Le mariage traditionnel chez les juifs marocains-Issachar Ben-Ami
LE MARIAGE TRADITIONNEL CHEZ LES JUIFS MAROCAINS
לעילוי הנשמות הטהורות אסתר וגלאוסיה וייזר ז״ל
extrait du livre " le Judaisme Marocain "
Issachar Ben-Ami
avant-propos
Il semble que les centaines et milliers d'articles et publications qui concernent les Juifs d'Afrique du Nord, écrits généralement en diverses langues, sont loin de nous donner une image profonde et équilibrée de ce Judaïsme.
La négligence volontaire d'une part, de divers chercheurs non-juifs qui ont enquêté cette aire culturelle de tout ce qui concerne les Juifs et de l'autre côté, le peu d'intérêt qu'ont montré les Juifs nord-africains en tout ce qui concerne l'écriture de leur histoire et de leur vie culturelle, permettent difficilement au chercheur de s'adonner à l'enquête systématique de cette culture afin de remonter à leurs sources et racines.
En effet, même une comparaison superficielle entre le nombre de manuscrits et documents que ce Judaïsme nous a légués, et malheureusement seule une petite partie en est restée, et ce que d'autres groupes ethniques ont écrit, nous permet de mesurer l'activité spirituelle intense des Juifs marocains. Seules quelques matières telles que l'Exégèse biblique, les Responsa, etc… ont été publiées en nombre limité, qu'on peut considérer aujourd'hui comme manuscrits.
Une grande partie de ce patrimoine, et certainement la partie onde, est encore a ce jour resté inexploré. Une partie des articles présentés dans ce livre expose certains problèmes, mais est loin de les traiter a fond. Notre désir est non seulement de présenter certains aspects de cet héritage qu'il faut encore étudier, mais aussi de proposer un moyen d'étude.
La plupart des recherches est basée sur un travail de terrain qui a duré de longues années en Israël et dansla Diaspora. Certains sujets traités ici sont presque inconnus tel que "l'humour juif marocain" qu'on connaît tout aussi mal que l'humour des Juifs orientaux.
Ceci est aussi vrai pour l'étude de certains rites magiques telle que la nouerie de l'aiguillette ou les rites d'accélération du mariage. Les articles concernant la vénération des Saints fait allusion au rapport très étroit entre ce groupe ethnique et ses Saints. Il est probable que certains sujets donneront place à l'avenir à des monographies détaillées.
Bien que parfois les relations entre les Juifs et les Musulmans étaient très tendues et malgré les persécutions,la Communautéjuive était magistralement organisée. Quand nous voyons aujourd'hui le reste des manuscrits et des archives où on copiait la plupart des documents, et aussi le nombre très grand des accords entre deux parties qu'on consignait par écrit sur la demande d'une des parties, on ne peut que s'émerveiller sur cette puissance d'organisation.
Malgré la destruction de plusieurs archives dela Communauté, l'abandon de grands archives familiaux vu le départ souvent précipité du Maroc et la venue en Israël, et aussi à cause des restrictions des autorités marocaines, le reste des documents peut nous permettre de pénétrer le monde intérieur de ce Judaïsme dans les derniers siècles.
On ne peut comprendre non seulement le processus d'absorbtion en Israël des Juifs d'Afrique du Nord, par rapport aux autres Communautés, ainsi que leur attitude vis-à-vis des différentes valeurs sociales, mais aussi leurs processus internes et spécifiques sans la dimension perspective et de ce point de vue la recherche du passé historique, social, économique et culturel de ce Judaïsme est indispensable.
Il m'est personnellement agréable de remercier tous ceux qui ont permis la publication de ce volume: M. Shaoul Ben-Simhon, Président de l'Organisation Mondiale des Juifs d'Afrique du Nord, qui a montré un intérêt constant à mes recherches et publications, à l'Edition Rubin Mass qui a tout fait pour faciliter la parution du livre, ainsi qu'à l'Imprimerie Alpha pour leur studieux travail.
