bouzaglo


Les veilleurs de l'aube-Victor Malka

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Tous les poètes juifs du Maroc n'ont qu'une idée en tête : imiter son bref poème, Agadelkha elohé kol néchama (Je t'exalterai, Dieu de toutes les âmes), devenu aujourd'hui partie intégrante de toute liturgie juive :

Je t'exalterai, Dieu de toutes les âmes,

Je te rends grâce dans la crainte et le tremblement.

Je me tiens au sein de ton Assemblée, ô Rocher,

[pour te glorifier.

A toi je me soumets, je baisse la tête et l'échiné.

N'a-t-il pas étendu les voûtes célestes d'une seule parole ?

Et la terre, ne l'a-t-il pas fondée du néant ?

Quel homme pourrait-il scruter le mystère de son

[créateur ?

Qui est-il donc, de l'orient à l'occident ?

Dieu est au-dessus de toute expression et de tout langage.

L'Être prodigieux qui a fait tout avec sagesse !

Qu'il soit exalté au sein d'un peuple saint et éminent !

Que soit magnifié son grand Nom dans le monde !

Un autre poète espagnol sera, lui aussi, un maître et un modèle. Il s'agit de Salomon Ibn Gabirol, né à Malaga au xie siècle, l'un des poètes les plus fins de cet âge d'or andalou. De lui aussi les juifs marocains ont retenu une pièce poétique chantée tous les samedis avant le lever du soleil :

À l'aube, je t'adresse ma prière, toi mon Rocher et mon

[refuge !

J'expose devant toi mes oraisons du matin et du soir.

Devant ta suprême grandeur, je suis là tremblant.

Car ton regard pénètre les pensées de mon cœur.

Que peuvent donc faire le cœur et la langue ?

Ma force est bien faible quand seul un souffle habite

[mon cœur !

Puisque le chant de l'amour t'est agreable

Je t'adresse mes louanges tant que l'âme divine est

[en moi.

Éclaire mes ténèbres, toi le créateur de mon corps !

Prête l'oreille à ma mélodie et écoute ma prière !

Les thèmes que développera tout au long de son œuvre Ibn Gabirol se retrouveront intégralement dans les poèmes des rabbins marocains. Les uns et les autres ressentent les mêmes douleurs et entretiennent d'identiques espérances. C'est pourquoi dans les différentes éditions de cette antho­logie, on trouve mélangées les œuvres des uns et des autres, sans qu'on puisse toujours distinguer véritablement les poèmes des uns de ceux des autres. Nombre de fidèles de la synagogue marocaine attribuent ainsi à l'un de leurs poètes telle pièce que connaissent tous ceux qui ont parti­cipé un jour à un office de Roch Hachana ou de Kippour. Or cette pièce poétique a également pour auteur Ibn Gabirol :

L'esprit humble, le genou et la taille pliés, je viens

[vers toi avec crainte et vénération.

Je me considère comme un petit vermisseau de la terre

[par rapport à toi

Qui emplis le monde et dont la grandeur est infinie.

Comment un être tel que moi pourrait-il te louer et

[avec quoi ?

Si ta majesté ne peut être contenue par les anges d'en

[haut, à plus forte raison par moi-même ?

Car tu as multiplié les bienfaits dont tu m'as gratifié.

A toi, toute âme doit rendre hommage !

Et, à la fin des poèmes des uns et des autres, on trouve un appel à l'espérance messianique. C'est une sorte de refrain général qui affirme – que l'on soit en Andalousie ou en terre d'islam – que, même si le Messie tarde à venir, les juifs ne désespèrent pas. Ils attendent le Fils de David.

Les veilleurs de l'aube-Victor Malka

Dans ces poèmes généralement très longs, le poète juif marocain, lui, évoque la vie et l'œuvre des patriarches, raconte des légendes bibliques célèbres, rappelle à sa façon l'histoire de la création du monde ou celle du don de la Torah sur le mont Sinaï, résume des propos de sages du Talmud. Il reconstitue, le plus souvent, des récits de vie tels que la descente aux enfers de Joseph ou la mort de Moïse, ou encore la profondeur de la foi du premier des patriarches, Abraham. Parfois le poète se contente de donner des conseils de vie comme celui de s'éloigner de toute forme de vanité parce qu'un homme, quel que soit le pouvoir dont il dispose, n'est, au fond, « qu'une fourmi ». (« N'oublie pas quelle est ta place, écrit David Bouzaglo. Assieds-toi parmi les humbles. ») Parfois encore, le poète dialogue avec la Torah, elle-même considérée comme « une aimée ». Il arrive qu'il mette en valeur les vertus de la prière et les avantages ou les grandeurs de l'espé­rance. Ces longs poèmes écrits spécialement pour la veil­lée du shabbat sont toujours en rapport avec les thèmes abordés dans le texte du Pentateuque – la péricope – de la semaine. Dans d'autres poèmes, on raconte la vie de saints locaux et les miracles supposés que leur attribue la rumeur populaire.

