les poètes de l'âge d'or espagnol, eux, à l'image de leurs collègues musulmans et chrétiens dans la région, n'écrivent pas que sur des thèmes religieux. Ils consacrent aussi une partie de leur poésie à des thèmes dits profanes. Le plus grand d'entre eux, Yehouda Halévy, chante ainsi la femme de son cœur :

Elle était comme un soleil, Qui, se levant à l'horizon,

Rougit les nuages de l'aube du bûcher de sa lumière.

Et, dans un autre poème, il s'exclame :

Depuis notre séparation je ne puis trouver plus belle que toi

Je me nourris d'une pomme rouge

Dont la senteur est celle de ta bouche

 Dont la forme est celle de tes seins.

 Sa couleur est celle du rubis de tes joues.

Un autre poète, Moshé Ibn Ezra (1055-1135), ira plus loin dans l'érotisme :

Plonge ton cœur dans les plaisirs

Danse et réjouis-toi, bats des mains et bois

 Et frappe à la porte de la belle.

Il arrive aussi que Yehouda Halévy produise des poèmes énigmatiques, dans le style des devinettes. C'est ainsi qu'il propose à ses lecteurs de découvrir dans l'énigme de ce quatrain la plume de tout écrivain :

Qui est fine, menue et lisse,

Muette et parlant avec force,

Tuant des personnes en silence,

Et crachant son sang de sa propre bouche ?

Salomon Ibn Gabirol, lui, se penche sur lui-même et sur son statut de poète :

La poésie est mon esclave,

Je suis le violon de tous les chanteurs et musiciens,

Ma chanson est comme une couronne aux rois,

 Voilà qu'à l'âge de seize ans,

 Mon cœur a la sagesse d'un octogénaire.

Rien d'équivalent chez ces auteurs juifs en terre d'islam. Un poète marocain du xviie siècle, le rabbin Moïse Aben Sur, s'explique à cet égard sur l'objectif qu'il se fixe en écrivant des poèmes. Il note en introduction à ses compositions poétiques réunies sous le titre Tziltzetél Chama' (Cymbales sonores) : «Le chant doit être sans nulle réserve une œuvre pieuse, désintéressée, accomplie pour le Nom de Dieu. » Au fond, il assigne au poème synagogal la même vocation que la prière qui doit être faite lichmah, pour elle-même et de manière totalement désintéressée.

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On l'a parfois comparé à Ray Charles, en ver­sion orientale. Non seulement parce qu'il était aveugle mais aussi parce qu'il avait une voix qui réveillait les cœurs. Le rabbin David Bouzaglo (1903-1975) a été et continue d'être pour tous les juifs marocains, qu'ils soient installés en France, au Québec, en Israël ou au Maroc, un modèle et une référence. Poète, rabbin et chantre, il a dirigé durant des décennies, la tra­ditionnelle cérémonie dite des bakkachot (supplications) au cours. de laquelle les juifs d'Orient et singulière­ment ceux de l'Empire chérifien se réveillent avant l'aube pour chanter dans leurs syna­gogues des textes et des poèmes religieux sur des airs de musique andalouse.

Le poème religieux (le piyout) a toujours une fonction éducative et liturgique. C'est pourquoi il est en perma­nence lié au chant et à la musique. Et cela est conforme à ce qu'écrivait le roi David lui-même, patron et mentor des poètes et des chantres : Poésie et chant sont pour moi tes préceptes dans ma demeure passagère (Ps 119, 54). Au demeurant, chant et poésie mariés tous deux à un air se disent d'un même mot en hébreu : chir. Comme si tout poème devait être porteur d'une musique qui lui soit propre. Par le chant et la poésie, mélangés dans une sorte d'alchimie, les veillées shabbatiques ont pour objectif de raffermir les liens sociaux des membres de la communauté et de préserver leur identité spirituelle et religieuse.

La musique qui accompagne ces poèmes est toujours vocale. C'est une liturgie qui se passe d'orgue, de luth ou de harpe. Quand ce ne serait que parce que ces poèmes sont le plus souvent chantés le jour du shabbat (ou durant des fêtes) et que l'utilisation du moindre instrument de musique est, ce jour-là, interdite par la loi. C'est une musique qui n'a jamais été écrite. Traditionnelle, elle se transmet du maître à ses disciples et du père à ses enfants. Une légende rabbinique ne fait-elle pas dire à Dieu s'adressant aux enfants d'Israël : « Bien que vous m'ayez glorifié par les harpes et les lyres, c'est le son de vos voix qui m'est le plus agréable » ?

Dans l'analyse qu'il fait (dans Le Chant des nations) de la poésie des juifs face à celle des gentils, le poète andalou du xiie siècle, Abraham Ibn Ezra, établit, non sans finesse et avec un grand sens de l'observation, ce qu'il considère comme un état des lieux des thèmes poétiques :

Les poètes d'Ismaël chantent l'amour et les voluptés ; les Iduméens, les guerres et les batailles vengeresses ; les Grecs, les sciences et les spéculations de l'intelligence ; les Indiens, les proverbes et les énigmes. Quant aux Israé­lites, ils glorifient dans leurs hymnes et leurs cantiques le Seigneur des Armées.

