Les dhimmis, des sujets à part-Source : Reinhart Dozy, Recherches sur l’histoire et la littérature de l’Espagne
pendant le Moyen Age, Paris, 1881
Younes Messoudi
Les dhimmis, des sujets à part
Minoritaires dans les pays musulmans, juifs et chrétiens ont bénéficié jusqu’au XIXe siècle du statut de dhimmi. Leur présence en terre d’islam était ainsi protégée, mais aussi réglementée et assujettie au paiement d’un impôt élevé .
Dhimmi ! Un mot à consonance arabe qui rappelle un statut aujourd’hui disparu et qui existait autrefois dans les pays musulmans. Son origine, sa fonction et sa finalité ont été étudiées par les orientalistes de tous bords. De nos jours, la vigueur de l’islam aidant, certains en ont profité pour remettre à flot ce mot en désuétude. Ils se mettent à fantasmer, telle Gisèle Littman-Orebi, alias Bat Ye’or, qui théorise depuis plusieurs décennies sur le retour de la « dhimmitude » dans une Europe qui serait devenue l’Eurabie, un espace qui serait gouverné par les musulmans après l’imposition de l’islam par les immigrés. Après l’assassinat de 77 personnes en juillet 2011 par le terroriste norvégien d’extrême-droite Anders Behring Breivik, la police a retrouvé chez lui les écrits théoriques sur l’Eurabie de Bat Ye’or, dont les travaux sont jugés de manière quasi unanime par la communauté scientifique comme partisans et peu fiables.
On appelle dhimmis ou ahl dhimma les chrétiens et les juifs qui vivaient en tant que minorités dans les Etats musulmans. Leur présence en terre d’islam n’était pas seulement tolérée, elle était codifiée par des textes de loi qui protégeaient et réglementaient cette présence. Il faut dire que des trois religions du Livre (islam, christianisme et judaïsme), seul l’islam a codifié juridiquement la présence des suiveurs des autres Ahl Al Kitab (gens du Livre) sur ses territoires. On ne trouve pas d’équivalent de dhimmis dans les Etats régentés par des princes chrétiens ou juifs.
« L’archétype de l’opprimé »
Pour autant, les dhimmis n’étaient pas considérés comme des citoyens à part entière. En échange du paiement d’un certain impôt, la dhimma, et du renoncement à pouvoir prétendre être les égaux en droit du citoyen musulman, les dhimmis pouvaient vivre sans grands soubresauts et même, dans certains cas, en harmonie avec le reste de la population locale. Chaque croyance vivait séparée des autres et cantonnée dans son monde et ses traditions. Les musulmans, qui se considéraient chez eux, vivaient là où ils voulaient, c’est-à-dire partout. Les chrétiens et les juifs étaient parqués dans des quartiers spécifiques et séparés également. L’émanation de ces quartiers, celle qui est la plus proche historiquement, est le mellah, appelé ghetto en Europe. L’historien américano-israélien Bernard Lewis définit le statut de dhimmi comme l’« archétype de l’inférieur et de l’opprimé », mais il rappelle que l’islam, contrairement aux autres religions, a octroyé une protection juridique aux Ahl Al Kitab. Même si cette protection pouvait être considérée comme une « apartheidisation » des deux autres religions, elle avait le mérite d’exister.
Le mot dhimma apparaît avec la naissance et l’expansion de l’islam. On retrouve sa trace dans une lettre envoyée à un gouverneur par Omar Ibn Al Khattab, le deuxième des quatre califes dits « bien guidés » (khoulafae al rachidoune). Le mot a été retrouvé plus tard à Séville, dans Al-Andalus, au XIIIe siècle, dans un texte juridique, une sentence signée par un homme de loi musulman. La condition de dhimmi a traversé les âges et les siècles. Jusqu’au début du XXe, il y avait des dhimmis, surtout juifs, dans certains pays musulmans. La question fondamentale est la suivante : en terre d’islam, ces trois religions ont-elles coexisté pacifiquement ? Il n’y a pas de réponse exacte, mais on peut néanmoins avancer que cela dépendait des époques et des pays. Toutefois, il est historiquement établi qu’une certaine symbiose culturelle a uni musulmans et juifs, ce qui n’était pas le cas entre musulmans et chrétiens. Après la conquête arabe, la chrétienté a mieux résisté à l’expansion de l’islam au Moyen-Orient. Elle a par contre été balayée en Afrique du Nord, où la deuxième religion après l’islam était assurément le judaïsme.
