Said Sayagh-L'autre Juive- le martyre d'une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834
- .. qu’est-ce quelle vous a fait?
- C’est l’ordre du pacha… allez, vite.
Sol, dont le cœur avait bondi en entendant le tohu-bohu, accourut vers sa mère pour savoir ce qui se passait. Simha la prit dans ses bras comme pour la protéger. L’un des soldats écarta les mains de la mère et la repoussa brutalement à l’intérieur de la maison. Elle tomba par terre et se redressa rapidement pour essayer de reprendre sa fille. Mais, le deuxième soldat se dressa devant elle comme un mur, pendant que l’autre tira Sol violemment et la poussa en hurlant : « Passe devant. »
Sol s’exécuta sans résister, tourna son visage solaire vers sa mère. Simha cria dans un son étrange :
- Ma fille… bonnes gens, ma fille… au secours !
Elle ôta brusquement son foulard bleu à pois blancs et le jeta par terre de toutes ses forces, s’arracha les cheveux et tomba inconsciente. Une foule bruyante de juifs et de musulmans s’attroupa devant la maison, en quête de nouvelles.
Saada, la femme de Benchimol s’empressa de la relever et de la traîner à l’intérieur, puis, en haketia judéo-espagnol, elle appela les voisins, parmi lesquels se trouvait le messager d’urgence quelle chargea d’informer toutes les maisons juives et d’abord Haïm qui était à la boutique.
La nouvelle tomba comme la foudre et se propagea dans les rues comme un feu dans les broussailles sèches.
L’HABITATION de Hachuel le commerçant esl plutôt petite. Elle n’a ni l’espace, ni la magnificence des élues décorés des riads des notables, des riches marchands du sultan et des interprètes qui s’occupent des relations avec les pays d’Edom, chrétiens d’Europe, comme les maisons des Bouzaglo, Benchimol, Tolédano et autres.
Mais comme toutes les maisons juives, elle accueille les visiteurs avec un écriteau sous la mezouza :
Baroukh ata be bouyikha Baroukh ata be sebekha.(betsetekha e.p)
Bénis sois-tu quand tu entres,
Bénis sois-tu quand tu pars.
Il n’y a ni plâtre sculpté, ni mosaïque fine « œil de coq », ni marbre blanc en vis-à-vis de piliers de marbre polychromes, ni fontaine ruisselante dans le jardin intérieur, une maison à sa mesure ou un peu moins. Haïm n’aime pas attirer les mauvais regards ni l’avidité de ceux qui percent les murs et vident les maisons de leur contenu. Il n’aime pas, non plus, attirer l’attention du cheikh du quartier ni celle du préposé aux impôts ou celle du pacha.
De toutes les façons, il faut que la demeure soit préparée pour le Shabbat comme une fiancée: immaculée, pure, parée… car la beauté de la femme, celle de la nature et des objets, dilate le cœur alors que la suavité de la voix et du parfum l’adoucit.
Haïm était un commerçant assez fortuné. On n’imaginait pas trouver tout ce dont on avait besoin, quand on franchissait le seuil de sa boutique et qu’on le voyait derrière des caisses et des tiroirs à moitié vides: savon, bougies, épices, farine, graisse, huile, fèves, miel pur, miel de mélange, café, clous de girofle, goudron végétal, allumettes, amandes, noix, raisins secs, eau de vie, écorce de noyer, verres, filaments de safran, cumin… tout ce qu’on pouvait vendre ou acheter en gros, au détail, comptant ou à crédit, sans intérêt sauf pour les emprunts d’argent.
Il ne manquait de rien, mais la Stabilité de sa situation dépendait de la Stabilité de toutes les situations, du bakchich, des cadeaux et autres dons exigés par le moindre cheikh de quartier, passant par le mokhazni, le caïd, le pacha, les syndics des marchés, des ports et des douanes en plus de la satanée jizya, impôt dû par les dhimmis en terre musulmane.
Quand il n’en pouvait plus, il se consolait en se disant: « Qui ouvre une boutique pour commercer, le fait avec les musulmans et les chrétiens. »
Haïm était un commerçant assez fortuné. On n’imagi- nait pas trouver tout ce dont on avait besoin, quand on franchissait le seuil de sa boutique et qu’on le voyait derrière des caisses et des tiroirs à moitié vides: savon, bougies, épices, farine, graisse, huile, fèves, miel pur, miel de mélange, café, clous de girofle, goudron végétal, allumettes, amandes, noix, raisins secs, eau de vie, écorce de noyer, verres, filaments de safran, cumin… tout ce qu’on pouvait vendre ou acheter en gros, au détail, comptant ou à crédit, sans intérêt sauf pour les emprunts d’argent.
Il ne manquait de rien, mais la Stabilité de sa situation dépendait de la Stabilité de toutes les situations, du bakchich, des cadeaux et autres dons exigés par le moindre cheikh de quartier, passant par le mokhazni, le caïd, le pacha, les syndics des marchés, des ports et des douanes en plus de la satanée jizya, impôt dû par les dhimmis en terre musulmane.
Quand il n’en pouvait plus, il se consolait en se disant: « Qui ouvre une boutique pour commercer, le fait avec les musulmans et les chrétiens. »
Une fois par an, le caïd de la Casbah s’installe, en compagnie du cadi et du syndic, escortés par des soldats, dans une tente, près de la rue des orfèvres Siaghin.
