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Michel Abitbol – TUJJÄR AL-SULTÄN

 

Michel Abitbol

TUJJÄR AL-SULTÄN

Il y a une quinzaine d’années, nous avons eu la chance de prendre connaissance de l’existence d’une collection d’archives familiales, un corpus de quelque 200 lettres arabes, datant de la deuxième moitié du XIXème siècle, des lettres dites sharifiennes, adressées du Palais royal marocain à une famille de riches commerçants juifs de Mogador, la famille Corcos.

Salomon, Jacob, Abraham et Haïm Corcos – les principaux acteurs de cet échange épistolaire – étaient, ainsi qu’un petit nombre d’autres “grands” personnages juifs, musulmans, et européens, des “Négociants du Roi” et, à ce titre, le corpus d’archives dont il est question dans cet ouvrage est un outil d’une précision incomparable pour connaître, la structure sociale, les modalités d’action, voire la vision du monde de tout un pan de la société juive du Maroc, à un moment où ce pays vivait les derniers soubresauts de son indépendance précoloniale.

Qui étaient donc ces Négociants du Roi? Des commerçants, bien sûr, mais des commerçants qui se sont fait remarquer du Pouvoir central ou Makhzen autant sinon plus par leur savoir-faire que par leur fortune. Celui-ci va les appeler, à son service, dans un double but: faire fructifier, d’une part, l’argent du Sultan et celui de ses proches dans le commerce avec l’étranger – et tenter d’endiguer, d’autre part, l’irrésistible expansion du commerce européen le long du littoral atlantique marocain.

Cette nomination était généralement sanctionnée par un Edit royal, un Dahir qui, tout en étant vague sur le statut légal acquis par les Négociants du Roi, n’en était pas moins un puissant moyen de promotion sociale et de protection personnelle, permettant à ses détenteurs, de pouvoir compter, en tout lieu et, à tout moment, sur l’aide des représentants des pouvoirs publics:

“Que l’on ne se mette point en travers de leur chemin et qu’on ne leur fasse subir aucun préjudice, de quelque nature qu’elle soit. Nos serviteurs et nos agents qui auront (cet Edit), entre les mains sont tenus de se conformer à ses dispositions”.

C’est la formule consacrée contenue dans chacun de ces textes dont les dispositions étaient renouvelées, à chaque succession royale, les Tujjar juifs, devenant pour l’occasion, “les Juifs du Sultan” et de son entourage immédiat, étant donné “qu’ils sont parmi les commerçants les plus considérés par Nous et parmi les plus dignes d’égards… qu’ils comptent parmi l’élite des négociants qui oeuvrent pour le développement du port de Mogador et pour l’accroissement du Trésor Public”.

Exonérés du versement de l’impôt de capitation, la jizya, auquel sont soumis tous les dhimmi, les Négociants du Roi ne vivaient pas dans le Mellah au même titre que le reste de la population juive, mais dans la Qasba, le quartier administratif de la ville, où chacun d’eux disposait d’une ou de plusieurs maisons d’habitation ainsi que d’un ou de plusieurs magasins que le Makhzen mettait à leur disposition, en échange d’un loyer modique.

En même temps que leur nomination et l’autorisation de commercer avec l’Europe, ils recevaient un premier prêt de lancement pour l’achat de produits d’importation, assorti, le plus souvent, de divers avantages fiscaux et de l’octroi de certains monopoles sur l’exportation de telle ou telle marchandise. En cas de coup dur ou, au contraire, à la vue d’une bonne affaire, les Tujjar avaient toujours le loisir de faire appel au Sultan pour l’obtention d’un nouvel échelonnement de leur dette ou de nouveaux crédits et c’est ainsi que l’une des caractéristiques, les plus remarquables de cette catégorie sociale, devait être son perpétuel endettement auprès du Makhzen qui, très rarement seulement, décidait de retirer son appui à l’un ou l’autre de ses négociants, en faillite.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, plus une personne était endettée auprès des pouvoirs publics et, plus elle était… riche et socialement importante.