Jérusalem, Août 1975 Université Hébraïque de Jérusalem
I.Ben-Ami
Le mariage traditionnel chez les juifs marocains
INTRODUCTION
Buts et méthode d'approche
Ce travail décrira les cérémonies traditionnelles du mariage juif marocain, telles qu'elles se célébraient au dix-neuvième et au début du vingtième siècle. La date limite est celle de 1912, date à laquelle fut signé le Protectorat français au Maroc. Cette reconstitution de ce mariage est entièrement basée sur les diverses descriptions que j'ai recueillies chez des informants.
Nous nous sommes efforcés, après le recoupage et les vérifications de ces informations, de distinguer entre ce témoignage, qui a une valeur intrinsèque, et nos explications, qui se basent sur des théories actuelles, dont la valeur est relative. C'est une méthode de travail que les ethnologues n'ont pas toujours suivi.
L'enquête directe auprès des Juifs marocains, qui a duré cinq mois (Janvier-Juin 1965), a englobé plus d'une centaine d'informants. Né au Maroc et ayant vécu plus d'une vingtaine d'années dans ce pays, notre connaissance du milieu juif nous a permis d'éviter certaines erreurs, dont quelques chercheurs, étrangers à une certaine culture, ne sont pas toujours exempts. Le fait d'avoir, en tant qu'enfant, assisté à ces cérémonies, nous a par ailleurs facilité aussi le travail.
Nous avons eu la chance d'avoir d'excellents informants; certains, âgés de plus de quatre-vingt-dix ans, vivent encore cette culture. En général, le témoignage des femmes interrogées a été plus détaillé et plus fidèle que celui des hommes.
Nous possédons quelques descriptions partielles d'un mariage juif à Rabat, Salé, Tanger et Fez que nous citerons plus loin. Tout le matériel ici exposé parait pour la première fois. Une littérature très abondante sur les cérémonies du mariage musulman en Afrique du Nord, bien que pas toujours précise, nous permet de faire une bonne comparaison avec le mariage juif de cette région.
Les coutumes du mariage musulman en Afrique du Nord sont très différentes d'une région à l'autre et il serait souhaitable d'entreprendre une étude comparative, qui engloberait tous les rites de mariage de cette partie de l'Afrique.
Nous avons largement puisé dans les écrits de nombreux auteurs, qui ont, à partir du seizième siècle, visité l'Afrique du Nord, et nous ont laissé de précieuses descriptions ethnographiques.
Nous avons essayé, dans ce travail, de relever certaines coutumes pratiquées en Israël durant la période biblique et talmudique. Malheureusement, il n'existe aucun ouvrage ni aucune étude sérieuse, qui auraient pu faciliter notre comparaison, qui restera de ce fait incomplète.
Dans la plupart des cas, nous avons dû puiser à la source même. "On ne trouve point dans la Bible, clairement indiqué, l'usage d'un cérémonial quelconque aux mariages des premiers Hébreux". Toutefois, la procession de la fiancée, de la maison paternelle à celle de l'époux, avec danses et musique, parait tenir une place particulièrement importante dans ces cérémonies, tout comme chez les Musulmans et les Israélites.
Une longue cohabitation avec les indigènes du pays, l'isolation de certaines communautés juives, surtout de l'Atlas, ont grandement influencé la physionomie de ces communautés. Les Juifs, particulièrement ceux du Sud, ne se différenciaient pas de leurs voisins, même en ce qui concerne l'habillement,sauf pour la couleur, qui devait être noire.
En effet, dès le Moyen Age, nous sentons déjà le fruit de cette acculturation, même dans le domaine religieux. Selon l'usage musulman, il est interdit de pénétrer chaussé dans une mosquée. Certaines communautés juives adoptèrent au Moyen Age cette coutume étrangère àla Synagogue.
Des Juifs s'interdirent de maudire un Cohen, descendant d'Abraham, parce que, dans ce pays, c'est une injure grave de maudire un descendant du Prophète Mahomet. Certains documents juifs commencent par une formule hébraique analogue au célèbre premier verset du Coran.
Ainsi, la vie, côte à côte dans le même pays, tend, dans une certaine mesure, à unifier les habitudes des groupes ethniques. Nous verrons combien cela est vrai pour les coutumes du mariage.