Mais rien n’empêche évidemment ces poètes d'évo­quer, ainsi qu'on l'a noté plus haut, les douleurs de leur vie quotidienne : telle razzia dans un quartier juif, telle catastrophe naturelle détruisant une partie de la commu­nauté, tel tsunami dans la petite ville de Sefrou ou encore telle jeune vierge juive, dans le nord du pays, préférant la mort à la conversion à laquelle on veut la contraindre. Les poètes assument pour le coup, sans l'avoir cherché, le rôle d'historiens de l'instant. Leurs poèmes deviennent d'une certaine façon des documents d'information qu'ils lèguent aux générations futures et à leurs historiens profes­sionnels

Pour se faire comprendre avec clarté de leurs fidèles et des auditeurs de ces veillées shahbatiques, dans le but d'atteindre ceux des juifs qui ne comprenaient pas l'hébreu, il arrive que ces rabbins-poètes écrivent leurs poèmes directement en judéo-arabe. Il faut dire que la langue arabe qu'ils utilisent est en partie une langue en lambeaux, une sorte de fourre-tout. Les juifs du pays n'ont pas eu l'occasion d'apprendre l'arabe classique, que leurs col­lègues et coreligionnaires en Espagne maniaient avec un rare bonheur, même s'ils le transcrivaient uniquement en lettres hébraïques. Leur arabe est un jargon où l'on trouve entre autres des mots bibliques, des formules talmudiques, des termes castillans venus directement de l'Andalousie. Le tout est mélangé de sorte que le locuteur ne sait pas toujours ce qui, dans son expression, appartient à telle source et ce qui provient plutôt de telle autre. Ajoutons que la prononciation de l'arabe par les juifs du pays (ce n'est pas le cas pour ceux qui ont habité l'Irak, l'Égypte, la Syrie ou le Liban) est très approximative. On y confond allègrement le « ch » avec le « s », le « z » avec le « j », le « ou » avec le « o », etc. 

Amor Abitbol (1782-1853) président du tribunal rabbinique de Sefrou, une petite ville voisine de Fès (et que l'on appellera la petite Jérusalem du Maroc, en raison du grand nombre de ses rabbins), écrit un poème devenu depuis lors célèbre. Il y appelle les fidèles à retrouver la voie de l'amour de Dieu et à faire retour à la religion. Le poème est intitulé en arabe Toubou l'- Allah ya nass.

Poètes de l'espérance

Mon père chantait régulièrement à ses enfants réunis à table ce poème au cours du repas shabbatique du vendredi soir.

Mais il peut aussi se faire que le poète « tricote » son œuvre et fasse rimer harmonieusement un vers hébreu avec un autre arabe. Ces poèmes appartiennent – ainsi qu'on l'a vu – à un genre appelé matrouz et deviennent des chants populaires très appréciés. L'un d'entre eux figure désormais dans toutes les anthologies de poésie juive marocaine.

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On l'a parfois comparé à Ray Charles, en ver­sion orientale. Non seulement parce qu'il était aveugle mais aussi parce qu'il avait une voix qui réveillait les cœurs. Le rabbin David Bouzaglo (1903-1975) a été et continue d'être pour tous les juifs marocains, qu'ils soientרבי דוד בוזגלו מבדיל על הכוס installés en France, au Québec, en Israël ou au Maroc, un modèle et une référence. Poète, rabbin et chantre, il a dirigé durant des décennies, la tra­ditionnelle cérémonie dite des bakkachot (supplications) au cours. de laquelle les juifs d'Orient et singulière­ment ceux de l'Empire chérifien se réveillent avant l'aube pour chanter dans leurs syna­gogues des textes et des poèmes religieux sur des airs de musique andalouse.

Ces rabbins ne manquent pas, par ailleurs, de composer des poèmes spécifiques aux principales fêtes religieuses (Pessah, Souccot, Chavouoth). Et ces poèmes deviennent partie intégrante du rituel. Les fidèles les connaissent par cœur parce qu'ils reviennent dans les oratoires année après année et qu'aucun office n'est envisageable sans que le public les reprenne en chœur. Il n'est pas rare que le poète lui-même prenne l'initiative de chanter à la syna­gogue le poème dont il a achevé la composition la veille même. C'est une tradition spécifique au judaïsme d'Orient. Elle est inimaginable dans les milieux du judaïsme occiden­tal. Hanania Dahan, qui a analysé l'ensemble de ces poèmes circonstanciels, écrit :

Les juifs du Maroc sont probablement les seuls dans l'histoire des communautés juives à posséder des poèmes et des chants spécifiques aux fêtes du calendrier hébraïque, mais également à des événements familiaux comme la bar mitzva ou le mariage

Cet auteur raconte qu'un jour, alors que le grand rabbin du Maroc, Raphaël Encaoua, observait un deuil – il venait de perdre son épouse -, les responsables de la synagogue décidèrent, par égard pour la douleur de leur chef spirituel, de ne pas entonner le chant spécifique à cette journée de fête. Le rabbin se dressa alors au milieu de la synagogue : « Que se passe-t-il donc ? Pourquoi ne chantez-vous pas le chant de la fête conformément à la tradition ? Le deuil qui me frappe est une affaire personnelle.

La fête, elle, doit être fidèlement observée comme à notre habitude

Il arrive aussi que le poète-chantre improvise au cours de l'office un bref chant d'hommage à telle éminence appelée à la lecture de la Loi, à tel rabbin guéri d'une maladie ou de retour d'un long voyage. Des poèmes cir­constanciels sont également chantés à l'occasion d'une bar mitzva, d'un mariage ou de la brève cérémonie au cours de laquelle on procède à la nomination d'une fille qui vient de naître au sein de la communauté. Ces chants – dont la tradition s'est aujourd'hui définitivement perdue dans toutes les diasporas marocaines en Europe et outre- Atlantique – ont pour objectif de souder une communauté, de faire oublier les querelles et les fâcheries qui peuvent éclater entre ses membres. Il s'agit de dire aux uns et aux autres que chacun est responsable pour tous au sein de la collectivité. Il s'agit enfin d'insuffler à chacun l'espérance en des jours meilleurs et la foi en l'arrivée du Sauveur.