Un tel système – économiquement aberrant, à plus d’un titre, il faut bien l’admettre – mais qui avait eu néanmoins comme mérite d’avoir tenu, un tant soit peu, en échec l’intrusion européenne, ne pouvait guère susciter l’enthousiasme des Consuls européens, comme en témoigne cette description, peu élogieuse laissée par le vice-consul de France à Mogador, Charles Delaporte:

“Veut-on savoir comment vit et meurt un Tajjer de l’Empereur?

“Un juif dans la misère, endetté envers Mouley Abd-al-Rahman d’une très forte somme… a tant écrit à l’Empereur que celui-ci vient de lui ouvrir soit un crédit de 10000 piastres fortes à la Douane, soit de lui accorder l’importation de 2000 quintaux de fer, droits payables à termes illimités. Le juif n’a pas un centime, mais son permis à la main, il écrit à d’autres juifs de Londres qui s’empressent de lui expédier les 2000 quintaux. Le fer arrive, se vend à n’importe quel prix, relativement toujours avec bénéfice, puisqu’il est entré sans droits. Avec le profit, on achète des marchandises que l’on adresse au correspondant de Londres. On fait venir un 2ème, un 3ème navire…On est tadjer tant que les 10000 piastres n’ont pas été absorbées par ledit correspondant et puis, quand il n’y en a plus, on écrit, on pleure, de nouveau auprès de l’Empereur…”

Quant au Sultan, il aurait expliqué, en ces termes, sa pensée économique, selon le même consul français:

“L’argent que l’on me doit substante le commerce, fait vivre ceux qui le font travailler et entretient la navigation de mon port… Que les négociants payent ponctuellement les sommes qui suffisent à la solde des garnisons de Maroc et de Mogador, je ne leur en demande pas davantage…”

En 1841, il y avait 19 Tujjar à Mogador dont 14 étaient juifs, 2 musulmans et 3 chrétiens; au milieu des années 50, leur nombre doubla, passant à 39 dont 24 juifs – parmi lesquels un naturalisé français et un naturalisé anglais, 10 musulmans et 5 européens; au début des années 80, sur les 51 Tujjar que comptait Mogador, 31 étaient juifs, 16 musulmans et les 4 autres européens.

Citons quelques noms parmi ces Tujjar juifs – les Corcos qui, avec les Elmaleh et les Afriat étaient les plus entreprenants de tous; assez loin derrière eux, il y avait les Pinto, Coriat, Aflalo, Zagury, Levy-Yuli, Acoca, Ohana, etc

Michel Abitbol

TUJJÄR AL-SULTÄN

Michel Abitbol TUJJÄR AL-SULTÄN

Bien que l’ascension de ces Négociants du Roi fût directement liée à la pénétration européenne, l’institution elle-même plonge ses racines dans les tréfonds de l’histoire marocaine. Ses origines remontent à la dynastie marinide, au XlVème siècle, dont l’exemple fut suivi par les Wattasides, les Sa’dides et les premiers ’Alawites qui eurent pour habitude de se décharger sur quelques uns des commerçants juifs, les plus en vue du pays, pour mener à bien des transactions commerciales ou des négociations diplomatiques avec les Etats européens: rappelons, à cet égard, les ministres de la famille des Waqqasa ou Raqqasa qui travaillèrent au service des Marinides, les Battash, Rosalis et Ruti sous les Wattasides et les Sumbal et Mimran, sous les ‘Alawites.

Cela dit, d’énormes différences existent entre ces Juifs du Palais de la fin du XVIIIème et du XIXème siècles et leurs devanciers des siècles précédents, le moindre n’étant pas la rapidité de déclin des premiers alors que nos Tujjar, eux, surent faire perdurer leur influence et leur ascendant pendant plusieurs générations.

Sans négliger ni les dissemblances d’époques ni les différences des hommes, ce changement s’inscrit, pour une bonne part, dans l’évolution de la société marocaine, depuis la fin du XVIIIème siècle, avec le dégagement progressif de l’Etat marocain des structures agro-pastorales et militaires qui lui servaient traditionellement de base. En butte à la pénétration européenne et, en quête – de plus en plus pressante – de nouvelles ressources, pour couvrir notamment les dépenses occasionnées par les premiers efforts de modernisation de l’armée et de l’administration, le Pouvoir royal s’attela au développement du commerce extérieur, en créant de nouveaux ports comme celui de Mogador où il obligea consuls et trafiquants à transférer leurs activités; ce faisant, il allait promouvoir la naissance d’une petite bourgeoisie marocaine qui se situait à la lisière de la configuration tribale traditionnelle et dont les intétêts coincidaient généralement avec ceux de la classe politique du Royaume dont elle allait devenir le principal soutien.

