Les veilleurs de l'aube-V.Malka
Un grand rabbin témoigne qu'à la fin de sa vie, David demande à un de ses amis de lui faire lecture du Guide des égarés de Maïmonide. « Il a pu répéter mot pour mot le passage en question, tant sa mémoire était phénoménale »
A la différence de ses condisciples qui, tous, ne songent au mieux qu'à devenir rabbins ou, plus encore, juges rabbiniques et, au pire, à des carrières plus ou moins voisines du rabbinat (scribe religieux, sacrificateur ou abatteur de bétail, ministre officiant, etc.), David affiche d’emblée une indéniable préférence pour l'enseignement. Il veut à son tour enseigner à des enfants du mellah ce qu'il a reçu de ses différents maîtres. Sa vocation, il en est convaincu, c'est déjà d'être un passeur. Raconter à ses enfants et à ceux de ses fidèles, ainsi que le texte biblique en fait injonction aux hommes de son peuple : Tu diras à ton fils… Maintenir. Éventuellement enrichir et transmettre les mille et une traditions ancestrales.
A l'âge de vingt ans, il est engagé comme enseignant dans une institution éducative qui vient d'être créée dans la ville et qui a pour nom – le hasard ou le destin faisant bien les choses – Maguen David (le Bouclier de David). Plus tard, il occupera un poste identique dans une autre institution qui, elle aussi, vient de voir le jour au Maroc et qui jouera plus tard un rôle considérable dans l'éducation traditionnelle des jeunes juifs du pays : Otzar Hatorah
Mais en vérité, pour David, au-delà des paysages et des mots, il y a les sons. Sa réelle vocation, celle qu'il a, de l'avis de tous, reçue dès le berceau, c'est la musique. Pas n'importe laquelle, quel que soit le sens artistique et musical dont il fasse toujours preuve. Il ne s'intéresse, en même temps qu'il poursuit ses études, qu'à la musique andalouse et à ses trésors. Des années durant, il prend des cours auprès des grands maîtres de l'heure qui le forment à la tradition musicale dite de Marrakech. C'est que la musique venue du sud de l'Espagne s'est divisée entre diverses traditions locales, les deux plus célèbres étant – ainsi qu'on l'a noté plus haut – celle de Marrakech d'un côté, celle de Mogador de l'autre
David est formé par le meilleur expert de l'heure, reconnu par tous, juifs comme musulmans : le rabbin Haïm Attar, lui-même chantre mais aussi poète à ses heures. C'est auprès de ce maître que David Bouzaglo apprend tout ce qu'il y a à savoir sur les différents modes de la musique andalouse, utilisés depuis des lustres par la synagogue marocaine. Les airs sont arabes, mais les poèmes qui les accompagnent sont hébraïques. Ils ont été écrits par des générations successives de rabbins-poètes. Mieux que cela, ces textes sont intégrés au rituel lui-même et aux prières du shabbat et des jours de fête. Ils sont peu à peu devenus partie du patrimoine culturel de ces communautés
David Bouzaglo crée à son tour une chorale au sein d'une institution nommée Em Habanim (La mère des enfants). Il y enseigne à des jeunes – amateurs de cette musique – les airs synagogaux. La plupart de ceux qui deviendront plus tard ses collaborateurs et ses disciples – l'un d'entre eux est Haïm Louk – font partie de cette chorale
Un jour, le malheur vient frapper David dans ce que tout homme a de plus cher et de plus irremplaçable : les yeux. A la suite d'un trachome peu ou plutôt mal soigné, il perd progressivement la vue. Il faut dire que cela est plutôt courant à l'époque, dans un pays où il arrive que des bébés meurent des suites d'un banal coup de froid ou d'une grippe ordinaire. Voilà donc David à quarante-six ans aveugle, à la tête d'une famille et ne pouvant plus, pour subvenir aux besoins des siens, poursuivre le métier d'enseignant qu'il a choisi. Que faire ? Il décide alors, le cœur dévasté et l'âme en lambeaux, de renoncer à l'enseignement et de se consacrer à la seule chose qui donne sens à sa vie. Il fait du chant religieux (le piyout) l'essentiel de son activité. Durant des années, il animera avec ses disciples David Elmkiès et Arzouane la partie musicale de l'émission hébraïque diffusée à l'époque par la radio marocaine