Mais de mémoire d'homme, aucun de ces poètes ne se livra jamais à des œuvres de satire ou de moquerie. Ni humour ni ironie. Ni persiflage ni dérision. Ni railleries ni frivolités. Ils laissent volontairement à d'autres le genre léger et mordant. Ils n'ont recours ni à des jeux de mots ni à des formules percutantes contre leurs ennemis. Leurs principes religieux et moraux leur font sans doute considé­rer que la grivoiserie est inconvenante. Que l'humour est incompatible avec le service de Dieu. Aucun de ces poètes ne s'est autorisé à imiter dans sa propre communauté ce que des hommes comme Yehouda Halévy ou Salomon Ibn Gabirol se sont permis de faire dans la leur. Par exemple, se moquer de leur propre pauvreté et de leur misère. Ou bien des dignitaires et des hommes de pouvoir qui les méprisent. Ou encore des gens d'argent eux lorsqu'un pauvre se présente à eux. Pourquoi ? Parce que l'heure n'est pas à la dérision ni aux plaisanteries légères. Elle n'est pas au rire non plus. Plaise au ciel qu'elle ne soit pas à la tristesse, à la dépression et à la désolation ! Parce que l'homme a autre chose à faire dans ce monde. Parce que les psaumes du roi David ont définitivement et une fois pour toutes interdit aux juifs de s'as­socier à la compagnie des bouffons

Dans le panorama poétique des juifs du Maroc, deux noms vont s'illustrer en particulier. Ils occupent, en raison de la qualité de leurs œuvres, de la puissance de leur inspi­ration et du rôle qu'ils ont joué, une place à part dans le panthéon de cette poésie.

Curieusement, comme le poète qui nous intéresse spé­cialement dans ces pages, ils se prénomment tous deux David.

Un prénom prédestiné ?

……suite

 

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רבי דוד בוזגלו מבדיל על הכוס 

On l'a parfois comparé à Ray Charles, en ver­sion orientale. Non seulement parce qu'il était aveugle mais aussi parce qu'il avait une voix qui réveillait les cœurs. Le rabbin David Bouzaglo (1903-1975) a été et continue d'être pour tous les juifs marocains, qu'ils soient installés en France, au Québec, en Israël ou au Maroc, un modèle et une référence.  

Chapitre IV L'héritage andalou

Évoquons d'abord la personnalité de celui qui va mar­quer très fortement ce type de littérature religieuse des juifs du Maroc : David Elkaïm. De tous les poètes qu'a connus, au cours des siècles, le judaïsme de ce pays, il est le plus doué, le plus prolifique, le plus puissant et sans doute le plus original. Il n'est pas une seule des nom­breuses anthologies consacrées à la production poétique de ces communautés – et singulièrement celle connue sous le nom Chir Yedidout, le chant de l'amitié – où ses œuvres ne figurent en grand nombre et au premier plan. Il aura, dans ses très nombreuses compositions, traité des sujets qui ont préoccupé les hommes et les femmes de son peuple et de son époque, vivant dans un environnement social difficile.

Nous sommes dans la deuxième moitié du xixe siècle. La ville de Mogador dans laquelle vit David Elkaïm constitue alors l'une des cités marocaines les plus dynamiques et les plus prometteuses. La communauté juive, notamment, y est ouverte à toutes sortes d'influences culturelles étrangères et d'abord européennes. On y ressent, légèrement certes, un souffle venu de l'étranger. On y parle de temps à autre d'idées qui ressemblent à ce qu'ailleurs on nomme les Lumières. De nombreux juifs qui y vivent sont des citoyens protégés par des ambasades étrangères. Les juifs de nationalité portugaise ou anglaise y sont nombreux. On reconnaît les derniers au grand nombre de locutions anglaises qu'ils utilisent dans leur conversation, même s'ils n'ont pas le moins du monde conscience de ce que les formules how do you do ou sit down ne sont pas du judéo-arabe (comme ils le croient souvent), mais appartiennent bien à la langue de Shakespeare

C'est peu de dire que David Elkaïm n'a pas une vie des plus faciles. Mais qui à l'époque, surtout parmi les juifs, peut en vérité se vanter d'être riche ou même simplement de vivre dans l'aisance ? David, lui, est, avec sa nom­breuse famille, en permanence dans le manque, dans « le rouge », presque au bord de la misère. Comme le furent, ailleurs et en d'autres temps, des poètes-philosophes tels que Salomon Ibn Gabirol ou Abraham Ibn Ezra. Dans la communauté juive de Mogador, on évoque, pour parler de David et de ses difficultés, un proverbe arabe selon lequel « on peut avoir sept occupations professionnelles et pas un sou pour sa subsistance »

Sept métiers ? Il faut dire que de nombreuses fées se sont incontestablement penchées sur le petit David à sa naissance. Il est, raconte-t-on dans la ville, doué dans bien des domaines. On lui prête, entre autres, le don de savoir dessiner, grandeur nature, des portraits, notamment ceux de jeunes couples au moment de leur mariage à la syna­gogue. Bien plus, il arrive que des gens lui demandent de dessiner, en se fiant à sa seule mémoire, le portrait d'un de leurs proches qui vient de disparaître.

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Chapitre IV L'héritage andalou

David a aussi une activité de créateur de mobilier (le mot de designer n'existe pas encore) : il dessine pour des artisans menuisiers et des ébénistes de la ville des meubles originaux qui font la joie de ceux qui lui en passents commande. Nombre d'arches saintes qui contiennent les rouleaux de la Torah dans des synagogues à Mogador ont longtemps été d'abord dessinées puis fabriquées par lui. David se livre également à des travaux, classiques dans le pays, d'enluminure de documents ou de livres de toutes sortes, et d'abord ceux de la tradition juive comme la Bible ou le Zohar. Incontestablement, l'homme a de grandes dispositions artistiques et tout le monde convient de ce qu'il aime, depuis toujours, l'art sous toutes ses formes. 

Et malgré cela, l'homme ne parvient pas à gagner convenablement le pain de ses enfants. Nonobstant la réputation d'homme de l'art qui est la sienne dans toute la ville, il a du mal à joindre les deux bouts et à assurer une vie décente aux membres de sa famille. C'est d'ailleurs lui-même qui le raconte avec tristesse et amertume dans l'un de ses poèmes. Il se plaint de constater que « la sagesse du pauvre est toujours méprisée ». Il laisse entendre qu'on n'a pour lui, notamment parmi ses coreligionnaires, aucune espèce de considération en raison, justement, de la grande pauvreté qui est la sienne. Aussi bien recommande-t-il aux parents qui lisent ses poèmes de prendre soin à n'enseigner à leurs enfants que ce qu'il appelle « un vrai métier » et de ne pas chercher à tout prix a en faire des rabbins ou encore des lettrés ou des disciples des sages.