Les juifs, mieux « arabisés »
La « dhimmitude », pour reprendre ce néologisme controversé aujourd’hui, a concerné particulièrement les juifs dans les Etats du Maghreb (Maroc, Algérie et Tunisie), ainsi que leurs coreligionnaires au Moyen-Orient qui étaient unis par leurs chaînes avec les Arméniens, les Grecs et les autres croyances chrétiennes de l’Empire ottoman, comme par exemple les coptes d’Egypte. Toutefois, chrétiens ou juifs, dans le cocon de la « dhimmitude », étaient égaux en droit et traités de la même manière et par le prince et par la population musulmane. C’est que l’islam, contrairement à une idée répandue, n’oblige personne à changer de religion pourvu que ce soit un adepte d’une religion monothéiste et « révélée ». C’est-à-dire le christianisme et le judaïsme, auxquels l’islam accorde sa protection parce qu’il considère ces deux religions comme « divines », même s’il minimise leur « divinité ». Il n’empêche, Jésus et Moïse sont considérés par les musulmans comme des prophètes à part entière. Même le sabéisme, une secte judéo-chrétienne aujourd’hui quasiment disparue, est considérée par les premiers théologiens musulmans comme faisant partie des Ahl Al Kitab. Les Sabéens, qu’il ne faut pas confondre avec les habitants du royaume de Saba, sont cités à plusieurs reprises dans le Coran.
Bernard Lewis, qui est l’un des historiens à s’être le plus intéressé à l’histoire du judaïsme en terre d’islam, estime que les juifs, contrairement aux chrétiens, ont partagé les valeurs des sociétés musulmanes dans lesquelles ils vivaient. Ils se sont « arabisés ». Certes, cette symbiose ne signifiait pas la coexistence pacifique qu’on met en avant aujourd’hui pour des raisons politiques ou idéologiques, mais les juifs en terre d’islam vivaient apparemment beaucoup mieux que leurs coreligionnaires en Occident. Un autre spécialiste du judaïsme, l’Américain Norman Stillman, considère que les juifs ont connu leur apogée durant les siècles du Haut Moyen-Age, entre 900 et 1200. Une époque dorée de l’islam qui était alors en plein essor économique, auquel les juifs ont pu participer et dont ils ont pu bénéficier. Le Bas Moyen-Age marquera une détérioration de la situation des dhimmis, due en partie au déclin du monde arabe.
Les dhimmis étaient tenus de s’habiller différemment des musulmans. Ils devaient porter des signes distinctifs sur leurs vêtements. C’est un calife de Bagdad qui introduisit au IXe siècle le signe jaune pour les dhimmis, un distinctif qui fut repris par les Occidentaux pour marquer les juifs. Dans les bains publics, un dhimmi était obligé de porter un signe qui le différenciait d’un musulman. Leurs montures et leurs armes, quand ils avaient le droit d’en utiliser, devaient également se démarquer de celles des musulmans.
Et leurs constructions étaient sévèrement réglementées. Leurs églises et synagogues, par exemple, ne devaient pas être plus hautes que les mosquées. Selon le bon plaisir des princes musulmans, sultans ou émirs, les dhimmis rencontraient plus ou moins de difficultés pour construire de nouveaux lieux de culte. La seule tolérance dont ils bénéficiaient était la restauration de leurs anciens lieux de prière.
Méprisés mais pas détestés
Mais la différence majeure entre un dhimmi et un musulman résidait dans les taux d’impôts dus à l’Etat, excessivement élevés dans le cas des juifs et des chrétiens. Et dans la vie de tous les jours, signale Bernard Lewis, l’humiliation subie par ces deux catégories de population protégée était généralisée. « Tous les musulmans, même les enfants, sont libres de les insulter, de les frapper, ou de leur lancer des pierres. Aucune réplique, aucune défense ne sont possibles, car frapper ou insulter un musulman est considéré comme une offense capitale ». Une offense dont la punition est généralement la mort. Ce qui n’empêche pas le même Lewis de reconnaître que « la situation des non-musulmans en islam au Moyen Age et sous les Ottomans était certainement meilleure que celle des non-chrétiens et des hérétiques dans l’Europe médiévale », martyrisés ou brûlés par l’Inquisition en raison de leurs croyances. Le dhimmi était certes un citoyen de second ordre, mais c’était un citoyen tout de même.
On sait aujourd’hui qu’aucun métier ne lui était interdit, qu’il pouvait se déplacer librement dans l’espace géographique musulman, à l’exception de La Mecque et certains autres lieux saints de l’islam. La violence à son égard « était rare et peu commune », selon Lewis. Il était considéré comme ennemi de l’islam seulement quand il prêtait assistance aux Croisés ou aux Mongols qui envahirient l’espace géographique musulman. Lewis assure n’avoir trouvé que « peu de traces de sentiments hostiles, profondément enracinés, comparables à l’antisémitisme du monde chrétien », ce qui n’empêchait pas un certain mépris pour les dhimmis. Mais entre brûler un homme à cause de ses croyances religieuses comme cela se passait en Europe et le mépriser seulement, il y a un monde, une différence fondamentale de traitement dû à un citoyen, fusse-t-il de deuxième ordre.