Contrairement à leurs prédécesseurs des siècles antérieurs dont l’action fut ponctuelle et individuelle, les Tujjar marocains n’agissaient pas seuls, mais en tant qu’élément constitutif de toute une classe sociale, groupant des membres d’origines et de religions différentes. Profitant ensemble de la sollicitude du Pouvoir ainsi que des avantages de la nouvelle conjoncture économique du pays, cette nouvelle bougeoisie marocaine sut accroître ses avoirs, en les diversifiant; elle apprit aussi à les faire durer en plaçant une partie de ses capitaux, à l’étranger ou, encore, en les transformant en biens immobiliers et en moyens de production.

Ainsi, au début des années 60, les Corcos de Mogador possédaient à, eux seuls, une vingtaine de maisons, plusieurs terrains de culture, dans la province des ’Abda ou aux abords immédiats de la ville. Ils étaient également co-propriétaires d’un caravansérail ou fondouk, en plus de la dizaine de magasins et de résidences, du four à pain et du moulin à grains qu’ils occupaient à titre de locataires du Makhzen.

En 1863, les Corcos en compagnie d’autres Tujjar de Mogador – Afriat, Ohana et Acocca – et de Rabat – Lasry – se portèrent acquéreurs des premières actions émises par la toute nouvelle Compagnie Paquet, appelée à dominer le trafic maritime, entre le Maroc et la France. Plusieurs années, plus tard, en 1881, lorsque les Frères Péreire fondèrent la Banque Transatlantique, leurs agents au Maroc furent recrutés parmi les Corcos de Mogador et de Marrakech.

C’est que faute de pouvoir les neutraliser, les grandes firmes européennes et les Consuls des grandes Puissances allaient tenter, au contraire, d’approcher les Tujjar – qu’ils fussent juifs ou musulmans – de s’intéresser à leurs affaires, de les associer aux leurs, avec, en prime, la possiblité de bénéficier de leur protection diplomatique, avec tout ce qu’elle impliquait, en matière légale et politique. Elle était en tout cas un appât formidable pour qui désirait assurer sa sécurité personnelle et sauvegarder des biens difficilement acquis. Le choix, porté par de nombreux pays, sur des négociants juifs indigènes pour les représenter auprès du Makhzen, n’était pas le fait du hasard ni totalement innocent. C’est ainsi , par exemple, que Abraham Corcos fit fonction, à partir de 1862, de représentant consulaire des Etats-Unis à Mogador. Ce qui, d’ailleurs, ne devait pas empêcher le Sultan Muhammad IV de renouveler, la même année, à Abraham et à son frère, Jacob Corcos, leur mandat de “Négociant du Roi”.

Comptant parmi “les commerçants les plus considérés” du Royaume, l’une de leurs principales fonctions consistait à fournir le Palais, en produits européens, de toutes sortes: tissus pour la confection d’uniformes ou d’habits d’apparât, bois sculpté, dalles de marbre, sucre, thé, mais aussi, des fusils, des carosses, armoires, bureaux, baignoires, théières, sucriers, médicaments, épices, violons, montres et bracelets de montres, agendas et registres de comptabilité, sans parler des envois, de fin d’années, de barres de chocolat et autres confiseries et rafraîchissements, sur la nature desquels nos sources sont fort discrètes.

Exportateurs, de grandes quantités de grains, d’huiles, de gomme arabique, d’ambre, d’amandes et de plumes d’autruches passaient entre leurs mains. Une partie de ces produits provenait des zones présahariennes du pays qui, travaillées par l’infiltration d’agents européens – menaçaient de faire sécession, à tout moment, du Royaume pour passer sous l’autorité de petits chefs locaux qui, d’ailleurs, se déchiraient entre eux plus qu’ils ne faisaient la guerre au Sultan. Celui-ci était ainsi particulièrement attentif aux relations détaillées que lui adressaient régulièrement les négociants juifs de Mogador sur la situation politique et militaire qui prévalait dans les confins méridionaux du pays.

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