Tous les poèmes qu'il nous a laissés montrent à l'évidence un homme connaissant à la perfection la Torah et ses commentaires, les légendes du Midrash et les récits du Talmud. Il connaît également la littérature de la Kabbale. ? Polyglotte ? On le dit. Ce qui est sûr, c'est qu'il est, ainsi que nous le verrons, un des poètes juifs du pays qui manient avec le plus de talent et d'exactitude la langue

 hébraïque. Ajoutons qu'à la différence des hommes de sa cmmunauté, il connaît un peu l'arabe classique. Il parle aussi – parce qu'à Mogador, à l'époque, cela s'impose comme une nécessité – le français et l'anglais qu'il a appris à ses heures perdues.

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On l'a parfois comparé à Ray Charles, en ver­sion orientale. Non seulement parce qu'il était aveugle mais aussi parce qu'il avait une voix qui réveillait les cœurs. Le rabbin David Bouzaglo (1903-1975) a été et continue d'être pour tous les juifs marocains, qu'ils soient installés en France, au Québec, en Israël ou au Maroc, un modèle et une référence. Poète, rabbin et chantre, il a dirigé durant des décennies, la tra­ditionnelle cérémonie dite des bakkachot (supplications) au cours. de laquelle les juifs d'Orient et singulière­ment ceux de l'Empire chérifien se réveillent avant l'aube pour chanter dans leurs syna­gogues des textes et des poèmes religieux sur des רבי דוד בוזגלוairs de musique andalouse.

Il commence sa carrière, avant d'entrer en poésie comme on entre en religion, en écrivant et en envoyant à des journaux juifs anglais (Hatzefira et Hayehoudî) des articles sur les différents aspects de la vie quotidienne de ses coreligionnaires du Maroc. Ainsi, un jour, il s'en prend aux diverses influences qui demeurent, selon lui, des traditions du faux messie Shabbtaï Tsvi sur la vie juive locale. Un autre jour, il s'attaque, avec une relative violence, aux rabbins-commis-voyageurs venus de Terre sainte pour récolter des dons et qui se conduisent, à l'en croire, avec brutalité et cynisme avec les habitants juifs de la cité.

Nous sommes dans les années 1885 et David Elkaïm a une trentaine d'années. C'est l'époque au cours de laquelle il commence à écrire ses premières œuvres poé­tiques. C'est aussi celle où – selon le chercheur Yossef Chétrit, de l'université de Haïfa et qui, le premier, a étudié l'ensemble de l'œuvre de ce poète – David Elkaïm prend part à des réunions mi-clandestines que tiennent dans la ville de jeunes lettrés juifs. On y parle hébreu – ce qui, pour l'époque est peu courant et apparaît comme révolutionnaire – et on y débat de toutes sortes de questions, y compris sans doute de problèmes idéologiques. Une sorte de cercle d'études à vocation intellectuelle. Si on ne sou­haite pas donner à ces rencontres la publicité que pourtant elles mériteraient, c'est uniquement dans le souci de ne pas susciter les interrogations de responsables de la communauté juive, mais aussi, peu ou prou, la colère des membres du rabbinat orthodoxe.

D'ailleurs, on ne tarde guère, au sein de la communauté juive, à soupçonner David Elkaïm de prendre de plus en plus de distances avec la pratique. Il filerait, laisse-t-on entendre, un mauvais coton. Il s'éloignerait, pour tout dire, du type de vie qui fut celui de ses pères. On dit  publiquement qu'il a cessé de pratiquer les lois de la Torah, d'étudier et d'observer les commandements reli­gieux. Un soupçon qui provoque douleur et stupéfaction chez le poète. Il n'admet pas cette critique qu'il considère comme la plus grave des diffamations portées contre lui. Il en souffre. Il parle d'un procès injuste qui lui est fait en l'occurrence. Il y réagit dans un poème : « Il y a bien pire : j'ai entendu et j'en suis irrité, j'ai vu et j'en suis inquiet. Le pied d'étrangers me piétine. Et ils n'ont aucun égard pour mon verbe. » Il confirme haut et fort qu'il continue à rester entièrement fidèle à la foi de ses pères. Il repousse les arguments de ses procureurs : « Par le Dieu éternel, créateur de mon corps, je n'ai jamais porté atteinte ; ma religion. Elle a été mon refuge, elle est la canne de ma gloire. […] J'ai aimé la Torah d'un œil ouvert. »

Tout cela ne fait qu'aggraver l'amertume qui est la sienne depuis qu'il a pris conscience de ce que, dans la société où il vit, l'homme pauvre n'a aucune chance d'être considéré et respecté, quelles que soient la sagesse et la coalité de ses écrits. Mais, au fur et à mesure que passent les années, le point de vue du poète se transforme radica­lement : peu lui chaut désormais de ne pas trouver auprès ce ses contemporains, à cause de sa pauvreté, reconnais­sance et considération. Il ne voit plus dans la course aux honneurs que pure vanité, buée des buées. Une activité denuée de la moindre importance et totalement dérisoire. Il proclame partout que seule lui importe désormais « sa poésie, sa belle ». Il ajoute avec apaisement : «  C'est dans les remparts de mes vers que je me réfugie.

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Le poète est confronté au cours de son travail à une autre difficulté qu'il vit comme « une souffrance et une douleur». Il est conscient d'écrire non dans sa langue —maternelle, mais dans une langue étudiée et qu'il s'est à moitié (à moitié seulement) appropriée. Il reconnaît avec amertume, dans un de ses poèmes les plus représentatifs, que l'hébreu le met face à de « grands problèmes ». Pourtant, c'est la langue qu'il aime par-dessus tout, celle dans laquelle il est le plus heureux et le plus épanoui, dit-il. Celle des hymnes qu'il aime à chanter, ainsi que le faisait le roi David. 