Révolution industrielle et des esprits
Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y avait pas d’exception à la règle. Mais cela restait une exception. Le ministre, littérateur et théologien andalou Ibn Hazm (Abou Mohammed Ali Ibn Hazm Zahiri Al Andaloussi, 994-1064) a produit une littérature polémique violemment antijuive qui a fait des ravages dans la population musulmane d’Al-Andalus de l’époque, mais il n’a pas fait d’émules, ou très peu. Dans la littérature anti-dhimmi, on trouve seulement le poème anti-juif d’Abou Ishaq qui a contribué à déclencher des émeutes qui se sont soldées par un massacre de juifs à Grenade en 1066. Un pogrom qui, de l’avis de Bernard Lewis, reste extrêmement rare dans l’histoire des relations entre musulmans et dhimmis.
Finalement, ce n’est qu’au XIXe siècle que ce mariage de raison, et d’obligation, a commencé à s’effriter lentement. En 1856, le sultan ottoman a ouvert la voie à la révolution des esprits en signant un firman (décret impérial) historique par lequel il libérait les dhimmis de leurs chaînes et en faisait les égaux de ses sujets musulmans. C’était une abolition pure et simple des restrictions imposées aux dhimmis. Paradoxalement, cette révolution n’a pas plu à certains sujets de deuxième ordre du sultan. Certains Grecs protestèrent contre cette libéralisation en arguant que juifs et chrétiens se retrouvaient désormais sur le même pied d’égalité. Un fait intolérable pour un chrétien qui, à l’époque et jusqu’à récemment, estimait que les juifs étaient responsables de la crucifixion de Jésus-Christ.
Mais les transformations économiques et industrielles qui révolutionnaient le XIXe siècle européen étaient en train de transformer les esprits. Les juifs européens, jusque-là victimes de toutes sortes de tracasseries, d’humiliations et de pogroms, se retrouvèrent dans une meilleure situation sociale que leurs frères des pays musulmans, dorénavant soumis aux appétits territoriaux des puissances européennes. La « dhimmitude » disparaissait peu à peu de l’espace méditerraneo-européen, au profit d’une imposition : le colonialisme, où le citoyen musulman devenait « l’indigène », le citoyen de deuxième ordre face au colon.
C’était déjà le cas en Algérie, depuis 1830, date de l’occupation du pays par la France. Une situation qui s’aggrava avec le décret Crémieux de 1870, qui octroya d’un coup la nationalité française à 35 000 juifs algériens. L’arabe musulman, qui n’était plus maître de son pays ou n’allait plus l’être, devenait ainsi une sorte de dhimmi d’un genre nouveau, celui de l’Européen.
Le poème qui a fait un massacre
Le massacre des juifs de Grenade en 1066 est considéré par les historiens comme le premier pogrom en Europe. Si, comme le signale l’historien Bernard Lewis, les pogroms ont été relativement rares dans les pays musulmans, celui-ci fut tout de même sanglant. Le 30 décembre de cette année-là, une foule de musulmans se déploya dans la ville, força les portes du palais royal et assassina le vizir juif Joseph Ibn Nagrela en le crucifiant. Puis elle dirigea sa fureur vers les juifs grenadins. Les historiens estiment que la majorité de la population juive fut exterminée. Plus de 1500 familles juives passèrent de vie à trépas en une seule journée, c’est-à-dire presque 4000 âmes. Si le poème d’Abou Ishaq n’était pas la cause principale de ce massacre, il y contribua fortement.
« Ne croyez pas que c’est trahir la foi que de les tuer
C’est trahir la foi que de les laisser continuer
Ils ont rompu notre contrat
Comment seriez-vous coupables contre de tels violateurs
Comment peuvent-ils avoir un pacte
Quand nous sommes obscurs et qu’ils sont élevés
Maintenant nous sommes les humbles
Comme ni nous avions tort et eux raison !
Ne tolérez pas leurs méfaits
Car vous êtes garants de ce qu’ils font
Dieu veille sur son peuple
Et le peuple de Dieu l’emportera »
Abou Ishaq.
Source : Reinhart Dozy, Recherches sur l’histoire et la littérature de l’Espagne pendant le Moyen Age, Paris, 1881
Younes Messoudi