Les veilleurs de l'aube-V.Malka


Les veilleurs de l'aube-Victor Malka

Il écrit lui-même (il dicte plus précisément, notamment à sa fille), comme l'ont toujours fait, dans le pays, tous les rabbins et tous les hommes lettrés de sa communauté. Ne fut-ce, dans son cas, que pour dire ce qui déchire son cœur et lui ôte tout sommeil. Raconter le côté désormais tra­gique de son existence. Il compose des textes hébraïques sur des musiques populaires marocaines et parfois égyp­tiennes.

Mais il ne donne jamais à ses poèmes – quoi que lui en disent ceux qui, shabbat après shabbat, viennent l'écou­ter – une importance quelconque. Il ne les signe même pas de son nom complet, se contentant d'avoir recours à telle ou telle forme d'acrostiche. C'est désormais pour lui essentiellement un gagne-pain, voilà tout ! Il ne se consi­dère pas comme un véritable poète. C'est pourquoi il refusera toujours avec humilité, mais résolument, les dif­férents projets qu'on lui apporte – clefs en mains, comme on dit – consistant à réunir ses poèmes dans un recueil. Il a une grande admiration pour des poètes comme David Elkaïm ou David Hassine, ou encore Raphaël Moshé Elbaz qu'il chante avec jubilation et délectation. Mais aussi avec une admiration enthousiaste qu'il exprime publiquement (par des onomatopées du folklore local comme « Allah, allah ! » pour dire « que c'est beau ! ») au moment même où il les chante. Mais qui est-il, fait-il observer calmement à ses amis et à ses élèves, pour oser se comparer à de telles sommités ? Le signataire de ces lignes se souvient de l'avoir entendu dire un jour : « Face à ces géants, je ne suis que poussière. »

Et reprenant un vers célèbre du poète de l'âge d'or espagnol Abraham Ibn Ezra, il ajoute : « Ne sont-ils pas des lions quand je ne suis qu'un vermisseau ? »

David aurait par ailleurs écrit une lettre dans laquelle il évoque le rapport qu'il a à ses poèmes. Il dit n'avoir jamais considéré « ces chuchotements de (son) cœur » ou ses méditations comme des textes pouvant tenir le coup face à la critique. « J'accepte, ajoutait-il, que, demain, l'oubli les frappe et en balaie jusqu'au souvenir. Je ne m'en soucie pas »

Sans doute David Bouzaglo se considérait-il davantage comme musicien que comme poète, plutôt comme chantre religieux que comme un réel écrivain. De la musique avant toute chose : voilà ce qu'était son idéal. Les vers qu'il écrivait ne semblaient être pour lui que prétexte à faire vivre par le chant les modes les plus difficiles et les plus sophistiqués de la musique andalouse. Et il n'ajoutait guère foi à ceux des rabbins pourtant éminents qui, le samedi au petit matin, après l'avoir écouté, lui faisaient mille compliments sur ses poèmes et sur la beauté et l'élé­vation de son inspiration. Il s'était, en matière de poésie, formé à rude école. Il y avait appris l'exigence. Il pensait sans doute que, tant qu'à se livrer à l'écriture de poèmes, il fallait tenter d'être Yehouda Halévy ou rien. Mais des Halévy, il n'y en a qu'un par siècle – et encore ! Il importe peu : lui ne se considérait pas comme un poète. Mais tout le judaïsme marocain, en ces années 1960, n'évoquait son nom que comme l'un de ses poètes les plus représentatifs. Une sorte de porte-parole. Une fois installé en Israël, il y sera d'ailleurs – ainsi qu'on va le voir – accueilli, reconnu et célébré comme tel.

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L'étonnant avec un tel personnage et ce qui frappait en premier chez lui, c'est qu'avant d'être un musicien accom­pli et un fin poète, Bouzaglo était d'abord un homme d'une foi profonde. Il l'exprimait dans les larmes qui, durant les veillées du shabbat, perlaient de temps à autre à ses yeux éteints. Il la disait avec grâce et puissance le jour de Kippour, alors qu'il dirigeait les offices à la syna­gogue et que des centaines de fidèles venaient l'écouter. La solennité de Kippour prenait avec lui une dimension particulière. Métaphysique et solaire. « C'était quelque chose de très impressionnant » dit Haïm Louk. « Il m'arri­vait de déserter ma synagogue pour aller ce jour-là l'écou­ter », dit de son côté le rabbin Méir Attias. Il faut avoir vécu cela, ne fut-ce qu'une fois, pour comprendre le concept juif de repentance et de techouva (retour). Les fidèles l'écoutaient comme s'il se fut agi du grand prêtre, officiant avec majesté au Temple de Jérusalem. Ils sui­vaient tous dans un rituel. Lui connaissait tout, par la force de sa disgrâce, par cœur. Il lui arrivait même de corriger de la voix le texte écrit dans les livres. Et nul parmi les fidèles ne se serait autorisé à faire la moindre observation.

  1. Un expert de l'œuvre de David Bouzaglo, Méir Attias, nous a confirmé cette confidence du poète, au cours d'une rencontre dans son domicile à Jérusalem, le 29 janvier 2009.

Tous savaient qu'il avait sûrement raison contre le livre qu'ils tenaient à la main.

On pouvait alors reprendre à son propos ce que le grand écrivain du monde ashkénaze Cholem Aleikhem disait du chantre Yossele :

Jamais fidèle parmi ceux qui priaient n'entendit une telle prière. […] Sa voix était tendre comme s'il voulait réveiller le cœur du public et lui rappeler qu'il y a dans le monde des pauvres infortunés et que le devoir de cha­cun était de voler à leur secours et de les aider afin qu'ils ne meurent pas de faim. […] Et le public était fasciné comme s'il se trouvait dans un autre monde.

Du chantre Yossele Rosenthal le grand rabbin d'Israël, Abraham Kook, dit en son temps : « Des anges chantaient par sa voix. »

La foi de ses pères, David Bouzaglo la chantait dans le moindre de ses poèmes, dans le plus banal ou le plus ordi­naire de ses chants. Elle était sérénité, acceptation de son sort parce qu'on ne discute évidemment pas les décrets du ciel. Elle était aussi interrogation. Mais elle était surtout humilité. Nulle trace d'agressivité. Rien d'un homme pré­somptueux ou d'un donneur de leçons. Cette foi était sup­plication et dialogue avec le ciel. Un homme prie en pleurant et en levant ses yeux morts vers le maître des univers et des destinées humaines, et les fidèles, jeunes ou vieux, lettrés ou pas, en ont les tripes remuées.

Il arrivait aussi que cette foi s'exprime concrètement dans la vie pratique (« La foi qui n'agit point, est-ce une foi sincère ? » disait un autre poète, français celui-là). Ainsi cet homme qui, comme tous ceux qui, avant lui, avaient choisi le même type d'activité, avait bien du mal à joindre les deux bouts, réservait-il la moitié de ses gains à une institution appelée tsédaka basséter. Il s'agissait de donner à des pauvres sans se faire connaître. Anonymement. Un homme donne à un autre qui donne au nécessi­teux, celui-ci ignorant du coup la réelle identité de son bienfaiteur. La chose étant secrète, comment la sait-on alors ? Les disciples du maître, témoins de la chose, s'en vont répéter cela dans la ville.