Il affirme que l'hébreu qu'il utilise est celui de la Bible mais il a conscience qu'il s'agit là, par la force des choses, à cause de ce qu'ont été les « exils et les errances », « d'une langue courte et qui ne permet pas au poète d'ex­primer totalement la gamme des différents sentiments qu'il peut éprouver ». Il se sent relativement diminué dans ses possibilités, freiné dans ses élans poétiques, prisonnier d'un vocabulaire forcément réduit et parfois inadéquat. Certes, cet hébreu est la langue dans laquelle les prophètes ont jadis parlé au nom  de Dieu, mais il n'hésite pas à ajouter que, à ses yeux, l'arabe est pour lui une langue plus vaste et dans laquelle le poète peut à loisir choisir ses mots. 

Cependant, afin que nul n'en ignore, il écrit coup sur coup deux poèmes où il chante la gloire de l'hébreu et son amour pour la langue de ses origines. En analysant ces deux textes, Yossef Chétrit relève ce qu'il appelle une influence de poèmes ayant paru dans des journaux juifs en Europe. Elkaïm ferait, en outre, une légère allusion à l'œuvre d'Eliezer ben Yehouda qui, en Europe, a entrepris d'œuvrer pour la renaissance de la langue hébraïque. 

Dans un de ces poèmes, David Elkaïm compare l'hé­breu à une rose dans un jardin : « Réveille-toi, langue de vérité, langue claire, pourquoi sommeilles-tu ? Retrouve les jours de ta jeunesse, glorieuse, et n'éprouve pas de honte. 

Voici ce qu'écrit Yossef Chétrit en guise de conclusion à l'étude qu'il consacre à l'œuvre de ce poète :

Nous sommes là confrontés à une poésie qui a des accents personnels particuliers. Nous nous trouvons face à des sources d'inspiration nouvelles et même surprenantes. Bref, nous avons affaire à l'œuvre d'un grand poète qui a réussi à restituer un monde spirituel et culturel, celui d'un artiste et d'un disciple des sages dans une des commu­nautés juives de la fin du xixe et du début du xxe. Il s'agit d'un des plus grands poètes hébraïques en Afrique du Nord, peut-être du plus important d'entre eux.

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« Nous avons enduré les tourments qui précèdent la venue du Libérateur. Mais nul messie n'a volé à notre secours. » Cela aurait pu être le cri de douleur et d'alarme d'un écrivain juif au cœur de la Shoah. Mais c'est le rab­bin-poète marocain David Hassine qui, dans un poème qu'il a intitulé Kina kol milkhama (Élégie pour des bruits de guerre), s'exprime ainsi à l'heure où le mellah et les demeures du quartier juif de Meknès sont saccagés et que des centaines de pillards y violent allègrement de jeunes vierges et s'approprient tout ce qui est à leur portée.

David Hassine est le poète juif du Maroc le plus connu et le plus célébré. Un film racontant sa vie lui a été consacré en Israël par Haïm Shiran, un réalisateur de la telévision, lui-même originaire de la ville de naissance du poète. C'est le célèbre acteur israélien Zeev Revah, fils d'un ancien cantor, qui incarne le personnage du poète.

Hassine naît en 1722. Il a, comme tous les jeunes juifs de cette époque – singulièrement dans sa bonne ville de Meknès -, une formation des plus traditionnelles. Donc etudes à la yéchiva, le collège talmudique, car à quel type d'activités peut se destiner au Maroc un jeune juif en ce xviii siècle ? Le commerce ?

Certes, mais encore faut-il en avoir la bosse. Savoir y faire. Ce n'est assurément pas donné à tout le monde. Sans compter que la profession présente souvent de nombreux risques, surtout quand on n'a pas le sou et qu'il faut, pour ouvrir boutique, s'endetter fortement. Or, David est loin d'appartenir à une famille fortunée. Restent alors les différents métiers qui tournent autour du rabbinat, même si, à l'époque, cette activité confère à ceux qui l'exercent un statut social relativement honorable, elle ne nourrit guère son homme.

 C'est de notoriété publique : on ne peut vivre du seul titre de rabbi. Comme son collègue et homonyme Elkaïm de Mogador, David et sa famille vivent donc dans un relatif dénuement. A cette différence près que David Hassine, lui, est père de dix enfants : neuf filles et un garçon. (« L'argent a tari, écrit-il. Dieu, vois ma misère ! La souffrance d'aujour­d'hui dépasse celle qui fut la mienne hier. »)

Très jeune, David éprouve le besoin d'écrire des poèmes. Lui aussi revendique l'héritage des poètes juifs d'Andalousie. Il place ses pas dans ceux du piyout (le poème religieux) venu d'Espagne. Les maîtres qui l'inspi­rent lui aussi s'appellent, entre autres, Salomon Ibn Gabirol, Abraham Ibn Ezra et Yehouda Halévy. Il écrit un livre qui le fera connaître assez vite parmi les amateurs de poé­sie religieuse. Il l'intitule Tehilla LéDavid (Hymne de David). Il est édité pour la première fois à Amsterdam en 1807. A noter que la plupart de ces poètes juifs qui auront vécu en Afrique du Nord ne trouveront un éditeur (et par­fois un mécène) qu'en Europe, à Livourne, Londres ou Amsterdam.

David Hassine considère ces poèmes religieux comme de simples « ornements à la prière ». Ils seraient destinés à l’embellir, à faire d'elle un moment de joie, de reconnaissance et de grâce. C'est pourquoi le personnage prin­cipal de son œuvre est Dieu. Il est peu de ses œuvres qui n'en fassent pas mention. Qu'il évoque la nostalgie de Sion ou les espérances messianiques de ses coreligion­naires, qu'il parle de la circoncision ou des événements familiaux dans une vie ordinaire, Dieu est magnifié, glori­fié en permanence : «Je chanterai Dieu tant que j'existerai », « Mes yeux s'élèvent vers celui dont la demeure est éternelle. »

Il consacre par ailleurs au prophète Élie un poème aujourd'hui chanté partout dans le monde, en introduction à toute cérémonie de circoncision : « Je veux, avec mes paroles, composer un éloge au Dieu de mon père » (Ehé- rokh mahalal nivi). Il s'agit, en un tel instant, d'exprimer à nouveau l'espoir en la venue du messie : cet enfant que l'on circoncit aujourd'hui, peut-être sera-ce enfin celui que tout Israël attend depuis toujours et qui annoncera le Royaume de Dieu ?

