Le chantre des murs blancs-Sid Maleh

Le chantre des murs blancs

Sid Maleh

Au début du XXe siècle, Casablanca attirait des migrants des quatre coins du Maroc. En deux décennies, la Maison blanche située sur une colline se donnait un port et s’entourait de quartiers modernes, de médinas et d’un mellah – quartier juif – qui accueillait les plus valeureux parias des autres mellahs séduits par les promesses de la France. Les listes d’attente pour les écoles ne cessaient de s’allonger et la ville, où se croisaient les architectures et les arts, exerçait ses charmes délétères sur des personnages partiellement aveuglés par les lumières coloniales. C’est dans cette ambiance, plus délurée que désabusée, que grandit la légende de celui qui devait devenir le plus grand chantre du judaïsme marocain. Sa renommée ne se démentit pas même quand il choisit, après être devenu aveugle, de se ranger et de se consacrer à la musique liturgique pour expier ses nombreux péchés.

Ce livre reconstitue la saga de ce « mellah des mellahs » où se déversa l’histoire du judaïsme marocain avant de se débander dans tous les sens. C’est la biographie musicale d’une communauté parmi les mieux intégrées à leur environnement et les plus sournoises et dessillées. C’est aussi le récit de la protection coloniale sous laquelle est né le Maroc pluriel qui intrigue et séduit tant de nos jours.

Jean Maleh, né à Casablanca, est médecin. Il se passionne pour les littératures maghrébines auxquelles il consacre désormais ses recherches. Le Chantre des murs blancs est son deuxième roman.

Ses biographes ont fait de David Bouzaglou un grand poète et un grand maître. Il n’était ni l’un ni l’autre; mais plus que cela, sinon il ne m’aurait pas inspiré ce livre. Il est le chantre aveugle qui, de concert en concert dans cette synagogue de la rue Lusitama a Casablanca, a déterminé ma veine liturgique. C’est dire comme rien dans ce récit ne correspond à ce qu’a été sa vie ou a celle que lui composent les chercheurs hagiographes qui sévissent dans cette contrée où le prêche est considéré comme la prophétie même. On ne saurait par conséquent prendre ce récit comme une biographie et toute ressemblance avec David Bouzaglou est à mettre sur le compte d’un concours de circons­tances littéraires qui ne m’engage en rien. L’homme a sûrement ete plus grand que mon personnage et l’on pourra trouver son portrait dans des livres plus arides et moins délurés.

Le mellah de Casablanca étendait son dédale de rues et de venelles entre la porte de Marrakech, le marché de l’Abon­dance et le cimetière des Mille et Un Inconnus. Des bâtisses loqueteuses de deux à trois étages, encastrées les unes dans les autres, menaçaient de s’écrouler sur les venelles qu’on n’était jamais sûr de traverser sans recevoir sur la tête la croûte d’un mur ou le douteux contenu d’un seau. Les magasins ­debordaient sur les rues et les rues s’engouffraient dans les maga­sins. C’était le plus grand marché aux puces du Maroc. Des meubles dépareillés, des instruments rouillés, des machines abîmées, des moulins déglingués. Des armoires d’Aragon, des commodes de Castille. Des colliers de Guinée, des chaînes du Ghana. Des manuscrits de Tombouctou, des reliques de Sigilmassa. Toute une camelote, déversée par bateaux entiers, dans ce nouveau débarcadère du monde qu’était Casablanca, et comme les marchands ne songeaient pas à mettre de l’ordre dans leurs cavernes, on avait l’impression de flâner entre les gravats de civilisations. Les détritus s’accumulaient dans les rues. Des boyaux de poulets, des carcasses de chats. Des relents de puanteur montaient des égouts, des rats couraient les rigoles. C’était surtout un marché aux puces de personnages venus de tous les mellahs du Maroc. Ils avaient cent, mille ans, des yeux qui voyaient si loin qu’ils ne voyaient plus rien, des oreilles si sensibles aux remous du ciel quelles n’entendaient que leurs échos sur terre, des membres si débilités par l’exil qu’ils ne semblaient plus pouvoir s’en servir. Les personnes âgées étaient accroupies contre les murs et l’on ne savait si elles attendaient le Messie ou l’Ange de la mort. Ils passaient leurs journées en prières sous le régime des trois P : les Poux, les Puces et les Punaises.