David venait en aide également à des chantres synagogaux vieillissants, en espérant, malgré sa cécité, ne jamais se trouver lui-même dans leur situation et leur désespoir, abandonnés un jour par leurs cordes vocales puis par leurs fidèles. Et, plus grave encore, par leurs mécènes.

Les veilleurs de l'aube-V.Malka

David Bouzaglo n'a laissé ni mémoires ni correspon­dances. Quoi d'étonnant alors à ce que des zones d'ombre subsistent dans son parcours marocain puis israélien ? Cependant, dans un des rares textes autobiographiques qu'il ait laissés  (sans doute ne les a-t-il pas écrits de sa main mais plus simplement dictés à l'un de ses nombreux disciples de l'époque), il pointe du doigt le paradoxe dans lequel il se débat depuis que ses yeux ont perdu toute lumière et toute raison d'être. D'un côté, il a pour fonction de dispenser du plaisir et de la joie à ceux qui interrom­pent leur sommeil, quittent leur lit douillet et viennent bien avant l'aube pour l'écouter ; de l'autre, lui-même ne cesse de souffrir mille douleurs diverses. Et il s'interroge : comment réjouir les autres quand désormais la disgrâce vous a frappé et que la joie la plus élémentaire se dérobe à vous ? Comment observer le commandement religieux ancestral du Oneg Shabbat (les réjouissances du shabbat) quand vous est à jamais refusé le simple plaisir de voir ses enfants grandir, jouer ou sourire ? Ou de voir, à l'aube justement, le soleil se lever 

Les thèmes de ceux de ses poèmes écrits au Maroc ne varient guère, en principe, de ceux de ses prédécesseurs. Ces poètes de l'Empire chérifïen, qu'ils aient connu une certaine popularité ou qu'ils soient demeurés dans l'ombre et relativement inconnus, ne traitent, chacun à sa façon, que de l'exil et de la libération. Sauf exception, ils ne font – on l'a souligné plus haut – que conjuguer et illustrer les divers aspects de la tradition religieuse

Bouzaglo, à son tour, écrit sur les fêtes du calendrier juif. Pessah, Chavouoth et Souccot. Il compose de petits poèmes destinés à rendre hommage à telle personnalité ou à tel dignitaire religieux qui vient de disparaître. Qu'un enfant de l'un de ses fidèles célèbre sa bar mitzva et il a naturellement droit à un chant spécifique composé en son honneur. Que tel de ses amis se soit guéri d'une quel­conque maladie et le maître célébrera en chanson l'événe­ment. Bref, rien que de très classique. David Bouzaglo poursuit et prolonge à sa façon la tradition poétique que ses prédécesseurs ont pratiquée dans le pays durant des siècles

Mais d'abord comment ne pas célébrer le repos reli­gieux du shabbat ? Semaine après semaine, David Bouza­glo – quand vient à son terme la cérémonie consacrée aux poèmes du jour interprétés sur les airs de musique anda- louse – a pris l'habitude de mettre des mots hébraïques sur des airs devenus populaires dans la rue musulmane. Le regretté chanteur populaire marocain Fouiteh sera ainsi heureux d'apprendre un jour (par le signataire de ces lignes) que ses célèbres mélodies avaient fait leur entrée à la synagogue et qu'elles étaient interprétées par le maître sur des textes hébraïques. C'est la manière qu'a David Bouzaglo de répondre au souhait des gens simples qui viennent l'écouter. Ces textes, il les écrit tantôt en hébreu et tantôt en judéo-arabe, ou encore en un genre un peu bâtard et que l'on dit « tricoté », c'est-à-dire constitué d'un vers en hébreu et d'un autre en arabe. Parfois aussi c'est à l'intérieur d'un même vers que se fait le mélange harmonieux des deux langues

Le poète David Bouzaglo connaît évidemment le réel problème que cela avait posé jadis à des maîtres de la tradition. Un débat avait en effet opposé les docteurs de la Loi sur le fait de savoir s'il était possible de chanter des textes liturgiques sur des airs résolument laïcs et pro­fanes. En son temps, Israël Najara, le grand auteur (1555- 1625), trancha la question. Il est le premier à utiliser des textes hébraïques sur des airs de chants étrangers qui sont parfois ni plus ni moins que des chansons d'amour. Il fut l'objet, en raison de cela, de très violentes critiques. On lui opposa notamment l'argument selon lequel le fidèle ne peut pas ne pas penser aux paroles profanes (parfois vulgaires) arabes, même quand il chante en hébreu

Mais on ne combat sans doute pas la volonté populaire. Comme le disait Victor Hugo dans Quatre-vingt-treize, « on ne condamne pas l'éclair et l'orage ». De plus en plus de poètes, y compris dans la ville de la Kabbale, Safed, eurent recours à ce système. Ils considéraient que fatale­ment les auditeurs en viendraient à oublier les paroles ori­ginelles pour ne plus penser qu'à celles choisies par les auteurs hébraïques. L'habitude s'en propagea dans les pays les plus divers comme la Syrie, la Turquie, la Grèce, la Yougoslavie, etc

Bouzaglo se mit donc à utiliser des mots de la tradition juive sur des airs qui, parfois, évoquaient une nuit d'amour entre deux amoureux (comme dans la chanson arabe Bine Elbareh oulyom. Aujourd'hui, cet air est devenu très courant dans toutes les synagogues maro­caines, à Paris, à Strasbourg et ailleurs. Et nul ne pense plus apparemment aux paroles originelles arabes). On pousse d'ailleurs les choses, dans ce genre de composi­tions, jusqu'à faire en sorte que la première strophe hébraïque rappelle dans sa consonance finale et dans sa rime celles des paroles arabes : Achket tefla Andalassiya, chante Salim Halali en arabe, évoquant une jeune beauté andalouse ; Neetsar béeretz nechiya chante de son côté David Bouzaglo en parlant du destin des juifs en exil… On pourrait, sur ce thème, multiplier les exemples à l'in­fini. Ils montrent que cette façon de faire coïncider les titres hébreu et arabe du poème populaire était elle-même devenue habituelle. Une sorte de technique convenue ou de figure imposée.

Ainsi donc, la synagogue marocaine s'ouvrait-elle sur des airs musicaux profanes venus d'ailleurs. Pourtant, cela se passait parfois contre l'avis des autorités rabbiniques qui voyaient cela d'un œil méfiant, parfois même avec irritation et scandale. Mais puisque les classes populaires aimaient cela

Ecrire quand on est aveugle-Les veilleurs de l'aube-V.Malka

Ecrire quand on est aveugle

Il y a dans l'activité poétique de David Bouzaglo la période marocaine comme il y eut, chez certains peintres, la période bleue… Elle s'étend jusqu'en 1966, date à laquelle il décide de quitter précipitamment avec sa famille le pays qui l'a vu naître. Il s'en va, non parce qu'il n'aime­rait plus le Maroc. Au contraire ; il sait au fond de lui- même ce qu'il doit à son pays : son art, ses plaisirs d'artiste et de poète, sa formation, ses amitiés et tout ce qu'il a appris, durant des décennies, dans le domaine musical auprès de ses distingués collègues musulmans, lesquels l'appellent avec affection « alhazzane (le rabbin) Daoud ». Comment pourrait-il, sans ressentir nostalgie, déchirure et arrachement, quitter les airs et les panoramas au sein desquels il a grandi, lui qui a une vision religieuse et musicale du monde ?

