Les veilleurs de l'aube-V.Malka
LES VEILLEURS DE L'AUBE – VICTOR MALKA
On l'a parfois comparé à Ray Charles, en version orientale. Non seulement parce qu'il était aveugle mais aussi parce qu'il avait une voix qui réveillait les cœurs. Le rabbin David Bouzaglo (1903-1975) a été et continue d'être pour tous les juifs marocains, qu'ils soient installés en France, au Québec, en Israël ou au Maroc, un modèle et une référence. Poète, rabbin et chantre, il a dirigé durant des décennies, la traditionnelle cérémonie dite des bakkachot (supplications) au cours. de laquelle les juifs d'Orient et singulièrement ceux de l'Empire chérifien se réveillent avant l'aube pour chanter dans leurs synagogues des textes et des poèmes religieux sur des airs de musique andalouse
Les thèmes ésotériques et leurs symboles font donc leur entrée dans la poésie liturgique des juifs marocains. On y fait référence à des concepts venus de Tibériade et de l'école de Louria. On y traite par exemple du guilgoul (la transmigration des âmes) et de l'influence des astres. On médite d'abondance sur la prière et les préparatifs, ainsi que l'intention qui doivent la précéder, ce que les kabbalistes nomment la kavvana. Des poèmes sont consacrés à une défense et illustration de la théorie des Dix Séfiroth, les émanations de Dieu dans le monde. On y débat notamment sur le fait de savoir si ces Séfiroth sont l'identité même de Dieu ou si elles ne sont que des instruments à travers lesquels Dieu agit dans le monde. On y évoque l'univers des démons et des fantômes. Les poètes marocains se mettent à imiter les œuvres d'Israël Najara, poète kabbaliste s'il en fut, devenu pour le coup leur modèle et leur inspirateur en chef. On écrit sur les cérémonies d'accueil du shabbat en y faisant référence à l'antique légende selon laquelle deux anges (appelés les anges de la paix) accompagnent le père de famille le vendredi soir de la sortie de la synagogue jusqu'à son domicile. On consacre encore plus de poèmes et de chants à l'autre cérémonie au cours de laquelle on prend congé, le samedi soir, de la journée sainte.
Dans un autre chant, on fera écho à une légende de la Kabbale qui veut qu'en cet instant solennel de clôture du shabbat (et qui sépare le samedi des jours ordinaires), le prophète Élie lui-même soit assis sur l'Arbre de Vie. Ce qu'il y fait ? Eh bien, il note – dit poétiquement la légende – le détail des œuvres des âmes pieuses qui ont observé plus ou moins scrupuleusement le shabbat.
Un poète, Simon Labi, qui vit à Fès depuis sa tendre enfance, après l'exil espagnol, écrit en Libye où il s'installe un hymne consacré à rabbi Chim'on Bar Yohaï, le maître de la Mishna dont le Zohar note scrupuleusement les propos et raconte, en araméen dans le texte, les faits et gestes. Ce poème sera adopté par tous les foyers juifs et y sera chanté – sur des airs différents selon les villes et les pays, mais aussi selon l'inspiration du chef de famille – en introduction du repas du vendredi soir. On a signalé plus haut qu'un autre grand maître de Safed, Rabbi Chlomo Alqabetz, rédige un poème, Lekha Dodi, sur le thème de l'accueil festif du shabbat. Ce poème fait référence à une célèbre légende talmudique (Traité Shabbat 119 a) selon laquelle Rabbi Hanina se couvrait, le vendredi soir, de son talit (le châle de prière) et sortait de chez lui en disant à haute voix à la cantonade : « Allons a la rencontre de la reine Shabbat. » Il faut signaler que ce poème s'est très vite répandu – et jusqu'à nos jours – dans toutes les communautés juives du monde. En voici ceux strophes :
A la rencontre du shabbat, allons. Il est source de bénédictions. Depuis longtemps, dès le début, il a été sanctifié. Il existait dans la pensée de Dieu dès le commencement. […] Sanctuaire du Roi, ville royale, redresse-toi, sors du milieu des ruines. Tu as trop longtemps séjourné dans la vallée des pleurs. Dieu t'a prise en pitié.