Robert Assaraf Le Judaïsme Meknassi après la mort de Moulay Ismaïl : Un siècle de troubles. (1727-1822
Brit
Revue des juifs du Maroc
Redacteur: Asher Knafo
Un autre notable juif, rabbi Shmouel Danino, fut sauvé in extremis de la pendaison par ses élèves. Déguisés en soldats, ceux-ci pénétrèrent dans la prison et expliquèrent aux gardes que le sultan avait émis le désir de s'entretenir avec le prisonnier. Leur ruse réussit et rabbi Shmouel Danino en fut quitte pour se cacher durant plusieurs mois à Ouezzane. Cet héroïque épisode fitdire à ses contemporains que ce rabbin n'a eu que cinq disciples alors qu'il en avait formé des centaines – ceux-là même qui avaient risqué leur vie pour lui à l'heure de l'épreuve
Le traumatisme ressenti par les communautés juives du Maroc devant ces persécutions barbares a été immortalisé dans les vers du plus grand poète meknassi de l'époque, rabbi David Hassine, qui mourut quelques mois après la fin de ce règne dévastateur.
Qui jamais entendit parler d'un pareil forfait ?
Qui a vu semblable ignominie ?
Les brigands furent autorisés par les autorités
A agir à leur guise. Ils se livrèrent à tous les excès.
Ils se livrèrent au pillage jour et nuit,
Dévorèrent Israël à pleine bouche
Dans les rues ; fuyaient toutes dévêtues,
Des femmes chéries… terrorisées par l'ennemi en furie.
Les mères furent écrasées avec leurs enfants
Ils nous battaient à mort,
Avec mépris ; de façon délibérée
Les chefs de la communauté ont été chargés de chaînes
Livrés au mépris et à l'humiliation
La colère du sultan s'est enflammée
Il a pendu plusieurs hommes aux portes du mellah..
Une mort atroce, si cruelle.
Les malheurs et l'affliction ont frappé (les juifs du Maroc)
Si bien que nombre d'entre eux ont abjuré leur foi.
D'autres sont morts en martyrs
Pour sanctifier le nom du Tout-Puissant
Souviens-toi mon Dieu. N'oublie pas ton Alliance !
Sauve, sauve Ton peuple
Traduction d'Andre Elbaz
Les exactions de Moulay Yazid ne visaient pas simplement les Juifs. Il s'en prit aussi aux Musulmans fortunés. Il n'en fallait pas plus pour qu'une opposition se déclare. Début février 1792, son frère, Moulay Hicham, souleva le Sud contre lui. Moulay Yazid se porta à sa rencontre ; plus décidé que jamais à en finir avec les juifs comme le rapportent la Chronique de Fès :
"En effet, lorsqu'il partit pour Marrakech, il dit à ses officiers durant le voyage : vous savez qu'au mois d'Adar, les Juifs célèbrent leur Pourim à cause de Haman qui avait voulu les exterminer et qui fut tué lui-même. Il avait juré qu'à son retour de Marrakech, il ferait ce que Haman avait projeté de leur faire"
La manière dont il se conduisit avec la population, juive et musulmane, de Marrakech conquise par surprise, ne laissa aucun doute sur la réalité de ses desseins sanguinaires. La ville livrée au pillage ; il fit massacrer tous les partisans de son frère qui avaient réussi à s'enfuir. Sans prendre de répit ; il ordonna de nouvelles exactions contre les notables de Fès ; de Meknès et de Mogador. S'étant comparé à Haman, il s'attira le même sort. Alors qu'il conduisait ses troupes à la victoire contre son frère, un tireur isolé le blessa d'un coup de fusil au bas-ventre. La blessure parut au départ légère mais, le lendemain, Moulay Yazid succomba dans d'atroces souffrances. Dès l'annonce de la mort du tyran, des contre-ordres furent envoyés pour annuler ses derniers décrets. Dans tout le pays, ce fut un cri de soulagement car ses exactions avaient été loin de se limiter à la population juive. Ses habitudes de banditisme, ses fantasmes sanguinaires ; sa cruauté sans bornes l'avaient rendu odieux à l'ensemble des Marocains. Pour la communauté juive, plus particulièrement celle de la capitale déchue, c'était la fin du cauchemar. Elle eut la chance de trouver en son successeur un souverain assez sage et assez avisé pour lui permettre de reprendre son souffle et de panser ses blessures.