Mais, depuis déjà plus d'une décennie, les commu­nautés juives du pays sont « travaillées » à bas bruit et dans une sorte de clandestinité (qui, au demeurant, ne trompe personne, surtout pas les autorités marocaines) par de nombreux délégués sionistes venus d'Israël. Ceux-ci cherchent à couper délibérément les couches populaires juives du pays de leurs leaders et de leurs élites. Bientôt va venir le tour de tous les rabbins et autres juges religieux (les dayanim) à qui on fera toutes sortes de promesses de carrière, une fois qu'aura été franchi le pas du départ. Der­rière cette initiative se cache à peine une stratégie élaborée et mise au point dans quelque bureau de l'Agence juive à Tel Aviv : le petit peuple – artisans, boutiquiers, ouvriers, petits commerçants et modestes employés de bureau – ne tardera pas, espère-t-on, à suivre ses cadres religieux et spirituels. Le poète ne fait donc que suivre le mouvement, celui d'une partie de son public qui, depuis deux décen­nies au moins, l'admire, ne jure que par lui et vient l'écou­ter, qu'il vente ou qu'il pleuve, à la traditionnelle veillée du samedi à l'aube.

Mais il y a aussi, chez le poète, autre chose : depuis qu'il a appris à poser sa voix, depuis qu'aux côtés de grands musiciens il est peu à peu devenu une autorité incontestée dans le domaine de la musique andalouse, il chante. Et il écrit. D'abord la nostalgie de la terre promise. La douleur aiguë de vivre loin de Jérusalem. L'espoir fou de fouler un jour, à l'image du prince des poètes Yehouda Halévy, le sol de sa patrie spirituelle, celle qu'il porte dans sa mémoire depuis toujours. Et aujourd'hui que l'histoire vient enfin le tirer par la manche de son éternelle djellaba blanche, il ferait la sourde oreille ? Il dirait simplement non aux missi dominici israéliens ? Il n'est pas homme, lui, à écrire une chose dans ses poèmes populaires destinés à ses fidèles pour en vivre une autre dans la vie réelle. Tant que le départ semblait représenter un saut dans l'in­connu et un risque pour ses enfants encore en bas âge, demeurer dans le pays de son enfance et avec les siens était la seule solution raisonnable. Mais dès lors que le mouvement des départs touche tout le monde et toutes les couches, il n'est plus possible d'hésiter et d'opposer à ses interlocuteurs une fin de non-recevoir.

L'époque marocaine est, semble-t-il, marquée dans l'œuvre du poète par une écriture guère sophistiquée. Bouzaglo sait qu'après tout, à Casablanca, il s'adresse à un public qui, en majorité, n'a de l'hébreu, dans le meilleur des cas, qu'une connaissance relativement légère et rudimentaire. Ses auditeurs connaissent certes, à merveille et dans leurs moindres détails, les différents épisodes contés par la Bible, plus précisément ceux du Pentateuque, les cinq livres de Moïse. Ils ont appris dans le héder et, pour certains d'entre eux, dans des yéchivot puis, plus tard, dans les écoles de l'Alliance israélite universelle ou dans celles, nombreuses, du mouvement Lubavitch désormais fortement installé dans le pays, un peu d'hébreu, un hébreu certes réduit à sa dimension biblique ou « langue du sacré ». Mais il faut bien convenir que, rares, bien rares parmi ses auditeurs (si l'on excepte les rabbins et les lettrés qui viennent régulièrement l'écouter) sont ceux qui comprennent les allusions talmudiques – singulièrement si elles sont formulées en langue araméenne – qu'il sème presque intuitivement dans ses poèmes. Ses références kabbalistiques, ses formules sophistiquées, ses clins d'œil midrashiques, et surtout ses emprunts littéraires à ses pres­tigieux collègues séfarades Salomon Ibn Gabirol ou Ibn Ezra et, d'une manière générale, à toute la production de l'âge d'or espagnol qu'il connaît comme personne.

Il a donc pour souci, pour l'heure, de rester à la portée du simple fidèle. Les thèmes qu'il aborde alors dans ses écrits sont ceux-là mêmes qui sont au cœur de la vie quoti­dienne de ses coreligionnaires. La difficulté de nourrir les membres de la famille, souvent nombreuse. Le souci d'éduquer les nouvelles générations selon les principes et les valeurs transmis par les maîtres et les sages. Les mal­heurs qui, comme la cécité, peuvent décidément ravager une vie. La sainteté de la journée du shabbat, des événe­ments familiaux et des fêtes liturgiques. Les morsures de l'exil et les espérances de la libération. Et, last but not least, l'attente inlassable et millénaire du Fils de David, « même s'il s'attarde ».

Comment écrit-on un poème quand on est aveugle ? Haïm Louk, le jeune disciple et compagnon des bons et des mauvais moments, raconte : C'est dans la nuit, quand il perdait le sommeil, que le rabbin se mettait à composer ses poèmes. Le lendemain, très tôt, il lui arrivait de me convoquer toute affaire ces­sante pour me dicter son texte qu'il retravaillait plus tard éventuellement, changeant un mot ici et une rime là. Comme il possédait une mémoire prodigieuse, il n'avait aucun mal à se rappeler ses compositions. Il lui arrivait également de me dire : «j'espère que tu as écrit correcte­ment tel mot. » L'homme était d'une très grande exigence et malheur à celui, fût-il un ami, dont l'intelligence était à la traîne.

Par moments, c'est intégralement dans ce judéo-arabe qu'il aime et qu'il manie avec maestria qu'il compose sur les mêmes thèmes de délicieuses piécettes. Tout au long de la semaine suivant la veillée, chacun de ses auditeurs du samedi matin essaiera de se procurer, d'une manière ou d'une autre, le texte du poème. Pour l'apprendre, pour le chanter en famille et pour se l'approprier.

Chapitre VII Poètes et kabbalistes – Victor Malka

Chapitre VII Poètes et kabbalistes

Chaque communauté juive éditait traditionnellement, parfois dans des imprimeries de fortune et parfois de façon artisanale, un recueil des poèmes composés par ses membres. Qu'elles fussent de qualité ou non, que leurs auteurs aient été de bons ou de mauvais poètes, ces compositions religieuses constituaient souvent, on l'a vu, des documents historiques. Même quand leur intérêt litté­raire ou esthétique était relativement médiocre (ce qui était parfois le cas), c'étaient souvent les seuls dont on pouvait disposer. Ces documents racontaient une période, évo­quaient les initiatives ou les sentiments de tel monarque à l'égard des juifs, relataient plus ou moins poétiquement des événements, disaient en hébreu et parfois en judéo- arabe (et en ladino dans le nord du pays) les angoisses et les espoirs d'une communauté. Ils restituaient une vie sociale, retenaient pour mémoire le rôle bienfaiteur de tel personnage et celui, catastrophique ou criminel, de tel autre.

Ainsi, c'est par le poète Chlomo Haloua (né à Meknès au xviii siècle) que l'on sait qu'il y a eu dans le pays une grande disette entre 1779 et 1782. C'est par le poète espagnol Abraham Ibn Ezra que l'on apprend – parce qu'il lui a consacré un poème – la destruction d'un certain nombre de communautés juives par les Almohades au xiie siècle. Un autre poète, David Hassine, évoque dans une de ses élégies le deuil et les douleurs subies par ses coreligionnaires à la fin du xviiie siècle. Un roi du pays, Moulay Yazid, qui régna par la terreur de 1790 à 1792, a eu droit dans la mémoire et dans les rares archives du judaïsme local, au sobriquet de mézid, un terme qui, dans les textes de la liturgie juive, signifie criminel par prémé­ditation. A son époque, on pillait allègrement les quartiers juifs, on massacrait sans pitié la population sans oublier de violer de jeunes vierges… Yazid le dictateur s'en est pris avec une rare violence à toutes les communautés juives, de Tétouan au nord jusqu'à Mogador, au sud du pays. De nombreux chroniqueurs – le rabbin Yehouda Benattar notamment – rapportent les initiatives qu'il a prises dans le but d'affamer les juifs.