Lorsqu’il sort son registre et son bâton, les pose sur une caisse utilisée comme bureau, les juifs tremblent de tous leurs membres.
La préparation du repas, pour tout ce monde, est à la charge des juifs, tout comme la mouna est à la charge des tribus pendant les mehallas du sultan organisées en vue d’imposer son autorité et de confirmer l’allégeance. Cependant, alors que les tribus peuvent entrer en dissidence, les juifs, eux, n’ont aucune issue. Ils se rangent alors, les uns derrière les autres, les babouches noires dans une main, la somme exigée dans l’autre, normalement quatre douros.
Chaque juif adulte doit présenter lui-même la jizya. Il n’a pas le droit de se faire remplacer, pas même par son père. Rien ne garantit la somme. Le pacha peut à tout instant la changer puisqu’il détient tous les pouvoirs. Quand tout se passe bien, le juif doit plier la nuque, le caïd le frappe, pour lui signifier son infériorité et son avilissement en tant que dhimmi, et lui crie à la figure :
– Allez, va-t-en.
Il ajoute pour justifier : « Combattez ceux qui, parmi les détenteurs du Livre, ne croient pas en Dieu ni au dernier jour, n’interdisent pas ce que Dieu et son prophète ont interdit et, ne professent pas la vraie religion jusqu’à ce qu’ils donnent la jizya, alors qu’ils sont avilis ».
Sans le Makhzen, la foule peut pratiquer la règle légale dans le partage du butin appliquée aux incroyants. Quand le sultan est magnanime, le peuple devient tyrannique.
Lorsque vint le tour d’Issachar de donner la jizya, il se présenta comme tous les juifs. Le caïd douta de son âge, alors le mokhazni lui mit une ficelle dans la bouche et l’enroula deux fois autour de son cou; s’il avait pu défaire la ficelle en la tirant au-dessus de la tête, la jizya se serait imposée, mais il n’y parvint pas. Issachar fut dispensé, pour cette fois-ci. Il prit ses babouches et détala, serrant bien les quatre douros dans sa main.
À l’occasion des fêtes musulmanes, les juifs étaient obligés d’offrir des cadeaux en nature au sultan et aux différents représentants du Makhzen, vice-sultan, pacha, gouverneur, caïds, etc. Ces cadeaux étaient souvent des tissus de très grande qualité pour l’acquisition desquels participaient tous les corps de métiers. En ce qui concernait les taxes non réglementaires, il n’y avait aucune limite; les hommes de pouvoir pouvaient demander les sommes qui leur convenaient sans aucune garantie de restitution.
Malgré cela, la situation des juifs de Tanger différait de celle des autres villes, villages et campagnes marocaines. Les juifs de Tanger ne s’entassaient pas dans les mellahs. Il est vrai qu’il y avait des rues dont la majorité des habitants étaient juifs comme dans celle du four d’en bas, dans la rue Ibn Maïmoun,la rue des Fassis,la rue des orfèvres… Mais ces rues ne leur étaient pas exclusives. Ils avaient des voisins musulmans avec lesquels ils échangeaient des visites à l’occasion des fêtes religieuses juives et musulmanes et à l’occasion des fêtes familiales comme les mariages, les circoncisions ou les deuils.
Haïm excellait dans les comptes et était capable de différencier les pièces de monnaie frappées à Marrakech, Fès ou Tétouan.
Il palpa quelques spécimens de mithqal d'or, s’assura de leur poids : quatorze grains de caroube ou soixante-douze grains d’orge. Bien qu’il ne lisait pas l’arabe, il distinguait le dirham ismaélien en argent du dirham slimanien, de même que la mouzouna obtenue par la division du dirham en quatre quarts.
Il reconnaissait aussi, toutes les monnaies marocaines en bronze ainsi que les pièces étrangères comme le douro au canon ou le thaler à l’aigle.
Il affinait la pesée grâce aux poids jaunes et se rendait compte de la différence imperceptible qu’il y avait entre la mouzouna à une face et le guerch, et celle qui existait entre le mithqal et la peseta. Tout compte fait, il préférait les louis d’or et les doublons.
En plus de cela, il avait compris, comme tous les changeurs des villes côtières relativement ouvertes au commerce avec les chrétiens qu’il avait intérêt à se procurer les diverses devises étrangères en cours, vu l’impact de plus en plus grandissant des échanges sur la valeur des monnaies marocaines, alors que les transactions avec le Sud et l’Est continuaient à influer sur la valeur de l’or.
Tout cela le poussa à ajouter à son travail une autre spécialité : se maintenir au courant de tous les événements intérieurs : sécheresse, dissidence de prétendants au trône parmi les chorfas ou des chefs de tribus, siba, guerres diverses, alliances tribales et remous politiques… Ainsi, en période de baisse de son cours, il achetait l’or avec les devises étrangères et le revendait contre la monnaie locale quand sa valeur augmentait. Beaucoup de commerçants, juifs comme musulmans, lui demandaient conseil sur les mouvements de la monnaie et lui empruntaient de l’argent dans les moments difficiles.
Cela ne l’empêchait pas d’être convaincu que celui qui n’ouvre pas sa sacoche au pauvre l’ouvre au médecin. Il ajoutait: « De toutes les calamités, trois sont les plus redoutables : l’arrêt du cœur, l’inflammation de l’estomac et la sacoche vide »
Said Sayagh-L'autre Juive- le martyre d'une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834.Page19