La musique dont il est question ici et qui accompagne ces poèmes est d'expression vocale. Comme ces œuvres sont chantées à l'occasion du shabbat, l'utilisation d'un quelconque instrument de musique est évidemment inter­dite par la tradition juive, comme elle l'est d'ailleurs dans celle de l'islam. Donc ni lyre ni violon, ni oud ni tambour. A cet égard, une autre légende (un midrach) fait dire à Dieu s'adressant aux enfants d'Israël : « Bien que vous m'ayez glorifié par les harpes et les lyres, c'est le son de votre voix qui m'est le plus agréable. » Serait-ce là une spécialité du peuple d'Israël ? Abraham Ibn Ezra, ainsi qu'on l'a vu plus haut, n'est pas loin de le penser.

La musique andalouse, émigrée des métropoles ibé­riques, sera conservée par les communautés juives avec la même ardeur et le même souci d'authenticité que dans les cercles musulmans. C'est sur les antiques mélodies de cette musique que vont se greffer les textes des poètes juifs. A chaque semaine sa nouba (son mode musical). On adapte les textes liturgiques à ceux qui, à l'origine, accompagnent cette musique chez les musiciens musul­mans. Parfois les poètes juifs poussent le souci du détail jusqu'à utiliser, en hébreu, des termes qui rappellent tou­jours les rimes des poètes arabes. Moyen mnémotech­nique, histoire sans doute de rappeler au lecteur juif l'air sur lequel il convient d'interpréter tel ou tel morceau.

La musique andalouse occupe peu à peu au sein des juifs du pays une place telle – observe dans son Tableau de la musique marocaine Alexis Chottin  que lorsqu'un sultan désire renouer avec la tradition et reconstituer l'or­chestre andalou de son palais, c'est dans le quartier juif (le mellah) qu'il envoie des émissaires recruter ses musiciens.

Bien plus, on dit que tel musicien juif de Mogador était unanimement reconnu comme une autorité dans ce domaine au point que si, d'aventure, un conflit technique ou doctrinal éclatait entre des chefs d'orchestre sur le rythme, l'évolution ou la définition de tel mode musical, c'est vers lui que l'on se tournait pour trancher.

David Bouzaglo fut, comme d'autres avant lui, un de ces experts que l'on consultait – et que l'on écoutait – en milieu musulman à l'heure du doute et des interrogations sur une musique qui a toujours été – il convient de le rappeler – transmise de génération en génération unique­ment par voie orale. Le chercheur Haïm Zafrani, citant « un informateur », raconte que des musiciens profes­sionnels de renom comme Abdelkrim ar-Raïs (une des célébrités marocaines), chef de l'orchestre Al-Brihi de Fès, prenaient souvent conseil auprès du rabbin Bouzaglo. De son côté, Haïm Louk atteste avoir vu des experts maro­cains venir chercher auprès de son maître telle ou telle précision musicale.

Mais comme dans toute transmission de cette nature, des mélodies andalouses se sont perdues pour toujours, d'autres – la transmission orale ayant des défaillances – se sont altérées ou transformées.

Les veilleurs de l'aube-V.Malka-Vous gens du Maghreb (Atem Yotsé Maarav)

