La vie juive a Mogador-Asher Knafo
Par temps calme, il paraissait tellement tranquille, que tout nageur était tenté d'y grimper et de s'y promener. Les pêcheurs s'y connaissaient, mais de simples amateurs ont été souvent pris de cours quand la marée montait, et beaucoup n'en sont pas revenus. Le rocher était troué en plusieurs endroits, cela ressemblait à des puits ou à de grandes citernes, en forme de jarres. Nous nous amusions à faire entendre l'écho de nos voix en nous appelant mutuellement. Presque toutes les crevasses communiquaient entre elles. Parfois, nous criions dans l'un et d'autres percevaient nos cris dans l'autre. Au pied de ce rocher, il y avait une espèce d'entonnoir où l'eau tournoyait constamment. Si par malheur on se laissait entraîner par le courant vers cet entonnoir, on était instantanément happé et englouti
Le rocher Djira était l'endroit idéal pour les pêcheurs à la ligne. Seulement pour y monter l'on était obligé de traverser un canal à la nage, ce qui constituait une prouesse même pour les bons nageurs, car le courant qui passait entre les rochers était très violent et les vagues, assez hautes, s'engouffraient avec force dans les cavernes se trouvant au-dessous de ces rochers. Il fallait attendre le moment où le niveau de la mer montait au- dessus de ces cavernes et attraper rapidement le rocher avant que le niveau ne baisse. Autrement, on courait le risque de disparaître dans une de ces cavernes sous-marines
Pour les nageurs, c'était un jeu d'enfant d'aller d'un côté du bord de mer à l'autre à la nage sans passer par le canal. Comme ils y restaient des heures et même des nuits entières, ils mettaient leurs habits et tout leur attirail le plus commodément possible sur la tête avant de traverser à la nage. L'hiver, ils y allumaient un feu pour se chauffer et faisaient cuire le poisson qu'ils attrapaient. En revenant, ils attachaient à leur dos un grand panier, ou plutôt une corbeille faite spécialement cet effet, et ils revenaient à la nage. L'Oustania – du centre, était moins déchiquetée et les vagues ne passaient jamais par-dessus. Cette île dont les rochers étaient plus arrondis présentait aussi des écueils mais l'on disait que jamais les vagues aussi hautes fussent- elles ne la recouvraient complètement. Il y avait de la verdure, (pour ainsi dire une île d'herbes), chose rare pour des rochers se trouvant en pleine mer. Là aussi, la pêche était bonne. Seulement, comme il était un peu plus éloigné que les autres rochers, il fallait avoir le cœur bien accroché pour y arriver. Et pourtant, les pêcheurs y allaient même lorsque la mer était tumultueuse, voire démontée
La pêche
C'était très amusant de suivre les mouvements d'un pêcheur qui lançait sa ligne par-dessus la muraille ou même à travers les fenêtres des maisons ou de les voir nager avec leurs effets sur la tête, s'accrocher aux rochers, grimper et s'installer au sommet ou dans un coin bien abrité des vagues et des vents Les voir surtout batailler avec leur ligne contre les gros poissons, dangereux dans l'eau, et plus encore hors de l'eau
On a vu des pêcheurs qui se sont fait arracher un ou plusieurs doigts par ces gros poissons
Quand les pêcheurs avaient attrapé trois ou quatre poissons, ils estimaient qu'il y en avait assez et ils reprenaient à la nage leur route vers le rivage, à gué quand la marée était basse
Les amateurs de poissons frais, dégringolaient de leur perchoir et couraient vers la mer. Ils attendaient seulement quelques minutes pour acheter un ou deux poissons de cette partie de pêche
En plein hiver, quand la mer était démontée, si le pêcheur réussissait à prendre un seul poison, il s'estimait heureux. Car le poisson en cette saison était difficile à attraper
Alors un vrai débat se déroulait entre l'acheteur et le pêcheur, surtout s'il n'y avait qu'un seul poisson. Ce genre d'échange pouvait varier suivant les deux protagonistes en présence. Car le pêcheur pouvait être Juif ou Musulman, alors que l'acheteur lui, était presque toujours juif. Le pêcheur musulman, considérait le prix de son travail, réalisé dans un moment bien difficile, sans évaluer le temps passé à la prise de ce poisson. Ses attentes n'étaient d'ailleurs pas extraordinaires. Aussi se contentait-il d'un modique salaire
Si le pêcheur était Juif, il savait tirer le meilleur parti de sa pêche, connaissant bien la nécessité où se trouvait l'acheteur qui voulait acquérir son poisson
Souvent, le pêcheur juif allait à la pêche avec l'idée arrêtée de vendre son poisson à un Juif déterminé duquel il pourrait tirer un bon prix. Aussi, adaptait-il sa vente. Si c'était vendredi, il savait que tout bon Juif se faisait un point d'honneur d'avoir du poisson pour samedi. Il pouvait repérer lequel de ses coreligionnaires serait le plus généreux et lui donnerait le maximum. Il savait distinguer ceux qui, un jour courant de la semaine devaient fêter le huitième jour de leur mariage. Ce jour-là, la coutume voulait que les mariés fassent un repas de poisson, en présence de toute la famille. C'était Tqsir el hout, l'écaillage du poisson. Durant cette cérémonie, les nouveaux mariés devaient écailler un gros poisson
Avant de remettre son poisson, le pêcheur arrangeait un peu le poisson, le lavait bien, le posait sur un plateau couvert d'herbes marines et souvent, l'accompagnait d'un bouquet de fleurs
Il faut savoir que le pêcheur juif était doublé d'un jardinier. Ordinairement, il exerçait même trois ou quatre métiers
Jardinier (ouvrier), pêcheur, fabricant de beignets le matin et vendeur de poissons frits le soir, occasionnellement fabricant de gâteaux à l'huile et au miel et aussi, marchand de graines grillés (pépins, amandes, pois chiches, fèves, etc.) Si ces métiers n'étaient pas des plus honorables chez nous, ils n'en étaient pas moins de ceux qui exigeaient du courage et de l'endurance et parfois une force herculéenne. Je reparlerai de la pêche plus loin