Nous avons, pour la description des cérémonies du mariage, préféré suivre l'ordre chronologique, afin de rendre au maximum la réalité de ces cérémonies. Ainsi, une cérémonie déjà décrite n'est pas répétée ailleurs, mais seulement citée, avec les nouveaux détails relatifs à ce lieu. Néanmoins, nous nous sommes plus particulièrement concentrés sur la description de quelques cérémonies parmi les plus importantes.
La transcription des mots et expressions arabes est celle adoptée par Colin. La traduction des citations arabes et hébraïques est littérale.
Les Juifs marocains ont, tant en arabe qu'en hébreu, une prononciation défectueuse (aucune différence, par exemple, entre le "ch" et les différents "s"). Nous transcrivons les mots tels qu'ils sont prononcés au Maroc.
LE DEBUT DU MARIAGE
"Qui prétend que la cérémonie du mariage est simple essaie seulement".(Proverbe juif marocain)
Le mariage chez les Juifs marocains dure généralement deux à trois semaines. Selon les informations que nous avons recueillies, cette durée varie entre dix et vingt jours dans les villes, avec une légère préférence pour une période de douze jours; dans la zone espagnole, elle est de quinze jours, et dans l'Atlas, entre dix et vingt jours, le cadre de quatorze jours étant ici le plus courant. Cette durée va en diminuant avec la pénétration de la civilisation européenne. R. Tadjouri décrit, au début de ce siècle, un mariage à Salé qui dure vingt-six jours.
Pour mieux éclairer le mécanisme des rites du mariage nous avons préféré suivre l'ordre chronologique, car, si la célébration de la cérémonie nuptiale a lieu généralement un mercredi, le jour où débutent les cérémonies du mariage n'est pas le même chez tous les Juifs marocains.
Ce chapitre décrira les différentes cérémonies qui ont lieu jusqu'au dernier samedi y inclus, qui précède le mercredi, jour de la bénédiction nuptiale. A part ces cérémonies, il faut rappeler que les fêtes elles-même, animées par des chants et des danses, se prolongent sans interruption du premier au dernier jour.
Le mariage traditionnel chez les juifs marocains
Côte atlantique
A Casablanca, les cérémonies du mariage commencent un jeudi, intitule "nhar hsäb sab' iyyäm". Ce jour-là, !a mère du fiancé, ses soeurs et les tamzwarät de la famille, ainsi que plusieurs invitées, rendent visite à la famille de la jeune fille, et offrent des plateaux contenant de la farine, du henné, du savon, des chaussures, des fruits secs et des bijoux.
On confectionne ce soir-là une amulette appelée srira, que les fiancés doivent porter au poignet jusqu'au jour du mariage. La srira contient du hermel (peganum harmala), réputé pour surmonter la peur des démons. Les fiancés ne pourront plus quitter la maison, sauf pour certaines cérémonies, et doivent être toujours accompagnés.
Tout en chantant des chants appropriés, les femmes s'adonnent aux préparatifs du mariage, qui dureront jusqu'au lendemain après-midi.
Vendredi soir, les deux familles assisteront ensemble à l'office religieux à la synagogue. D'après Nataf, , à la fin de l'office le fiancé va baiser la main du futur beau-père, et, de suite après, sous un prelexte, quelconque, se fâche avec lui. Le beau-père doit alors, par tous les moyens, essayer d'apaiser sa colère. Un diner copieux les réunira encore dans la maison de la fiancée, où les hommes et femmes prennent leur repas dans des chambres séparées.
Samedi est le "sebt el badiän" – ou "sabt erray".Le samedi du commencement", début du mariage. Les Musulmans se servent aussi du même terme: el bdou, "le commencement".. Au matin, le fiancé et ses amis prennent part à la prière dans la synagogue du père de la jeune fille.
Après l'office, tous les assistants sont invités par les parents de la jeune fille, qui servent à cette occasion de !a viande, des oeufs, de pommes de terre, des salades et de la mahia.
En même temps, les amies de la fiancée, habillées de leurs "ksswa alkbira", viennent admirer son trousseau, qu'on expose ensuite à la vue de tous les invités présents. La jeune fille offre du thé et des gâteaux à ses amies, qui lui tiendront compagnie jusque tard dans la nuit.
