Victor Malka


-Victor Malka-Les veilleurs de l'aube

LES VEILLEURS DE L'AUBE – VICTOR MALKA 

On l'a parfois comparé à Ray Charles, en ver­sion orientale. Non seulement parce qu'il était aveugle mais aussi parce qu'il avait une voix qui réveillait les cœurs. Le rabbin David Bouzaglo (1903-1975) a été et continue d'être pour tous les juifs marocains, qu'ils soient installés en France, au Québec, en Israël ou au Maroc, un modèle et une référence. Poète, rabbin et chantre, il a dirigé durant des décennies, la tra­ditionnelle cérémonie dite des bakkachot (supplications) au cours. de laquelle les juifs d'Orient et singulière­ment ceux de l'Empire chérifien se réveillent avant l'aube pour chanter dans leurs syna­gogues des textes et des poèmes religieux sur des airs de musique andalouse. 

 C'est à cette antique tradition et au rabbin David Bouzaglo qui lui a véritablement donné ses lettres de noblesse, que ce livre est consacré. L'auteur a mené durant deux ans une enquête sur ce que fut le parcours de vie de ce maître auprès de ceux qui l'ont connu ou de ceux qui ont été ses compa­gnons ou ses disciples. 

Victor Malka est écrivain et journaliste. Il est pro­ducteur à France Culture et a longtemps enseigné a l'universite Paris-X Nanterre et a HEC 

Le passé a besoin de notre mémoire.

Vladimir Jankélévitch, L'Imprescriptible.

Il me faut tout acquérir, non seule­ment le présent et l'avenir mais encore le passé, cette chose que tout homme reçoit gratuitement en partage.

Franz Kafka, Lettre à Milena.

Les vrais hommes de progrès sont ceux qui ont pour point de départ un res­pect profond du passé. Tout ce que nous faisons, tout ce que nous sommes est l'aboutissement d'un travail séculaire.

Renan

Préface

La communauté juive marocaine était non seulement la plus importante numériquement en Afrique du Nord, mais surtout la plus riche en chefs spirituels, en poètes religieux et en musiciens.

 Au cours des siècles, elle fut la gardienne d'une tradition et d'une pratique religieuse intense. Ainsi elle a pu accueillir les milliers d'exilés d'Espagne, des rescapés de l'Inquisition, leur permettant de s'épanouir et de conserver l'immense héritage dont ils étaient les détenteurs.

Pour marquer l'importance de la spiritualité juive au sein de cette communauté, Victor Malka a choisi de célébrer David Bouzaglo, né au Maroc en 1903, et mort en Israël en 1975. Rabbin, poète, musicien, figure légendaire du judaïsme maro­cain et séfarade, du judaïsme tout court, il fut le gardien et le transmetteur d'un grand héritage.

 Victor Malka, dont on admire la connaissance du judaïsme, est lui aussi un transmet­teur de notre patrimoine dans ses diverses manifestations et dans l'ensemble de ses dimensions. Il a eu la chance et le pri­vilège de connaître l'œuvre de Bouzaglo.

 Il a interrogé ses proches, ses disciples. Il lui consacre cet ouvrage non seule­ment pour exprimer son admiration envers l'homme, mais éga­lement pour faire découvrir sa poésie, afin qu'elle puisse continuer à animer autant de personnes que dans le passé. Il a traduit un choix de ses poèmes qu'il publie en annexe de l'ouvrage.

Victor Malka commence par le point de départ. Des hommes se lèvent tôt, à l'aube, pour chanter des poèmes juifs  des bakkachot, des supplications. Ils sont des veilleurs de l'aube

Bouzaglo en est l’emblème, l'épigone et, en même temps, lui- même un héritier, le continuateur d'une grande tradition. Victor Malka remonte à l'âge d'or des juifs d'Espagne, où les vers des Salomon Ibn Gabirol et des Yehouda Halévy étaient récités par toute une communauté, ceux-là que l'on entonne encore aujourd'hui, qui font parfois partie de la liturgie. Ils eurent au cours des siècles des disciples, de David Elkaïm, de David Hassine, de Chlomo Haloua, d'autres.

 Leurs compositions sont des ornements de la prière qui accompa¬gnent la liturgie. Apport profondément juif transmis dans la langue de la Torah et des prophètes. L'Andalousie y est cepen¬dant présente. Ces chants livrés a cappella portent des conso¬nances arabes, d'abord d'Andalousie et ensuite du Maroc. Proches des musulmans dans les deux pays, les juifs partagent leurs mélodies et empruntent leurs musiques.

 Bouzaglo n 'hésitait pas à adopter des chants populaires arabes actuels, les faisant entendre dans des vocables hébraïques. Victimes de l'Inquisition, les juifs séfarades sont demeurés, de génération en génération, fidèles à leur patrimoine

Comme des milliers d'autres juifs, David Bouzaglo a quitté son pays pour s'installer en 1966 en Israël, la terre des ancêtres. Dès lors, il ne psalmodiait plus l'exil mais la vitalité de la communauté dont il faisait partie.

Victor Malka nous fait vivre cet itinéraire et partager sa passion pour une poésie qui connaît une nouvelle naissance, de siècle en siècle. Elle est toujours vivante, au Maroc naturel­lement, mais désormais tout autant en Israël, en France, au Québec.

 Pour le juif séfarade, c 'est une dimension de son iden­tité, autant que les rites, les vêtements et la cuisine. Ce patri­moine lui fait intégrer un judaïsme reconnaissable à travers une diversité qui traverse les différences et les unifie.

 Ces bakkachot appartiennent maintenant à tous les juifs, tous les nou­veaux veilleurs de l'aube, quels que soient leurs lieux de naissance et les villes qu'ils habitent. C'est l'immense cadeau que leur offre David Bouzaglo ainsi que tous ses prédécesseurs.