Un des collègues de David Hassine consacrera à son tour un poème de réjouissance (et de remerciements à Dieu) à la mort de ce potentat meurtrier. Et c'est toujours au nom de la collectivité à laquelle il appartient que le poète se lamente, pleure, s'inquiète, espère ou se réjouit.

Le célèbre rabbin Raphaël Moshé Elbaz (1823-1896), originaire de Sefrou, dans les environs de Fès, écrit un poème dans lequel il s'adresse directement à Dieu – comme le fera ailleurs et sous d'autres cieux le maître hassidique Lévi-Itzhak de Berditchev – pour lui rappeler à tout hasard un élément qu'il considère comme impor­tant. Les signes prévus par les sages du Talmud comme annonciateurs à coup sûr de l'arrivée du Messie sont déjà là : chacun peut observer en effet pour peu qu'il s'en donne la peine – dit le rabbin – que la misère règne partout au sein du pays. Que les prix des produits alimentaires augmentent. Que rien n'est plus méprisé autant que la sagesse. Que les pervers et les hommes corrompus festoient. Que les pauvres sont abandonnés et humiliés. Que les enfants se rebellent jour après jour contre leurs parents. Qu'ils insultent d'abondance leurs pères et manquent de respect à leurs mères. Que les vieux aux cheveux blancs n'ont pas droit au moindre égard et, enfin, que la vérité est plus absente que jamais…

Les poètes marocains abordent dans leurs œuvres des thèmes kabbalistiques ou ésotériques comme celui des noms de Dieu, de la signification du Tétragramme ou encore celui de savoir pourquoi l'homme a été créé à la veille du shabbat. Une légende déjà évoquée, que l'on se raconte de bourgade en bourgade juive, de mellah en mel- lah, veut que le Zohar (le livre de la Splendeur) ait été révélé au monde pour la première fois dans les commu­nautés juives du Todgha, dans le Haut Atlas.

Un des poèmes les plus célèbres chez les juifs du pays est consacré à ce thème de l'attente messianique et a pour titre Prisonniers de l'espérance (Assiré Tikva), lequel titre fait référence à la formule du prophète Zacharie : Vous qui êtes engagés dans les liens de l'espérance, je vous annonce que je vous paierai au double (Za 9, 12).

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Il arrive cependant que tel poète se laisse gagner par la tristesse et le désespoir. Et qu'il reprenne le cri de Jonas : Et maintenant, de grâce, ô Éternel, ôte-moi la vie ! Car la mort pour moi est préférable à la vie (Jon 4, 3), ou encore la lamentation de Job : Mon âme est dégoûtée de la vie, je veux donner un libre cours à mes plaintes, parler dans l'amertume de mon cœur (Jb 10, 1). « Mais, écrit un autre poète, les musulmans se moquent de nos espérances messianiques. Nous sommes méprisés parce qu'ils consi­dèrent que la vraie religion c'est l'islam et que Dieu ne peut pas nous aimer. »

C'est cependant aux chrétiens que s'en prend violem­ment le poète Chlomo Haloua. Il les considère comme des « idolâtres », se moque sans se gêner d'un dieu que l'on « peut voir et toucher ». Comment connaît-il l'existence des chrétiens et surtout leur foi et leurs croyances puisque, depuis le Moyen Âge, il n'y a pratiquement pas de communautés chrétiennes dans le pays ? Serait-il, comme on le dit, allé dans la ville de Rome qu'il cite dans son œuvre ? Selon Yossef Chétrit à qui l'on emprunte ces observations, il semble que Haloua ait écrit son poème après un voyage qu'il a entrepris à Gibraltar et au cours duquel il a pu prendre connaissance de l'essentiel de la théologie chrétienne.

On a vu plus haut qu'un autre poète, David Hassine, s'en prendra, de son côté, sans les nommer explicitement, aux francs-maçons dont il expose les croyances. Il dit que ces francs-maçons lui ont « tendu des pièges » et il exprime l'espoir qu'ils « ne trouveront pas d'adeptes dans le peuple d'Israël qui croit au Dieu vivant ».

Pour toutes ces raisons, les riches de la communauté acceptaient souvent de participer financièrement (voire à la prendre entièrement en charge) à l'édition de telles anthologies. Il est arrivé que des imprimeurs juifs mettent leur petite entreprise au service de telles initiatives. Cela ne signifie naturellement pas que tous les poèmes écrits par les rabbins du Maroc aient trouvé hospitalité dans ces répertoires. Les chercheurs spécialisés notent, au contraire, qu'un grand nombre de ces manuscrits restent aujourd'hui encore éparpillés à travers le monde dans des bibliothèques, dans des universités et dans des musées, mais également dans des archives familiales dont les détenteurs refusent obstinément de se dessaisir. On connaît deux professeurs d'universités en Israël qui, aujourd'hui encore, passent une partie de l'année à voyager de ville en ville et de village en village, au Maroc, à la recherche de vestiges de ces productions, qu'elles soient de carac­tère poétique, historique ou kabbalistique. Les mêmes chercheurs n'oublient pas d'ajouter que nombre de ces poèmes liturgiques et religieux ont naturellement disparu, à jamais, souvent dans des incendies ou dans des inon­dations.

C'est par centaines que l'on compte ces petites antholo­gies de poésie juive marocaine. Chaque grande ville du pays a tenu à éditer la sienne. Les noms qui ont été donnés à ces petits répertoires sont tous extraits de récits de la Bible et le plus souvent du livre des Psaumes. Que l'on en juge : Qu 'Israël se réjouisse (307 pages) ; Qu 'Israël chante (182 pages) ; Une heure pour toute chose (236 pages) ; Nouveaux Chants et une voix qui pleure (70 pages) ; Un violon agréable (49 pages) ; etc.

Ces anthologies ont toutes pour objectif de répondre à des demandes du public. Chacun veut avoir à sa disposi­tion personnelle les textes des poèmes liturgiques qu'il a entendu chanter, en telle ou telle occasion, à la synagogue. Il arrive que, faute de moyens financiers pour se procurer ces recueils, certains prennent soin de les recopier labo­rieusement à la main dans des carnets. Le plus souvent cependant on fabrique de petits répertoires des vingt ou trente poèmes pour lesquels on a une préférence.

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Il faut attendre les années 1950 pour que paraisse une véritable anthologie poétique. Elle est l'œuvre de profes­sionnels et c'est pourquoi elle ne tarde pas à devenir très populaire au sein des communautés juives de tout le pays. Ses auteurs sont deux chantres de Mogador ayant une longue expérience à la fois de la poésie religieuse, mais aussi des techniques de la musique andalouse. Car cette anthologie constitue la véritable bible (le vade-mecum) des veillées de supplications au cours desquelles ces œuvres sont chantées. Les pièces réunies dans ce réper­toire appelé Chir Yedidout (Chant de l'amitié) sont classées. Les auteurs prennent soin d'indiquer, en tête de chaque pièce poétique, le mode musical andalou sur lequel il convient de l'interpréter.