Ce n'est pas le seul poème qu'il consacre à l'attente du Messie, le fils de Jessé. Et d'abord, quel sera son nom ? Le poète n'hésite pas à reprendre, dans son poème, le vieux débat qui, sur ce thème, oppose quatre maîtres du traité Sanhédrin du Talmud (98 b) : Sera-ce Menahem (le consolateur), Shilo, Yinnon ou Hanina ? Et d'ailleurs, quelle sera sa mission ? Écoutons David Hassine :

Le fils de David arrive pour éloigner et rapprocher.

Son domaine c'est la sainteté d'Israël.

A son époque, la connaissance de la Torah augmentera.

Ses appels se répandront sur toute la terre.

Aucun peuple ne lèvera plus l'épée sur un autre peuple :

Ce sont là ses prodiges et ses exploits.

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Dans une autre œuvre, il relate un voyage qu'il fait dans la région du Tafilalet (dans l'extrême sud du pays). Devant la beauté des paysages, il évoque, là aussi, « les prodiges de Dieu ».

Il chante le mariage, les fiançailles et les fêtes du calen­drier juif. Il compose ce qu'il appelle des « avertisse­ments » (Azharot) pour rappeler dans le détail aux fidèles leurs devoirs religieux à l'égard du ciel, et sociaux envers leurs frères dans le besoin. La caractéristique de ces textes est d'être composés en hébreu et en araméen. À l'instarde ses collègues et parce que c'est une antique tradition locale, il écrit de brefs poèmes destinés à rendre hommage à des personnalités (généralement fortunées) de la communauté. 

 Ces poèmes – le plus souvent des quatrains – sont chantés en particulier au moment où ces dignitaires sont appelés à la lecture publique de la Loi. Et on a beau chercher, on ne trouve pas l'équivalent de cette tradition dans d'autres diasporas d'Israël, fût-ce dans d'autres terres d'islam. D'autres brefs poèmes sont consacrés à évoquer la mémoire de sages ou de « saints » locaux dis­parus, ou encore à féliciter publiquement un fidèle guéri d'on ne sait quelle maladie. Il y a enfin des poèmes qui sont des invocations au ciel pour que cesse la séche­resse et qu'il pleuve enfin. Et quand son fils Aaron monte pour la première fois à la lecture de la Torah, il compose quelques vers pour la circonstance et pour dire sa joie.

Qu'une famine éclate à Meknès en 1780 et le poète prend sa plume pour composer une élégie chargée de conserver pour les générations futures la mémoire de l'événement. Il écrit une autre élégie bouleversante quand un drame personnel saccage littéralement sa vie et celle de ses proches (« La main de l'Éternel m'a atteint », dit- il) : une de ses filles et son mari trouvent la mort avant même d'avoir célébré le premier anniversaire de leur mariage. Mais le poète ne dit mot sur les circonstances de la catastrophe qui le frappe. Il termine son élégie par ces vers :

Que le Saint accorde la consolation

Aux endeuillés dans leur malheur !

 Qu'il envoie les anges de la compassion

Au devant de sa servante et de son serviteur.

 Mais voici un poète qui n'hésite pas à croiser le fer de la polémique avec des adversaires religieux qu'il ne nomme pas mais dont on peut penser qu'il s'agit d'un groupe de francs-maçons juifs, qui se réunissent en secret dans la ville. Il expose leurs croyances, rappelle les signes de reconnaissance des membres entre eux ainsi que les principes idéologiques qu'ils professent. Dans le livre qu'elle consacre à l'œuvre de ce poète, Mme Lysette Hassine-Mamane écrit à propos de cet épisode :

Existait-il au xvme siècle une loge maçonnique au Maroc ou à Meknès, où l'auteur aurait pu rencontrer les adeptes ? A-t-il connu des francs-maçons lors de ses voyages, ou en a-t-il entendu parler? […] Contrairement à la plupart des poésies où l'auteur donne plusieurs préci­sions sur le thème abordé, l'introduction de ce piyout ne porte aucune indication.

Mme Hassine-Mamane ajoute que, selon les récits transmis par la famille du poète, David Hassine aurait fréquenté, par curiosité, une loge maçonnique à Tanger, lors de son voyage à Gibraltar. Ayant très vite compris la laïcité de la secte, il se serait retiré bruyamment, ce qui lui aurait valu des poursuites et, dit-on, des menaces de mort.

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Dans une autre œuvre, il relate un voyage qu'il fait dans la région du Tafilalet (dans l'extrême sud du pays). Devant la beauté des paysages, il évoque, là aussi, « les prodiges de Dieu ».

Il chante le mariage, les fiançailles et les fêtes du calen­drier juif. Il compose ce qu'il appelle des « avertisse­ments » (Azharot) pour rappeler dans le détail aux fidèles leurs devoirs religieux à l'égard du ciel, et sociaux envers leurs frères dans le besoin. La caractéristique de ces textes est d'être composés en hébreu et en araméen. À l'instarde ses collègues et parce que c'est une antique tradition locale, il écrit de brefs poèmes destinés à rendre hommage à des personnalités (généralement fortunées) de la communauté

 Ces poèmes – le plus souvent des quatrains – sont chantés en particulier au moment où ces dignitaires sont appelés à la lecture publique de la Loi. Et on a beau chercher, on ne trouve pas l'équivalent de cette tradition dans d'autres diasporas d'Israël, fût-ce dans d'autres terres d'islam. D'autres brefs poèmes sont consacrés à évoquer la mémoire de sages ou de « saints » locaux dis­parus, ou encore à féliciter publiquement un fidèle guéri d'on ne sait quelle maladie. Il y a enfin des poèmes qui sont des invocations au ciel pour que cesse la séche­resse et qu'il pleuve enfin. Et quand son fils Aaron monte pour la première fois à la lecture de la Torah, il compose quelques vers pour la circonstance et pour dire sa joie 

