Michel Abitbol TUJJÄR AL-SULTÄN
Bien que l’ascension de ces Négociants du Roi fût directement liée à la pénétration européenne, l’institution elle-même plonge ses racines dans les tréfonds de l’histoire marocaine. Ses origines remontent à la dynastie marinide, au XlVème siècle, dont l’exemple fut suivi par les Wattasides, les Sa’dides et les premiers ’Alawites qui eurent pour habitude de se décharger sur quelques uns des commerçants juifs, les plus en vue du pays, pour mener à bien des transactions commerciales ou des négociations diplomatiques avec les Etats européens: rappelons, à cet égard, les ministres de la famille des Waqqasa ou Raqqasa qui travaillèrent au service des Marinides, les Battash, Rosalis et Ruti sous les Wattasides et les Sumbal et Mimran, sous les ‘Alawites.
Cela dit, d’énormes différences existent entre ces Juifs du Palais de la fin du XVIIIème et du XIXème siècles et leurs devanciers des siècles précédents, le moindre n’étant pas la rapidité de déclin des premiers alors que nos Tujjar, eux, surent faire perdurer leur influence et leur ascendant pendant plusieurs générations.
Sans négliger ni les dissemblances d’époques ni les différences des hommes, ce changement s’inscrit, pour une bonne part, dans l’évolution de la société marocaine, depuis la fin du XVIIIème siècle, avec le dégagement progressif de l’Etat marocain des structures agro-pastorales et militaires qui lui servaient traditionellement de base. En butte à la pénétration européenne et, en quête – de plus en plus pressante – de nouvelles ressources, pour couvrir notamment les dépenses occasionnées par les premiers efforts de modernisation de l’armée et de l’administration, le Pouvoir royal s’attela au développement du commerce extérieur, en créant de nouveaux ports comme celui de Mogador où il obligea consuls et trafiquants à transférer leurs activités; ce faisant, il allait promouvoir la naissance d’une petite bourgeoisie marocaine qui se situait à la lisière de la configuration tribale traditionnelle et dont les intétêts coincidaient généralement avec ceux de la classe politique du Royaume dont elle allait devenir le principal soutien.
Contrairement à leurs prédécesseurs des siècles antérieurs dont l’action fut ponctuelle et individuelle, les Tujjar marocains n’agissaient pas seuls, mais en tant qu’élément constitutif de toute une classe sociale, groupant des membres d’origines et de religions différentes. Profitant ensemble de la sollicitude du Pouvoir ainsi que des avantages de la nouvelle conjoncture économique du pays, cette nouvelle bougeoisie marocaine sut accroître ses avoirs, en les diversifiant; elle apprit aussi à les faire durer en plaçant une partie de ses capitaux, à l’étranger ou, encore, en les transformant en biens immobiliers et en moyens de production.
Ainsi, au début des années 60, les Corcos de Mogador possédaient à, eux seuls, une vingtaine de maisons, plusieurs terrains de culture, dans la province des ’Abda ou aux abords immédiats de la ville. Ils étaient également co-propriétaires d’un caravansérail ou fondouk, en plus de la dizaine de magasins et de résidences, du four à pain et du moulin à grains qu’ils occupaient à titre de locataires du Makhzen.
En 1863, les Corcos en compagnie d’autres Tujjar de Mogador – Afriat, Ohana et Acocca – et de Rabat – Lasry – se portèrent acquéreurs des premières actions émises par la toute nouvelle Compagnie Paquet, appelée à dominer le trafic maritime, entre le Maroc et la France. Plusieurs années, plus tard, en 1881, lorsque les Frères Péreire fondèrent la Banque Transatlantique, leurs agents au Maroc furent recrutés parmi les Corcos de Mogador et de Marrakech.
C’est que faute de pouvoir les neutraliser, les grandes firmes européennes et les Consuls des grandes Puissances allaient tenter, au contraire, d’approcher les Tujjar – qu’ils fussent juifs ou musulmans – de s’intéresser à leurs affaires, de les associer aux leurs, avec, en prime, la possiblité de bénéficier de leur protection diplomatique, avec tout ce qu’elle impliquait, en matière légale et politique. Elle était en tout cas un appât formidable pour qui désirait assurer sa sécurité personnelle et sauvegarder des biens difficilement acquis. Le choix, porté par de nombreux pays, sur des négociants juifs indigènes pour les représenter auprès du Makhzen, n’était pas le fait du hasard ni totalement innocent. C’est ainsi , par exemple, que Abraham Corcos fit fonction, à partir de 1862, de représentant consulaire des Etats-Unis à Mogador. Ce qui, d’ailleurs, ne devait pas empêcher le Sultan Muhammad IV de renouveler, la même année, à Abraham et à son frère, Jacob Corcos, leur mandat de “Négociant du Roi”.
Comptant parmi “les commerçants les plus considérés” du Royaume, l’une de leurs principales fonctions consistait à fournir le Palais, en produits européens, de toutes sortes: tissus pour la confection d’uniformes ou d’habits d’apparât, bois sculpté, dalles de marbre, sucre, thé, mais aussi, des fusils, des carosses, armoires, bureaux, baignoires, théières, sucriers, médicaments, épices, violons, montres et bracelets de montres, agendas et registres de comptabilité, sans parler des envois, de fin d’années, de barres de chocolat et autres confiseries et rafraîchissements, sur la nature desquels nos sources sont fort discrètes.
Exportateurs, de grandes quantités de grains, d’huiles, de gomme arabique, d’ambre, d’amandes et de plumes d’autruches passaient entre leurs mains. Une partie de ces produits provenait des zones présahariennes du pays qui, travaillées par l’infiltration d’agents européens – menaçaient de faire sécession, à tout moment, du Royaume pour passer sous l’autorité de petits chefs locaux qui, d’ailleurs, se déchiraient entre eux plus qu’ils ne faisaient la guerre au Sultan. Celui-ci était ainsi particulièrement attentif aux relations détaillées que lui adressaient régulièrement les négociants juifs de Mogador sur la situation politique et militaire qui prévalait dans les confins méridionaux du pays.
Michel Abitbol
TUJJÄR AL-SULTÄN