Une première édition de ce répertoire paraît d'abord à Vienne, en 1890, sous un titre emprunté au prophète Zacharie (Za 11, 14) qui donne à « la fille de Sion » cet ordre : Ronni vé-simhi (Chante et réjouis-toi !). Cette édi­tion est l'œuvre d'un rabbin, David Iflah (que tout le monde appelle, signe de respect et de considération, le Cheikh, autrement dit le chef). On a déjà noté le fait que les imprimeurs qui éditent le livre n'étant pas hébraïsants, on y trouve de très nombreuses coquilles, des erreurs et des confusions de lettres (par exemple le « hé » et le « het » dont les graphies se ressemblent beaucoup en hébreu).

C'est grosso modo le même livre qui est édité à Marra­kech pour la première fois. Les deux chantres qui en pren­nent l'initiative, David Elkaïm et David Iflah, ont obtenu le concours d'un troisième spécialiste, lui-même rabbin : Haïm Afryat. Les trois hommes, tous trois passionnés de poésie et de musique andalouse, se sont attachés à mettre à la disposition de tous les amateurs de ce type de chants un répertoire relativement complet et facile à consulter. Dans l'avant-propos donné à cette anthologie, les trois auteurs rappellent que

le livre est conforme à l'usage des communautés maro­caines où l'on a coutume de veiller dans la nuit du shabbat, durant la saison d'hiver, pour chanter les louanges et glorifier notre Dieu par la récitation des psaumes de David et par des hymnes et des chants que des auteurs des géné­rations anciennes et nouvelles ont composés à divers moments de notre histoire…

Durant des décennies, c'est cette édition qui sera utili­sée par les fidèles de ce type de chants religieux, à Fès et à Casablanca, à Mogador et à Marrakech. L'anthologie est composée à la fois de chants de poètes marocains mais également d'une série de poèmes ayant pour auteurs les illustres poètes espagnols du Moyen Âge, en particulier Salomon Ibn Gabirol et Abraham Ibn Ezra.

C'est que, à tort ou à raison, les lettrés parmi les juifs du Maroc se considèrent peu ou prou comme les héritiers et les successeurs des poètes juifs du Moyen Âge espa­gnol. Le Maroc, dans leur esprit, a, depuis l'expulsion des juifs par les rois catholiques, pris la place qu'occupait jusque-là dans les lettres juives le continent ibérique. Est- ce à dire que les productions des poètes des deux pays se valent ? Ont-elles littérairement ou esthétiquement parlant la même valeur ? Y a-t-il désormais dans les métropoles chérifiennes les équivalents de poètes tels qu'Ibn Gabirol ou Yehouda Halévy ? Sûrement pas !

Le panorama général de la poésie judéo-espagnole, produite au Moyen Âge, est assurément plus vaste, plus riche, plus substantiel que celui des poètes juifs de Fès, de Marrakech et de Meknès. La langue y est plus belle et les inspirations plus universelles, plus ouvertes sur la cité. Il reste que l'on peut observer entre les uns et les autres une certaine continuité. Elle s'exprime à la fois dans les thématiques des œuvres mais aussi dans le choix des tech­niques poétiques.

Il y a chez les poètes juifs du Maroc une obsession des thèmes religieux. On procède par répétitions et reprises d'idées. C'est toujours la même vénération religieuse et la même dévotion à « Dieu, maître des univers ». Simple­ment chaque poète a son style, sa démarche et sa façon de dire. Parce que chacun a ses modèles et ses maîtres. Mais chez les uns et les autres, c'est toujours la même recherche du sacré et de la piété. Partout c'est le problème de la foi – c'est-à-dire de la confiance en Dieu – qui pré­vaut. Seule compte au bout du chemin l'intention intime du fidèle. Ici comme ailleurs et en tout temps, on chante et on célèbre d'abord la sainteté du shabbat parce qu'elle constitue le rappel de la « royauté » de chaque individu.

Les veilleurs de l'aube-V.Malka

Certains sont plus que d'autres habités par l'angoisse devant la vie, devant la douleur et devant la mort. D'autres expriment des peurs, des les-veilleurs-de-lobsessions et des aspirations. Tous disent l'impossibilité de connaître les voies de Dieu : nous savons, assurent-ils, quels sont les projets des hommes, mais qui connaît leur fin ? Parfois on s'en prend aux hommes « de vanité », laquelle est considérée comme « une grave maladie ». L'homme vaniteux est qualifié d'idolâtre dont la vie n'est que souffrance. Le poète affirme que Dieu n'aime guère partager la même demeure avec les hommes suffisants, ivres ou amoureux d'eux- mêmes. Ceux qui sont saisis de l'extrême importance de leur personne. Ceux qui éprouvent beaucoup de plaisir à ne vivre qu'en leur propre compagnie. Ceux qui, parce qu'ils cherchent à s'élever, se livrent tout au long de leur vie à bien des bassesses.

Mais on ne manque pas de saluer les hommes de justice et de vérité. Comme leurs anciens collègues de l'Espagne andalouse, les poètes juifs du Maroc conjuguent à l'envi le thème de l'exil et celui de la libération. A la manière des maîtres de la saga hassidique, ils dialoguent avec Dieu. Ils l'interpellent dans leurs poèmes : « Jusqu'à quand attendrons-nous ? Jusqu'à quand et pourquoi aban­donnes-tu le pauvre ? Quand donc nous rendras-tu notre gloire et notre couronne de jadis ? Notre âme a suffisam­ment souffert, il est temps que notre soleil se lève ; ramène la Fille de Sion sur sa terre ; reconstruis le Temple afin que nous puissions te chanter ; regarde la catastrophe dans laquelle nous sommes plongés ; nous nous trouvons dans la situation de l'agneau jeté parmi les loups ; Dieu, donne- nous enfin la liberté ! »

Un grand nombre de ces poètes connaissent la pau­vreté : ils apostrophent Dieu sur le fait que les amis des riches sont toujours nombreux, tandis que les jours du pauvre sont douloureux. « Mes connaissances, mes amis, mes frères se sont éloignés de moi. » Mais ils savent – et ils le proclament – que les hommes les plus riches et les plus puissants deviennent eux aussi néant. Seul peut être heureux l'homme qui connaît et pratique l'humilité.

Raphaël Moshé Elbaz demande à Dieu de lui montrer « la voie des mitzvot – les commandements » : « Console mon cœur, délivre-moi de la tempête, renouvelle en moi une âme nouvelle. » Il se demande – ainsi que le font, dans des termes identiques, les poètes musulmans eux- mêmes – ce qu'il pourra plaider le jour du jugement divin : « Que répondrais-je au jour de la confrontation ? Quand Dieu me convoquera, que lui répondrais-je ? »

Un poète qui signe en acrostiche « Moi, Moshé » écrit : « Je t'ai vu, mon Dieu, avec l'œil de mon cœur. Je t'ai appelé. Je t'ai trouvé habitant à l'intérieur de moi. »

Salomon Abitbol se lamente : « Mes sages ont disparu, mes ennemis sont de plus en plus nombreux. Les malheurs nous assaillent chaque jour. Malgré cela, je n'ai pas cessé de t'aimer. » Il ajoute dans un autre poème : « Mon Dieu, pourquoi sommeilles-tu ? Souviens-toi de la fidèle alliance passée avec mes ancêtres. »

Les poètes marocains recyclent des thèmes abordés déjà par Israël Najara : « Accepte la prière d'un pauvre dont le cœur est en train de fondre. Séparé de sa ville, son soupir grandit. Il appelle à l'aide : pourquoi le Fils de David ne vient-il pas ? »

On cherche à retrouver les accents désespérés du poète espagnol Abraham Ibn Ezra. Grammairien mais égale­ment philosophe, Ibn Ezra était un érudit errant (une sorte de Rimbaud juif avant la lettre). Il était tellement malheu­reux qu'un jour il écrivit pour dire son dénuement ces vers devenus célèbres et que nous avons cités plus haut : « Si je faisais commerce de bougies, le soleil ne se coucherait jamais ; si je vendais des linceuls, personne ne mourrait jamais.