Qu'une famine éclate à Meknès en 1780 et le poète prend sa plume pour composer une élégie chargée de conserver pour les générations futures la mémoire de l'événement. Il écrit une autre élégie bouleversante quand un drame personnel saccage littéralement sa vie et celle de ses proches (« La main de l'Éternel m'a atteint », dit- il) : une de ses filles et son mari trouvent la mort avant même d'avoir célébré le premier anniversaire de leur mariage. Mais le poète ne dit mot sur les circonstances de la catastrophe qui le frappe. Il termine son élégie par ces vers :

Que le Saint accorde la consolation

Aux endeuillés dans leur malheur !

 Qu'il envoie les anges de la compassion

Au devant de sa servante et de son serviteur.

 Mais voici un poète qui n'hésite pas à croiser le fer de la polémique avec des adversaires religieux qu'il ne nomme pas mais dont on peut penser qu'il s'agit d'un groupe de francs-maçons juifs, qui se réunissent en secret dans la ville. Il expose leurs croyances, rappelle les signes de reconnaissance des membres entre eux ainsi que les principes idéologiques qu'ils professent. Dans le livre qu'elle consacre à l'œuvre de ce poète, Mme Lysette Hassine-Mamane écrit à propos de cet épisode :

Existait-il au xvme siècle une loge maçonnique au Maroc ou à Meknès, où l'auteur aurait pu rencontrer les adeptes ? A-t-il connu des francs-maçons lors de ses voyages, ou en a-t-il entendu parler? […] Contrairement à la plupart des poésies où l'auteur donne plusieurs préci­sions sur le thème abordé, l'introduction de ce piyout ne porte aucune indication.

Mme Hassine-Mamane ajoute que, selon les récits transmis par la famille du poète, David Hassine aurait fréquenté, par curiosité, une loge maçonnique à Tanger, lors de son voyage à Gibraltar. Ayant très vite compris la laïcité de la secte, il se serait retiré bruyamment, ce qui lui aurait valu des poursuites et, dit-on, des menaces de mort.

David Hassine n'hésite pas, par ailleurs, à développer dans l'introduction de l'un de ses poèmes sa théorie sur la création poétique. Il existe selon lui trois sortes de poètes  le premier semble inspiré par l'esprit de Dieu « qui place la parole sur la langue » ; le deuxième est un technicien de la langue « dont la création, contrairement à une fleur naturelle, reste inodore, artificielle, aseptisée, inanimée ». Le troisième, enfin, est celui qui, « digne de léguer une œuvre véritable, ayant maîtrisé la grammaire et la métrique, allie le don, l'inspiration divine à la tech­nique de la langue 

Cela explique que les œuvres de ce poète aient débordé les frontières des communautés juives marocaines. Il a été étudié, célébré et souvent pris pour modèle. Un chercheur de l'université Bar Ilane à Tel Aviv, M. Ephraïm Hazan, a pu écrire : « Il n'existe pas de recueil de poèmes reli­gieux nord-africain où rabbi David Hassine ne figure pas. Nous trouvons ses poèmes dans des recueils de poésie de Jérusalem et d'Irak.

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Chapitre V « Des anges chantaient par sa voix »

Il serait plutôt grand comparé aux hommes de son pays et de sa communauté. Les juifs des anciennes générations, ici, ne se sont jamais fait remarquer par leur taille : ils sont généralement de petite corpulence (moyenne dans le meilleur des cas) et relativement fragiles ou chétifs. Mau­vaise hygiène de vie ? Diététique insuffisante ? Alimenta­tion non équilibrée ? Manque total d'activités sportives ou simplement physiques ? Sans doute y a-t-il surtout une simple question d'héritage génétique. On est ainsi de père en fils. Et d'ailleurs, les juifs, ici ou ailleurs, n'ont jamais été des hommes grands de taille. Samson, à supposer qu'il ait été, comme on le dit, fort comme un gladiateur, est à n'en pas douter une relative exception dans le panorama du peuple juif. Albert Cohen a raison : ce n'est pas à leur taille qu'on juge les hommes, pardi ! Et nul parmi ces juifs n'a jamais pensé qu'il pouvait, un jour, à cet égard, en aller autrement.

David Bouzaglo naît dans une des lointaines banlieues de Marrakech, dans le village nommé Zaouiya, au tour­nant du siècle : trois ans à peine que l'on a quitté le xixe pour passer au xxe. Le Maroc ne deviendra protectorat français que dans neuf ans et, pour l'heure, les juifs sont encore considérés, du nord au sud du pays, comme des .dhimmis (des protégés). Ils sont soumis à un statut spécia lplus ou moins supportable ; dégradant et humiliant selon les événements, les volontés et les humeurs successives des monarques ou des dictateurs régionaux en place. Un statut juridique en tout cas relativement libéral en compa­raison avec la condition des juifs en Europe. Ici, on ne parle pas encore des juifs comme de véritables citoyens.

Casablanca n'est pas encore un grand port industriel. C'est une ville comme une autre. Mais elle va vite le deve­nir à la veille de la Première Guerre mondiale. La cité considérée depuis lors comme la capitale économique attire peu à peu des milliers d'Européens et des dizaines de milliers de juifs venus des quatre coins du pays pour trouver du travail – inexistant ailleurs – et d'abord pour échapper à la misère. Sans doute aussi pour se sentir appartenir à une collectivité et en être à l'occasion – on ne sait jamais – protégé. La famille de David Bouzaglo fait partie de ces immigrés de l'intérieur.