Les habitants partageaient les mêmes rêves de grandeur et de succès, nacrés de soie et d’or, le même régime de misère composé de croûtons de pains et de fèves cuites au cumin, la même nostalgie pour leurs bourgades et villes natales, le même saroual qui n’était plus une djellaba et n’était pas encore un pantalon. Quand ils travaillaient, c’était du matin au soir ; quand ils chômaient, c’était du matin au soir ; quand ils erraient dans la ville, c’était du matin au soir, parce que Casablanca était vaste et qu’on ne cessait de croiser des inconnus avec lesquels échanger les rumeurs qui convergeaient des quatre coins du Maroc. Ces émigrés de l’intérieur mettaient leur espoir en une France, plus vaniteuse qu’éclairée, qui s’était engouée pour le Maroc et en particulier pour Casablanca, son laboratoire colo­nial. Ils nourrissaient les mêmes convictions, pratiquaient les mêmes commandements, observaient les mêmes rites, mar­quaient les mêmes commémorations. Pourtant, ils ne priaient pas ensemble, ils se dispersaient entre leurs synagogues respec­tives. Les Marrakchis avaient la leur, les Meknassis la leur, les Filalis, les Gadiris… les Souiris, souvent aménagée dans l’étage d’une bâtisse, voire dans la seule chambre d’une maison. Pas question de mêler leurs liturgies, plutôt les mettre en concurrence pour conserver toutes les sonorités de la voix de Dieu et continuer de cultiver son intimité. Ils ne s’accordaient pas toujours, même ne s’aimaient pas toujours. Deux mille ans plus tard, ils échangeaient des bribes de versets davantage qu’ils ne conversaient entre eux. Créatures bibliques, ils citaient l’Ecri­ture à longueur de journée. Sous leurs frusques, les Juifs por­taient des parchemins invisibles en guise de tuniques de digni­taires de Dieu. Cette ville était le creuset d’un pot-pourri qui n’excluait rien ni personne.

Meyer Bouskila était le cordonnier attitré du mellah. Ce n’était pas le seul, mais le plus incontournable. Il avait son atelier à l’entrée du mellah et l’on n’y entrait ni n’en sortait sans réparer sa chaussure. Clouer un minuscule fer de che­val à la pointe d’une savate pour la protéger contre l’usure ; rapiécer une semelle trouée ; dilater une chaussure trop ser­rée. Bouskila était également le seul à rehausser les chaussures pour les pieds bots et à réparer les prothèses des culs de jatte. Il gagnait si bien sa pitance et celle de sa progéniture qu’il prit une seconde femme, l’installa dans une deuxième demeure et se donna une progéniture de réserve pour garantir sa lignée contre toutes les calamités naturelles qui menaçaient le Maroc. Des tremblements de terre aux raz de marée, du typhus au choléra, des punaises aux moustiques, des Hommes bleus aux Hommes noirs, des Almohades aux Almorávides. Sur ses qua­torze enfants – il resterait toujours assez d’héritiers mâles pour perpétuer son nom et son souvenir.

Le mellah ne cessait d’accueillir des gens du bled, les pieds nus, qui avaient cheminé si longtemps qu’ils ne s’accoutu­maient pas plus aux savates qu’aux chaussures. Et si les rues n’avaient été boueuses et si on n’interdisait pas l’accès des synagogues aux pieds sales, ils auraient volontiers continué de marcher pieds nus. Mais ils avaient besoin de se mettre chaussure au pied pour trouver du travail. Ils n’avaient d’autre choix que de se faire tailler des chaussures sur mesure. D’une paire de chaussures à l’autre, Meyer Bouskila se retrouva à la tête d’une petite entreprise de production et comme c’était un homme pieux, qu’il s’en remettait à la providence davantage qu’à l’épargne, il envisagea sereinement d’investir ses écono­mies dans… l’expansion de la Présence divine dans le monde. Il avait les moyens d’entretenir quatre femmes. Mais il vieillissait et n’avait plus autant de vigueur. Il rencontrait de plus en plus de mal à assumer le plaisir de vivre et de contenter la Présence et cela n’était pas sans le contrarier. Ce fut alors qu’il se sou­vint de son propre père et se mit à pleurer sa misérable mais non moins héroïque mort dans le mellah de Mogador. Meyer se convainquit qu’il avait été si pauvre et pieux que lui, son fils, avait dû hériter de ses grands mérites pour connaître autant de prospérité. Son père avait été en butte aux exactions des gamins arabes qui le lapidaient de pierres quand il se risquait à la médina, des humiliations des courtiers juifs quand il s’aventurait à la casbah et des persécutions du propriétaire de son gourbi au mellah, là où il végétait dans l’attente du Messie. Il se nourrissait de pain de seigle, de radis et de l’eau chlorée qui coulait par intermittence de la fontaine des lieux. Il avait perdu ses enfants les uns après les autres dans toutes les épidémies répertoriées par la médecine, elles faisaient leurs premières vic­times dans le mellah de Mogador avant de gagner l’ensemble du Maroc. La diphtérie. La typhoïde. La tuberculose. La pleuré­sie. Le malheureux était mort d’une vulgaire attaque cardiaque alors qu’autour de lui on mourait plus glorieusement de la syphilis. Sans n’avoir réalisé aucun de ses rêves. Ni pris une seconde femme après le décès de la première ni quitter Moga­dor pour Casablanca pour ne point parler de Jérusalem. Sa vie avait dû être un bien grand malheur pour que de toute sa pro­géniture il ne subsistât que deux ou trois héritiers, même si l’un d’eux compensait ses grandes pertes par une riche progéniture.

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