Les veilleurs de l'aube-Victor Malka

les-veilleurs-de-l

Tous les poètes juifs du Maroc n'ont qu'une idée en tête : imiter son bref poème, Agadelkha elohé kol néchama (Je t'exalterai, Dieu de toutes les âmes), devenu aujourd'hui partie intégrante de toute liturgie juive :

Je t'exalterai, Dieu de toutes les âmes,

Je te rends grâce dans la crainte et le tremblement.

Je me tiens au sein de ton Assemblée, ô Rocher,

[pour te glorifier.

A toi je me soumets, je baisse la tête et l'échiné.

N'a-t-il pas étendu les voûtes célestes d'une seule parole ?

Et la terre, ne l'a-t-il pas fondée du néant ?

Quel homme pourrait-il scruter le mystère de son

[créateur ?

Qui est-il donc, de l'orient à l'occident ?

Dieu est au-dessus de toute expression et de tout langage.

L'Être prodigieux qui a fait tout avec sagesse !

Qu'il soit exalté au sein d'un peuple saint et éminent !

Que soit magnifié son grand Nom dans le monde !

Un autre poète espagnol sera, lui aussi, un maître et un modèle. Il s'agit de Salomon Ibn Gabirol, né à Malaga au xie siècle, l'un des poètes les plus fins de cet âge d'or andalou. De lui aussi les juifs marocains ont retenu une pièce poétique chantée tous les samedis avant le lever du soleil :

À l'aube, je t'adresse ma prière, toi mon Rocher et mon

[refuge !

J'expose devant toi mes oraisons du matin et du soir.

Devant ta suprême grandeur, je suis là tremblant.

Car ton regard pénètre les pensées de mon cœur.

Que peuvent donc faire le cœur et la langue ?

Ma force est bien faible quand seul un souffle habite

[mon cœur !

Puisque le chant de l'amour t'est agreable

Je t'adresse mes louanges tant que l'âme divine est

[en moi.

Éclaire mes ténèbres, toi le créateur de mon corps !

Prête l'oreille à ma mélodie et écoute ma prière !

Les thèmes que développera tout au long de son œuvre Ibn Gabirol se retrouveront intégralement dans les poèmes des rabbins marocains. Les uns et les autres ressentent les mêmes douleurs et entretiennent d'identiques espérances. C'est pourquoi dans les différentes éditions de cette antho­logie, on trouve mélangées les œuvres des uns et des autres, sans qu'on puisse toujours distinguer véritablement les poèmes des uns de ceux des autres. Nombre de fidèles de la synagogue marocaine attribuent ainsi à l'un de leurs poètes telle pièce que connaissent tous ceux qui ont parti­cipé un jour à un office de Roch Hachana ou de Kippour. Or cette pièce poétique a également pour auteur Ibn Gabirol :

L'esprit humble, le genou et la taille pliés, je viens

[vers toi avec crainte et vénération.

Je me considère comme un petit vermisseau de la terre

[par rapport à toi

Qui emplis le monde et dont la grandeur est infinie.

Comment un être tel que moi pourrait-il te louer et

[avec quoi ?

Si ta majesté ne peut être contenue par les anges d'en

[haut, à plus forte raison par moi-même ?

Car tu as multiplié les bienfaits dont tu m'as gratifié.

A toi, toute âme doit rendre hommage !

Et, à la fin des poèmes des uns et des autres, on trouve un appel à l'espérance messianique. C'est une sorte de refrain général qui affirme – que l'on soit en Andalousie ou en terre d'islam – que, même si le Messie tarde à venir, les juifs ne désespèrent pas. Ils attendent le Fils de David.

Les veilleurs de l'aube-Victor Malka

C'est – on l'a dit – par centaines qu'on compte des pièces poétiques consacrées à l'attente du Libérateur. Ce thème les-veilleurs-de-ltraverse tel un fil rouge l'ensemble de cette production poétique. Pourquoi ? Il ne faut sans doute pas oublier que les mouvements messianiques ont joué un rôle considé­rable au Maroc. On dit, par exemple, que des figures mes­sianiques comme David Haroubéni ou Salomon Molko ont entretenu de nombreux contacts avec les populations juives locales.

Cette espérance messianique – note Yossef Chétrit – ne s'est pas nourrie uniquement de la croyance juive tradi­tionnelle. Il ne s'agit pas d'une foi qui se contente de proclamer, d'une déclaration de principe. Elle a été irri­guée par les mouvements messianiques qui ont secoué de grands secteurs du monde juif, au cours du xvie et du xviie siècle.

Ces mouvements ont, à l'évidence, laissé des traces dans la poésie des juifs du Maroc. On découvre de nom­breux poèmes influencés par des idées sabbatéennes. C'est notamment le cas dans la ville de Meknès qui a été, un temps, un centre important favorable à Sabbtaï Tsvi. On y a même retrouvé des poèmes à la gloire du « pro­phète de Smyrne ».

L'expulsion des juifs d'Espagne va contribuer à l'éclosion au Maroc d'une nouvelle génération de poètes. La Kabbale devient l'affaire de tous parce qu'elle évoque en permanence le thème de la libération. On y met également l'accent sur l'importance du chant et de la prière. Les  poètes du Maroc – parmi lesquels il y a de nombreux kabbalistes – considèrent – comme on le fait à Safed que les portes du ciel s'ouvrent devant tous ceux qui chan­tent les psaumes du roi David, le Zohar et les piyoutim (les poèmes religieux). Mais les chants doivent se faire à l'aurore. Pourquoi l'aurore ? Parce que, selon les maîtres du Talmud de Jérusalem (Brakhot 4.b), l'aurore symbolise la disparition de l'obscurité. Un poète kabbaliste écrit : « Je rends grâce à Dieu qui sonde les cœurs, en chantant en compagnie des étoiles du matin. »

Le Messie est censé sonner la fin de l'exil et de la dis­persion du peuple d'Israël, apporter la joie et la concorde. Ce sera alors l'heure de la paix, du rassemblement des exilés. Les juifs recouvreront alors leur honneur national. Un poète – un seul, David Elkaïm – interprétera l'espérance messianique comme la libération de tous les hommes et comme un salut universel. Dans son poème, il fera réfé­rence à l'indication du prophète biblique selon laquelle, à cette époque, l'agneau cohabitera avec le loup (Is 11, 6).

Et il arrive que des poètes prennent la parole au nom de Dieu pour annoncer solennellement au peuple : L'heure de la liberté approche. Fille de Sion, tu peux commencer à chanter.