David va au Talmud Torah, l'école traditionnelle, la seule à l'époque à accueillir les enfants de la communauté juive. Les études sont celles que suivent alors tous les enfants juifs : d'abord la Bible avec éventuellement – quand les enfants sont capables et en âge de suivre – les commentaires et les interprétations de Rachi. Puis il arrive qu'on aborde les traités les plus simples du Talmud, celui de Brakhot (les Bénédictions) en particulier. On dit de David – c'est en tout cas l'impression générale de ses différents maîtres – qu'il est doué pour la dialectique. Il sait (ce qui, dans l'étude du Talmud, est indispensable) interroger, poser de vraies questions. Il est vif. Tranchant. L'esprit constamment en éveil. Il sait analyser un texte. Il aime tourner et retourner des raisonnements. Contester des interprétations. Chercher par-delà les mots la signification profonde des versets. Il se prend d'amour manifestement pour les charmes et la musicalité de la langue hébraïque. Que fort peu de gens ici – même les plus lettrés d'entre eux – parlent alors couramment. Comme dans toutes les  diasporas, l'hébreu est réservé uniquement à la prière, au rituel sacré et à l'étude. C'est l'arabe, ou plutôt le judéo- arabe, qui est la langue de tous les jours, celle de la rue, du jeu, du commerce et des relations familiales. David lit notamment le grand poète national juif Haïm Nahman Byalik, ainsi que les œuvres d'Ahad Haam. Des témoins le décrivent comme passionné par les œuvres du philo­sophe Maïmonide.

J'avais dix ans – dit Haïm Louk, un de ses disciples – quand je venais lui rendre visite, parce que j'habitais au 10 de la rue Lusitania, à Casablanca, alors que son domi­cile se trouvait au numéro 8. Il était souvent occupé à réfléchir à des lectures de Maïmonide qu'on venait de lui faire. Inutile d'ajouter qu'il avait également tout lu des œuvres des poètes de l'âge d'or espagnol "

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Un grand rabbin témoigne qu'à la fin de sa vie, David demande à un de ses amis de lui faire lecture du Guide des égarés de Maïmonide. « Il a pu répéter mot pour mot le passage en question, tant sa mémoire était phéno­ménale »

A la différence de ses condisciples qui, tous, ne songent au mieux qu'à devenir rabbins ou, plus encore, juges rabbiniques et, au pire, à des carrières plus ou moins voi­sines du rabbinat (scribe religieux, sacrificateur ou abatteur de bétail, ministre officiant, etc.), David affiche d’emblée une indéniable préférence pour l'enseignement. Il veut à son tour enseigner à des enfants du mellah ce qu'il a reçu de ses différents maîtres. Sa vocation, il en est convaincu, c'est déjà d'être un passeur. Raconter à ses enfants et à ceux de ses fidèles, ainsi que le texte biblique en fait injonction aux hommes de son peuple : Tu diras à ton fils… Maintenir. Éventuellement enrichir et trans­mettre les mille et une traditions ancestrales.

A l'âge de vingt ans, il est engagé comme enseignant dans une institution éducative qui vient d'être créée dans la ville et qui a pour nom – le hasard ou le destin faisant bien les choses – Maguen David (le Bouclier de David). Plus tard, il occupera un poste identique dans une autre institution qui, elle aussi, vient de voir le jour au Maroc et qui jouera plus tard un rôle considérable dans l'éducation traditionnelle des jeunes juifs du pays : Otzar Hatorah

Mais en vérité, pour David, au-delà des paysages et des mots, il y a les sons. Sa réelle vocation, celle qu'il a, de l'avis de tous, reçue dès le berceau, c'est la musique. Pas n'importe laquelle, quel que soit le sens artistique et musi­cal dont il fasse toujours preuve. Il ne s'intéresse, en même temps qu'il poursuit ses études, qu'à la musique andalouse et à ses trésors. Des années durant, il prend des cours auprès des grands maîtres de l'heure qui le forment à la tradition musicale dite de Marrakech. C'est que la musique venue du sud de l'Espagne s'est divisée entre diverses traditions locales, les deux plus célèbres étant – ainsi qu'on l'a noté plus haut – celle de Marrakech d'un côté, celle de Mogador de l'autre

David est formé par le meilleur expert de l'heure, reconnu par tous, juifs comme musulmans : le rabbin Haïm Attar, lui-même chantre mais aussi poète à ses heures. C'est auprès de ce maître que David Bouzaglo apprend tout ce qu'il y a à savoir sur les différents modes de la musique andalouse, utilisés depuis des lustres par la synagogue marocaine. Les airs sont arabes, mais les poèmes qui les accompagnent sont hébraïques. Ils ont été écrits par des générations successives de rabbins-poètes. Mieux que cela, ces textes sont intégrés au rituel lui-même et aux prières du shabbat et des jours de fête. Ils sont peu à peu devenus partie du patrimoine culturel de ces communautés

David Bouzaglo crée à son tour une chorale au sein d'une institution nommée Em Habanim (La mère des enfants). Il y enseigne à des jeunes – amateurs de cette musique – les airs synagogaux. La plupart de ceux qui deviendront plus tard ses collaborateurs et ses disciples – l'un d'entre eux est Haïm Louk – font partie de cette chorale

Un jour, le malheur vient frapper David dans ce que tout homme a de plus cher et de plus irremplaçable : les yeux. A la suite d'un trachome peu ou plutôt mal soigné, il perd progressivement la vue. Il faut dire que cela est plutôt courant à l'époque, dans un pays où il arrive que des bébés meurent des suites d'un banal coup de froid ou d'une grippe ordinaire. Voilà donc David à quarante-six ans aveugle, à la tête d'une famille et ne pouvant plus, pour subvenir aux besoins des siens, poursuivre le métier d'enseignant qu'il a choisi. Que faire ? Il décide alors, le cœur dévasté et l'âme en lambeaux, de renoncer à l'ensei­gnement et de se consacrer à la seule chose qui donne sens à sa vie. Il fait du chant religieux (le piyout) l'essentiel de son activité. Durant des années, il animera avec ses dis­ciples David Elmkiès et Arzouane la partie musicale de l'émission hébraïque diffusée à l'époque par la radio marocaine

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