Le règne de Moulay Slimane (1792-1822) commença sous de heureux auspices pour la communauté juive marocaine. Les Juifs fassis furent ainsi autorisés à revenir dans le mellah qu'ils avaient dû quitter à contrecœur.
La mosquée édifiée au cœur du quartier juif fut détruite, une mesure exceptionnelle, justifiée par le fait qu'elle avait été construite sur un terrain acquis illégalement. De même, en contradiction avec la loi, les Juifs qui avaient été contraints de se convertir pour échapper à la mort furent autorisés à revenir à la religion de leurs ancêtres.
Les Juifs meknassis furent aussi l'objet des sollicitudes du nouveau monarque. Ils se plaignaient depuis longtemps de ce que le gouverneur de la ville leur ait refusé l'autorisation de reconstruire un pan de la muraille entourant le mellah qui s'était écroulé à la suite de très fortes pluies. Ils avaient tout au plus obtenu la permission de placer près de cette brèche des gardiens juifs vêtus comme des Musulmans afin de décourager d'éventuels agresseurs. Non seulement Moulay Slimane ordonna la reconstruction, aux frais du Makhzen, de la muraille mais, en attendant, il ordonna à des soldats de se garde de prendre la place des gardiens appontés par la communauté. Cet acte de générosité suscita une légende rapportée par rabbi Yossef Messas. Selon la rumeur populaire, alors qu'il s'apprêtait à partir en guerre contre la tribu rebelle des Zemmour, Moulay Slimane aurait croisé, très tôt le matin, un Juif accompagné de son fils âgé de 4 ans. Interrogeant le passant juif sur les raisons de sa présence si matinale dans les rues, le souverain apprit que le père avait voulu, en lui achetant des beignets, récompenser son fils qui avait appris par cœur la péricope de la semaine.
Celle-ci était la péricope Ki Tétsé dont l’enfant récita et traduisit au monarque les premiers versets : «Quand tu sortiras en guerre contre tes ennemis, l’Etemel les livrera en ton pouvoir et tu feras de nombreux prisonniers ».
Moulay Slimane y aurait vu un heureux présage et, de fait, le sort des armes lui fut favorable. Ce serait par gratitude envers cette prédiction qu’il aurait pris à sa charge les frais de reconstruction de la muraille. Authentique ou non, l’histoire illustre la bienveillance dont le monarque fit preuve envers les Juifs, une bienveillance qui lui valut le titre de « Juste parmi les nations ».