Il faudra attendre les années 1970 pour qu'un rabbin, Haïm Soussana, entreprenne sur le texte de l'anthologie – amenée en Israël dans leurs valises par de nombreux immigrants – un travail de révision radicale et systéma­tique. Le rabbin – lui-même un poète sensible et délicat, expert dans tous les aspects de la tradition juive – corrige toutes les erreurs de style et de grammaire ; il fournit en bas de page chaque fois qu'il est nécessaire des notes explicatives de tel poème, de telle légende ou de telle réfé­rence kabbalistique. Il commente les 550 poèmes retenus dans l'anthologie et fournit au lecteur un appareil substan­tiel d'indications bibliographiques. Et il prend la décision de donner à cette nouvelle édition, plus moderne et plus en rapport avec la société israélienne et les fidèles dont la langue maternelle est l'hébreu, un titre nouveau : Ahira Chahar (Je réveillerai l'aube).

Les veilleurs de l'aube-Victor .Malka-Des ornements à la prière

les-veilleurs-de-lDes ornements à la prière

Qu'ils soient signés par des poètes de l'espace andalou ou par des rabbins versificateurs marocains, ces poèmes ont une particularité : ils ont d'abord été écrits pour être chantés et pour accompagner les offices religieux. Ils ont en priorité une fonction liturgique. C'est une poésie sacrée. Une poésie de la méditation et de l'introspection, non de l'évasion ou du divertissement. Un poète a judi­cieusement qualifié ces pièces, ainsi qu'on l'a noté précé­demment, « d'ornements à la prière ». Il s'agit de la rendre plus belle, plus joyeuse et plus populaire. Ce qui ne veut pas dire que ces pièces poétiques ne soient pas également lues, ou bien qu'à la lecture elles perdent quoi que ce soit de leur pouvoir d'inspiration ou d'émotion. Mais souvent, l'auteur a pensé, en même temps qu'il cherchait une rime plus ou moins riche, à un air spécifique appartenant à tel ou tel mode de l'art musical andalou. Chaque langue a son rythme, ses exigences, son génie. Et sa musique intérieure. Cependant, les différents poètes dont les œuvres figurent dans l'anthologie Chir Yedidout ont souvent écrit en ayant sous les yeux (mais le plus souvent en mémoire) le texte classique arabe relatif à l'extrait musical. Ils veillaient également à imiter autant que possible le style et les tech­niques de composition utilisés par les poètes-musiciens arabes. Le chant, en l'occurrence, est une des expressions possibles de la poésie. Il est inséparable du texte. Et la poésie en est le fidèle auxiliaire. L'auteur du livre des Psaumes n'écrit-il pas : Tes préceptes sont devenus pour moi un sujet de chants dans ma demeure passagère ? (Ps 119, 54). Comme si c'était le texte qui donnait au chant sa véritable signification. Par ailleurs, voulant insister sur la force que représentent la poésie et le chant, une légende talmudique (Sanhédrin. 94 a) prétend que, dans un pre­mier temps, Dieu a voulu désigner le roi Ézéchias comme Messie d'Israël. Pourquoi y a-t-il finalement renoncé ? N'est-ce pas – ajoute la légende – parce que ce monarque n'a pas pris l'initiative de chanter lorsqu'il a été sauvé des griffes d'un de ses ennemis ?

Voici comment un homme de lettres comme Georges Pompidou, ancien président de la République, définit dans un de ses ouvrages1 la poésie :

Lorsqu'un poème ou simplement un vers provoque chez le lecteur une sorte de choc, le tire hors de lui-même, le jetant dans le rêve ou, au contraire, le contraint à des­cendre en lui plus profondément jusqu'à le confronter avec l'être et le destin, à ces signes se reconnaît la réussite poétique.

Si l'on juge les poèmes des hommes qui, durant des siècles, ont écrit pour la synagogue marocaine, à l'aune de la définition de cet ancien agrégé de lettres, alors il ne fait pas de doute qu'ils sont, pour la plupart d'entre eux, des poètes inspirés et accomplis. Ils ont d'ailleurs été per­çus et traités comme tels par leur communauté tout au long de leur vie. Pourquoi la poésie ne se trouverait-elle pas aussi dans les synagogues ainsi que dans les chants liturgiques qui leur sont consacrés ? Qui peut contester qu'il y a de la poésie – et au plus haut niveau – dans certains récits de la Bible et singulièrement dans certains textes de prophètes tels qu'Isaïe ou Jérémie ? Sans parler de Job et de l'Ecclésiaste…

De même, si l'on se réfère à la définition du poète pro­posée un jour par l'acteur Louis Jouvet (« Qu'est-ce qu'un poète ? C'est une cicatrice ! »), alors ces rabbins et ces lettrés ont plus d'un titre à faire valoir pour se prétendre poètes. Car des cicatrices, ils en ont plein l'âme. Ils n'ont même que cela…

La poésie peut assurément se trouver partout. On la ren­contre chaque fois qu'un texte provoque chez son lecteur joie ou mélancolie, rire ou larme, tristesse ou espérance, méditation ou compassion.

Un de ces poètes, David Elkaïm – linguiste et poly­glotte, habité par le génie, considéré, ainsi qu'on l'a vu, comme le plus grand poète de l'histoire des juifs du Maroc – s'est spécialisé dans un genre poétique spécifique aux pays d'islam : la ksida. Le terme veut dire « objectif ». Il s'agit d'une sorte de ballade arabe dans laquelle le poète raconte une histoire, développe longuement ses idées, défend ses objectifs et expose, in fine, sa morale. C'est une poésie populaire dans le meilleur sens du terme.

Les veilleurs de l'aube-Victor Malka

Dans ces poèmes généralement très longs, le poète juif marocain, lui, évoque la vie et l'œuvre des patriarches, raconte des légendes bibliques célèbres, rappelle à sa façon l'histoire de la création du monde ou celle du don de la Torah sur le mont Sinaï, résume des propos de sages du Talmud. Il reconstitue, le plus souvent, des récits de vie tels que la descente aux enfers de Joseph ou la mort de Moïse, ou encore la profondeur de la foi du premier des patriarches, Abraham. Parfois le poète se contente de donner des conseils de vie comme celui de s'éloigner de toute forme de vanité parce qu'un homme, quel que soit le pouvoir dont il dispose, n'est, au fond, « qu'une fourmi ». (« N'oublie pas quelle est ta place, écrit David Bouzaglo. Assieds-toi parmi les humbles. ») Parfois encore, le poète dialogue avec la Torah, elle-même considérée comme « une aimée ». Il arrive qu'il mette en valeur les vertus de la prière et les avantages ou les grandeurs de l'espé­rance. Ces longs poèmes écrits spécialement pour la veil­lée du shabbat sont toujours en rapport avec les thèmes abordés dans le texte du Pentateuque – la péricope – de la semaine. Dans d'autres poèmes, on raconte la vie de saints locaux et les miracles supposés que leur attribue la rumeur populaire.

La musique dont il est question ici et qui accompagne ces poèmes est d'expression vocale. Comme ces œuvres sont chantées à l'occasion du shabbat, l'utilisation d'un quelconque instrument de musique est évidemment inter­dite par la tradition juive, comme elle l'est d'ailleurs dans celle de l'islam. Donc ni lyre ni violon, ni oud ni tambour. A cet égard, une autre légende (un midrach) fait dire à Dieu s'adressant aux enfants d'Israël : « Bien que vous m'ayez glorifié par les harpes et les lyres, c'est le son de votre voix qui m'est le plus agréable. » Serait-ce là une spécialité du peuple d'Israël ? Abraham Ibn Ezra, ainsi qu'on l'a vu plus haut, n'est pas loin de le penser.