 Passion et feu intérieur que Victor Malka réussit admirable­ment à nous faire découvrir et partager. Il dresse un saisissant portrait historique et religieux de la communauté marocaine.

Sa grande enquête lui permet de faire état des composantes espagnole, berbère et arabe d'un judaïsme constamment vivant. Les Veilleurs de l'aube est un livre précieux, une lecture riche pour tout séfarade, tout juif.

Naïm Kattan.

Les veilleurs de l'aube..Victor Malka

Les étoiles du matin

Nous sommes samedi et il est deux heures du matin. Les rues sont désertes dans le Casablanca hivernal des années 1960. Ce n'est évidemment pas – qui pourrait l'imaginer ? – une heure pour se livrer à on ne sait quelle promenade.

Cela est même, mesure de prudence, forte­ment déconseillé. C'est pourquoi on ne rencontre, ça et là, que de bien rares amoureux de la nuit ou des fêtards attardés, des hommes qui, comme partout ailleurs, ayant trop bu, sont incapables de retrouver l'adresse de leur domicile ni même sans doute de se rappeler s'ils en ont véritablement un.

Mais que font alors dans la rue et à cette heure-là, ces juifs, marchant par groupes de quatre ou cinq, parfois de deux seulement, et qui semblent tous se diriger vers le même lieu ? Que cherchent-ils ? Et ne sont-ils pas bien imprudents de porter, dans des rues d'une grande ville arabe et musulmane et en ces heures incertaines, si ostensiblement, leurs kippas ou leurs couvre-chefs ?

Ils se sont fait réveiller par le bedeau de la synagogue (« Abraham, réveille-toi, c'est l'heure », « Isaac, c'est la deuxième fois que je passe, tu vas rater la veillée »), sou­vent par leurs proches ou leurs amis.

 Parents et enfants, jeunes et vieux se sont, pour plus de sécurité, donné ren­dez-vous à tel carrefour de la ville. Tous se rendent du quartier dit européen où ils habitent pour la plupart vers une synagogue sise en pleine médina musulmane.

 C'est là que – selon une antique tradition évoquée par nombre de maîtres du Talmud – se déroule, tous les samedis matin, longtemps avant l'aube, entre les mois d'octobre et de mars, la séance religieuse et musicale dite des bakkachot.

 Le mot lui-même appartient au vocabulaire liturgique et veut dire « supplications, prières, litanies ». ( Dans l'hé­breu moderne de tous les jours, il signifie plus simplement « demandes, sollicitations, requêtes ».)

 On reviendra plus loin sur les réelles origines de cette tradition que les communautés juives de l'Empire chérifien ont observée fidèlement durant des siècles au point de la considérer, indûment, comme leur propre création et leur prérogative quasi exclusive.

ls se sont tous réveillés pour s'en aller, ainsi que le faisaient leurs pères et leurs grands-pères, chanter des textes traditionnels et liturgiques écrits, au cours des siècles, par nombre de leurs poètes. La ville est endormie. Pourtant, à deux cents mètres du lieu de culte, les vieux airs synagogaux des psaumes du roi David – qui intro­duisent d'ordinaire la veillée – parviennent crescendo aux derniers fidèles en route pour le lieu de culte. Moment de grâce, instant de ferveur mystique que salueront, des décennies plus tard, nombre d'écrivains et de journalistes. L'un d'entre eux écrira

Nous avions l'impression d'entendre, à travers la loin­taine cantilation des psaumes, la voix du roi David lui- même s'adresser à nous directement. Nous éprouvions alors, dans ces moments, dans les rues désertes de cette ville arabe et musulmane, un sentiment qui ressemble à une respiration de sainteté. Ou d'éternité.

Le chercheur israélien Moshé Haboucha évoque ainsi les veil­lées de son enfance : « Ma mère s'en prenait au bedeau qui venait me réveiller en pleine nuit. Le bedeau lui expliquait qu'il était important que j'apprenne à chanter. […] Je me souviens aussi que sur la route, nous avions peur des voleurs et des ivrognes. »

De plus, Gerschom Scholem raconte, dans un livre consacré à la symbolique dela Kab­bale, que le rabbin Abraham Halévi Beroukhim qui était d'origine marocaine « se levait à minuit, parcourait les rues et criait d'une voix détresse." Ces paroles, il les répétait à voix haute, frappant à la fenêtre de chacun des fidèles, les appelant par leurs noms et ne quittant les lieux qu'après avoir vu qu'ils se sont bien levés de leurs lits »

Selon le traité Brakhot (4. b) du Talmud, l'aurore symbolise la disparition de l'obscurité et la libération. On y raconte que des sages marchent dans la plaine à l'aurore. « Rabbi Hiya dit à rabbi Chimon : voilà comment se fera la libération du peuple d'Israël, petit à petit, comme l'aurore du matin. »

On pourrait penser que les petites gens, pour la plupart musulmans, voisins immédiats de la synagogue, se senti­raient dérangés dans leur sommeil du samedi matin.

 D'or­dinaire, ils se réveillent tous les jours de la semaine, dès potron-minet, pour s'en aller rejoindre qui son usine et qui son petit commerce ou sa boutique d'artisan, et voilà que le jour où ils peuvent enfin goûter à un luxe de bourgeois et s'adonner à une relative grasse matinée, la communauté juive débarque en grand nombre dans leur quartier et se met à chanter à haute voix et en une langue que ces habi­tants ne connaissent pas, même si les airs musicaux, eux, leur sont plus que familiers. Pour moins que cela, sous d'autres cieux, on ferait appel à l'autorité de la police, invoquant, sans doute légitimement, on ne sait quel tapage nocturne.

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