Plusieurs princes contestèrent l’autorité de Moulay Slimane, tel Moulay Salama qui fit alliance avec les Amhaous et mit le siège devant Meknès avant d’être défait. Ayant assis son pouvoir, Moulay Slimane s’efforça de protéger son pays contre les influences extérieures. S’il rétablit dans leurs prérogatives les marchands juifs de Mogador, ce fut essentiellement pour se débarrasser des négociants chrétiens dont il jugeait la présence dangereuse. Bien informé de la situation internationale, il avait vu dans la Révolution française un phénomène particulièrement inquiétant dont il voulait préserver son pays. Il est d’ailleurs significatif que certains échos des événements survenus en France arrivèrent auprès des Juifs marocains et suscitèrent chez eux un début de ferveur messianique vite dissipée ainsi que le montrait ce passage d’une chronique juive de l’époque :
En 1798 et 1799, nous avons attendu la lumière et elle n'apparut point. Nous avons pensé que c'était la fin de notre espoir, qu'à Dieu ne plaise ! Car, d'après une lettre que nous avait envoyée un rabbin de France, il était écrit, entre autres, qu'en 1788, lors de fouilles à Paris, une grande pierre avait été trouvée. Il était inscrit sur elle que, cette même année, éclaterait une guerre entre trois royaumes la Turquie, la Russie et Rome. En 1790, une autre guerre devait éclater entre Rome la France et l'Afrique. La pierre annonçait que le pape mourrait en 1791, qu’en 1792, il y aurait des guerres dans le monde entier et qu'en 1793, tout le genre humain y sera mêlé. Enfin, en 1794, un grand tremblement de terre et une éclipse se produiraient dans le monde entier. En 1795, trois pays seraient enfeu et l'eau deviendrait du sang : En 1796, apparaîtraient Gog et Magog. En 1797, tous les hommes reconnaîtraient la royauté de Dieu et en 1798 et 1799 Dieu rassemblerait tous les dispersés de son peuple
Pendant toutes ces années, nous sont parvenus des échos des guerres qui se déroulaient en Europe. Nous nous sommes dit que les prophéties avaient commencé à se réaliser et nous nous sommes préparés. Mais, par nos péchés qui se sont multipliés, ne se sont réalisés que la faim et les épidémies et les guerres entre les Philistins, nos méchants voisins .Que Dieu nous prenne en pitié et nous envoie rapidement notre Messie..
Ce texte est un assez bon révélateur de la fièvre messianique suscitée dans le monde juif par la Révolution française. Tout comme les monarques européens du temps, Moulay Slimane jugea préférable d’établir un «cordon sanitaire » entre son pays et les nouvelles idées. Il n’était pas question de changer quoi que ce soit à la situation des Juifs même si ces derniers, en France, étaient désormais considérés comme des citoyens à part entière. L’attachement de Moulay Slimane à une vision traditionnaliste et conservatrice de l’islam l’amena d’ailleurs à généraliser l’habitat séparé des Juifs et des Musulmans dans la quasi-totalité des villes marocaines, à l’exception de Safi et de Tanger. C’est sous son règne que furent ainsi créés les mellahs de Rabat, Salé, Tétouan et Mogador.
Ces mesures ne suscitèrent pratiquement aucune opposition au sein des communautés juives concernées. Elles liaient leur sort à celui du souverain. En 1820, une fausse rumeur annonça la mort du sultan à Marrakech, où il guerroyait contre un de ses frères entré en dissidence. Les Oudaya, qui n'avaient pas pardonné aux juifs, de les avoir délogés du mellah de Fès, en profitèrent pour attaquer celui-ci : A Meknès ; l’affaire suscita des scènes de panique comme le rapporta un témoin, rabbi David Messas : « dès l'annonce de cette nouvelle ; le mellah devait rester fermé 40 jours à l'égal des 40 punitions prévues dans la Torah ». Quand, deux ans plus tard ; la mort du sultan fut cette fois confirmée ; le même témoin ajoute que « les portes du Mellah ont été fermées sur ordre des rabbins. Tous les juifs ont pris leurs biens et se sont réfugiés avec femmes et enfants chez leurs amis musulmans. Il n'est resté en ville que très peu de personnes – que Dieu nous prenne en pitié et nous envoie son sauveur ! ».
Le souverain défunt fut pleuré par ses sujets juifs comme le notait rabbi Yéhouda Obed Ben Attar dans la Chronique de Fès :
Bien que la coutume ne soit pas de prier pour le souverain ; ainsi qu'il est écrit dans les livres liturgiques, pour celui-ci, nous prions à la synagogue ; le shabbat et les jours de fête, car il mérite la bénédiction du Maître de la Royauté….
Dans sa farouche volonté de préserver le Maroc traditionnel ; Moulay Slimane s’efforça de l'isoler complètement et de retarder sa rencontre avec le monde moderne. S'il ne put totalement y réussir dans les villes du littoral, il préserva plus longuement les villes de l'intérieur, dont Meknès, de toute influence extérieure.
Fin de l'article