Il convient d'évoquer ici un point d'histoire. La ren­contre entre ces juifs que l'historiographie juive appellera megorachim (expulsés) avec les tochavim (les juifs autochtones) ne sera pas un long fleuve tranquille, loin s'en faut. Querelles incessantes, controverses théologiques et juridiques (halakhiques), accusations réciproques : un véritable schisme, de caractère religieux, social et culturel, un réel choc culturel sépare leurs communautés. On ne prie pas dans les mêmes synagogues. On ne se fréquente pas ou très peu. Les uns et les autres n’ont pas, par exem­ple, la même appréciation de ce que signifie une viande casher. Le conflit doctrinal sur ce point en particulier – nombre d’historiens l’évoqueront – durera d’ailleurs des siècles. A peine se considère-t-on comme appartenant à la même religion. Les récits légendaires racontent que si, d’aventure, tel jeune homme appartenant à une famille d’expulsés épousait une jeune femme de la famille des juifs autochtones, on considérait le jeune homme comme décédé et on en prenait ostensiblement le deuil. Certains gardent encore le souvenir de ce que, dans leur enfance, au mitan du xxe siècle, les juifs d’origine espagnole trai­taient leurs coreligionnaires autochtones de forasteros et il ne s’agissait pas là d’un compliment ou d’un titre de noblesse.

Quel rapport avec la musique ou la liturgie synagogales ? Il y a un domaine où les juifs venus d’Espagne vont s’imposer totalement et en très peu de temps : celui des mélodies synagogales et des airs liturgiques.

Voici des hommes et des femmes qui, vivant en sym­biose intellectuelle avec les maîtres de la musique anda­louse, ont adapté ces airs dans leurs prières, dans leurs chants quotidiens, dans leurs rites religieux et jusque dans leurs élégies.

La confrontation entre les airs de ces juifs venus d’une civilisation relativement raffinée et ceux que chantaient les juifs installés dans ces régions depuis longtemps était par trop inégale. D’un côté, des musiques agréables, riches, variées, sophistiquées, créées en commun par des groupes de poètes et de musiciens expérimentés ; de l’autre, des airs simples, monocordes, sans grande invention et souvent répétitifs. D’un côté, des musiques créées pour servir d’accompagnement à chaque heure de la journee  et de la nuit et épousant toute la palette des sentiment׳, qu’un homme peut éprouver : de la joie à la mélancolie, de la tendresse à l’exaltation, de l’amusement à l’allégresse, de la méditation à l’espérance. Le tout obéissant à des règles telles que l’andante ou l’allegro. Oui, assuré­ment, la musique andalouse est un trésor et ce trésor va balayer comme fétu de paille les airs sur lesquels les juifs autochtones psalmodiaient plus qu’ils ne chantaient vrai­ment leurs textes religieux, leurs rituels et leurs prières.

Si bien que, très vite, ces airs musicaux prennent vérita­blement possession de la quasi-totalité de la liturgie des juifs du Maroc. Ces mélodies vont les accompagner dans leurs errances. Elles sont aujourd’hui devenues presque une sorte de repère identitaire. A Paris et à Lyon, à Anvers et à Genève, à Montréal et à Madrid, ces airs perpétuent une histoire et une mémoire. Dans certaines synagogues françaises, même les juifs ashkénazes ont désormais appris à chanter tel texte des psaumes selon des airs des modes andalous Istihlal (qui, à l’origine, chante l’éveil de la lune) ou Ghribt el Husayn (qui s’extasie devant le beau et le merveilleux). Il serait sans doute exagéré de pré­tendre que ces airs sont chantés selon les règles que connaissent les vrais amateurs de cette musique. Détachés de leur lieu de naissance, ils se sont peu ou prou dété­riorés, altérés. Les fidèles chantent sans savoir en vérité ce qu’ils chantent. De plus, la mémoire n’a gardé que les airs simples ; en route se sont perdus des airs complexes ou sophistiqués… Il arrive aussi que tel air de la musique andalouse, en pénétrant dans la sphère et les rites de la synagogue, subisse, de manière incompréhensible, une mutation. Sans qu’on puisse expliquer aujourd’hui ni quand ni comment de telles transformations se sont pro­duites. « C’est l’oubli et l’ignorance – dit aujourd’hui Haïm Louk – qui sont responsables de ces altérations. »

Vous gens du Maghreb (Atem Yotsé Maarav)

O vous, gens du Maroc, hommes de foi,

Soyez nombreux à glorifier Dieu, en ce jour de Mimouna.

C’est ainsi, au Maroc, depuis les temps anciens,

Que s’expriment les juifs, bénissant leurs amis :

Réussis donc, mon frère, sois heureux et prospère !

Les enfants du pays, selon leur tradition,

Jusqu’à nos jours encore, en terre marocaine,

Offrent aux juifs de beaux cadeaux.

Juifs et Arabes, tous réunis,

Chantent en chœur, l’âme réjouie.

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