La musique andalouse, émigrée des métropoles ibé­riques, sera conservée par les communautés juives avec la même ardeur et le même souci d'authenticité que dans les cercles musulmans. C'est sur les antiques mélodies de cette musique que vont se greffer les textes des poètes juifs. A chaque semaine sa nouba (son mode musical). On adapte les textes liturgiques à ceux qui, à l'origine, accompagnent cette musique chez les musiciens musul­mans. Parfois les poètes juifs poussent le souci du détail jusqu'à utiliser, en hébreu, des termes qui rappellent tou­jours les rimes des poètes arabes. Moyen mnémotech­nique, histoire sans doute de rappeler au lecteur juif l'air sur lequel il convient d'interpréter tel ou tel morceau.

La musique andalouse occupe peu à peu au sein des juifs du pays une place telle – observe dans son Tableau de la musique marocaine Alexis Chottin  que lorsqu'un sultan désire renouer avec la tradition et reconstituer l'or­chestre andalou de son palais, c'est dans le quartier juif (le mellah) qu'il envoie des émissaires recruter ses musiciens.

Bien plus, on dit que tel musicien juif de Mogador était unanimement reconnu comme une autorité dans ce domaine au point que si, d'aventure, un conflit technique ou doctrinal éclatait entre des chefs d'orchestre sur le rythme, l'évolution ou la définition de tel mode musical, c'est vers lui que l'on se tournait pour trancher.

David Bouzaglo fut, comme d'autres avant lui, un de ces experts que l'on consultait – et que l'on écoutait – en milieu musulman à l'heure du doute et des interrogations sur une musique qui a toujours été – il convient de le rappeler – transmise de génération en génération unique­ment par voie orale. Le chercheur Haïm Zafrani, citant « un informateur », raconte que des musiciens profes­sionnels de renom comme Abdelkrim ar-Raïs (une des célébrités marocaines), chef de l'orchestre Al-Brihi de Fès, prenaient souvent conseil auprès du rabbin Bouzaglo. De son côté, Haïm Louk atteste avoir vu des experts maro­cains venir chercher auprès de son maître telle ou telle précision musicale.

Mais comme dans toute transmission de cette nature, des mélodies andalouses se sont perdues pour toujours, d'autres – la transmission orale ayant des défaillances – se sont altérées ou transformées.

Les veilleurs de l'aube-V.Malka-Vous gens du Maghreb (Atem Yotsé Maarav)

Il convient d'évoquer ici un point d'histoire. La ren­contre entre ces juifs que l'historiographie juive appellera megorachim (expulsés) avec les tochavim (les juifs autochtones) ne sera pas un long fleuve tranquille, loin s'en faut. Querelles incessantes, controverses théologiques et juridiques (halakhiques), accusations réciproques : un véritable schisme, de caractère religieux, social et culturel, un réel choc culturel sépare leurs communautés. On ne prie pas dans les mêmes synagogues. On ne se fréquente pas ou très peu. Les uns et les autres n’ont pas, par exem­ple, la même appréciation de ce que signifie une viande casher. Le conflit doctrinal sur ce point en particulier – nombre d’historiens l’évoqueront – durera d’ailleurs des siècles. A peine se considère-t-on comme appartenant à la même religion. Les récits légendaires racontent que si, d’aventure, tel jeune homme appartenant à une famille d’expulsés épousait une jeune femme de la famille des juifs autochtones, on considérait le jeune homme comme décédé et on en prenait ostensiblement le deuil. Certains gardent encore le souvenir de ce que, dans leur enfance, au mitan du xxe siècle, les juifs d’origine espagnole trai­taient leurs coreligionnaires autochtones de forasteros et il ne s’agissait pas là d’un compliment ou d’un titre de noblesse.

Quel rapport avec la musique ou la liturgie synagogales ? Il y a un domaine où les juifs venus d’Espagne vont s’imposer totalement et en très peu de temps : celui des mélodies synagogales et des airs liturgiques.

Voici des hommes et des femmes qui, vivant en sym­biose intellectuelle avec les maîtres de la musique anda­louse, ont adapté ces airs dans leurs prières, dans leurs chants quotidiens, dans leurs rites religieux et jusque dans leurs élégies.

La confrontation entre les airs de ces juifs venus d’une civilisation relativement raffinée et ceux que chantaient les juifs installés dans ces régions depuis longtemps était par trop inégale. D’un côté, des musiques agréables, riches, variées, sophistiquées, créées en commun par des groupes de poètes et de musiciens expérimentés ; de l’autre, des airs simples, monocordes, sans grande invention et souvent répétitifs. D’un côté, des musiques créées pour servir d’accompagnement à chaque heure de la journee  et de la nuit et épousant toute la palette des sentiment׳, qu’un homme peut éprouver : de la joie à la mélancolie, de la tendresse à l’exaltation, de l’amusement à l’allégresse, de la méditation à l’espérance. Le tout obéissant à des règles telles que l’andante ou l’allegro. Oui, assuré­ment, la musique andalouse est un trésor et ce trésor va balayer comme fétu de paille les airs sur lesquels les juifs autochtones psalmodiaient plus qu’ils ne chantaient vrai­ment leurs textes religieux, leurs rituels et leurs prières.

Si bien que, très vite, ces airs musicaux prennent vérita­blement possession de la quasi-totalité de la liturgie des juifs du Maroc. Ces mélodies vont les accompagner dans leurs errances. Elles sont aujourd’hui devenues presque une sorte de repère identitaire. A Paris et à Lyon, à Anvers et à Genève, à Montréal et à Madrid, ces airs perpétuent une histoire et une mémoire. Dans certaines synagogues françaises, même les juifs ashkénazes ont désormais appris à chanter tel texte des psaumes selon des airs des modes andalous Istihlal (qui, à l’origine, chante l’éveil de la lune) ou Ghribt el Husayn (qui s’extasie devant le beau et le merveilleux). Il serait sans doute exagéré de pré­tendre que ces airs sont chantés selon les règles que connaissent les vrais amateurs de cette musique. Détachés de leur lieu de naissance, ils se sont peu ou prou dété­riorés, altérés. Les fidèles chantent sans savoir en vérité ce qu’ils chantent. De plus, la mémoire n’a gardé que les airs simples ; en route se sont perdus des airs complexes ou sophistiqués… Il arrive aussi que tel air de la musique andalouse, en pénétrant dans la sphère et les rites de la synagogue, subisse, de manière incompréhensible, une mutation. Sans qu’on puisse expliquer aujourd’hui ni quand ni comment de telles transformations se sont pro­duites. « C’est l’oubli et l’ignorance – dit aujourd’hui Haïm Louk – qui sont responsables de ces altérations. »

Vous gens du Maghreb (Atem Yotsé Maarav)

O vous, gens du Maroc, hommes de foi,

Soyez nombreux à glorifier Dieu, en ce jour de Mimouna.

C’est ainsi, au Maroc, depuis les temps anciens,

Que s’expriment les juifs, bénissant leurs amis :

Réussis donc, mon frère, sois heureux et prospère !

Les enfants du pays, selon leur tradition,

Jusqu’à nos jours encore, en terre marocaine,

Offrent aux juifs de beaux cadeaux.

Juifs et Arabes, tous réunis,

Chantent en chœur, l’âme réjouie.

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