Le fiancé, accompagné de ses amis, vient alors surprendre la fiancée, couchée dans son lit recouvert d'un voile et entourée de ses compagnes. Ils soulèvent le lit, découvrent le voile et donnent cours à leur joie. Mes informateurs n'ont pu éclairer le sens de ce jeu. Un déjeuner, réunissant les deux familles, ainsi que quelques invités, terminera les diverses réjouissances.
Comment expliquer ce jour-là, la liberté avec laquelle les jeunes gens abordent la fiancée et ses amies, dans une société où la séparation des sexes est si stricte? En effet, ils possèdent certains droits, qu'ils gardent jalousement. La clef du problème réside dans la réunion, ce soir-là, d'un certain nombre de jeunes gens dans la maison du fiancé, à l'occasion de laquelle un groupe communément appelé ici 'zara ou lslan se formera.
Leurs fonctions sont bien claires et bien définies, mais les renseignements abondent moins sur la formation pratique du groupe. Au cours de la réunion, cinq jeunes hommes seront choisis, et, à partir de ce moment, resteront attachés au service du fiancé. Les principaux critères pour l'élection de cette cour sont: a) le fait d'être un ami personnel du fiancé, et b) la possession d'une certaine expérience de la vie: un jeune homme nouvellement marié peut faire partie du groupe, qui joue aussi un certain rôle dans la préparation sexuelle du fiancé. Celui- ci est nommé Sultan. Il choisit un vizir et distribue d'autres fonctions, dont la plus importante est celle de trésorier. On constitue une caisse qui servira à couvrir les frais des repas pris en commun.
Après cela, le fiancé, accompagné de sa cour, va à la maison de la jeune fille, où une grande assistance l'attend. A son arrivée, commencera la curieuse cérémonie intitulée azmomeg. La signification du vocable ainsi que le sens de la cérémonie sont tombés dans l'oubli. Ce qui est encore plus remarquable c'est que Y azmomegn'est pas très connu des Musulmans d'Afrique du Nord. Ce serait donc une cérémonie particulière aux Juifs marocains.
La mère du marié aura pris la précaution d'offrir ce jour-là, un plateau spécial contenant du sucre, du henné, un oeuf, du qronjal (clous de girofle), un miroir, du calicot blanc, le tout recouvert d'un foulard. Le soir, quand toute l'assistance est rassemblée, un jeune homme, jamais le fiancé, prend l'oeuf et le brise sur la tête de la fiancée, pendant que les femmes scandent : " 'bâto, 'bâto : Elle l'a pris, elle l'a pris, ollâh ma hbbàto": Par Dieu, elle ne le cache point. Ensuite, une des tamzwarâtdépose sur la tête de la fiancée du henné, un miroir, du qronfal, et couvre ses cheveux avec le morceau de calicot. Elle devra rester ainsi jusqu'au mardi soir ou mercredi matin.
A partir de ce soir, les jeunes filles amies de la fiancée forment une cour dont la principale occupation est de lui tenir constamment compagnie.
A Azemmour, le samedi matin, le père de la jeune fille invite les assistants de la synagogue à venir chez lui. C'est le "sebt al badian". Les deux familles déjeunent ensemble. Le soir, on expose le trousseau de la jeune fille, qui sera admiré par tous les invités.
A Mogador, les cérémonies commencent un jeudi, intitulé "nhar rssim".Les femmes se réunissent dans la maison de la fiancée. Dans le plateau où on pétrit le pain, on met des pièces de monnaie conservées de génération en génération et destinées à porter bonheur au nouveau couple. Samedi est le "sabt al qdïm", que les deux familles fêtent chez la mariée. Le soir, les musiciens viennent agrémenter la réunion. Ici, on pense que briser l'oeuf sur la tête de la jeune fille adoucira la vie des futurs époux.
A Safi, c'est aussi le "sabt al badian" qui réunit les deux familles et plusieurs invités dans la maison de la fiancée. On aura pris soin de préparer beaucoup de nourriture pour cette journée.
A Rabat-Salé, le mariage commence le samedi "sabt rssim", le mercredi d'après a lieu un bain froid de la fiancée; jeudi, Yazmomeg, et le samedi suivant est le "sabt erray".