La vie économique et sociale des juifs du Maroc-Le Mossad-MIchel Knafo
La vie économique et sociale des juifs du Maroc
Pendant des siècles, la vie économique du pays s'est caractérisée par la coopération entre juifs et musulmans, les juifs jouant par ailleurs un rôle important dans la cour des sultans.
Le régime du protectorat avait entraîné un changement radical dans le statut des, juifs: la modernisation du commerce et de l'industrie avait besoin du capital et de l'initiative des juifs. Si l'ancienne génération avait eu des difficultés à s'adapter aux nouvelles techniques commerciales, la nouvelle, éduquée sur les bancs des écoles de l'Alliance, avait réussi à prendre sa place dans la nouvelle économie. Un grand nombre de juifs avaient quitté les villes de l'intérieur pour Casablanca, devenue la grande métropole économique et pour Rabat, la capitale administrative. Plusieurs branches du commerce, comme le thé, la farine, le sucre et le textile, sont devenues des branches essentiellement juives. Malgré l'ouverture des carrières universitaire, la majorité a continué à s'occuper de commerce et d'artisanat, trouvant aussi des débouchés dans la banque et le secteur privé. L'avènement de l'Indépendance ne devait pas affaiblir la position économique des juifs, car les autorités avaient besoin de nouveaux employés et fonctionnaires et des centaines de jeunes juifs furent accueillis dans la fonction publique, essentiellement au Trésor et aux P.T.T. Un certain nombre accéda également aux plus hautes fonctions. Même après le départ du ministre juif, quelques fonctionnaires ont continué à occuper des postes de haut rang.
En général, les juifs ont été appelés à des postes relativement subalternes, les musulmans accédant aux postes de commande. Il n'était pas fréquent de voir un juif préposé sur des fonctionnaires musulmans. Peu de juifs furent admis au ministère des Affaires Etrangères et ils devaient rester totalement exclus de la police et de l'armée. Officiellement, les juifs étaient égaux en droit, mais des consignes orales donnaient priorité dans l’emploi aux jeunes musulmans en particulier dans les banques. Le Maroc menant avant tout un combat contre le chômage dans les campagnes et parmi la main-d'œuvre non qualifiée, les musulmans instruits, eux, trouvaient facilement du travail.
Le fait essentiel dans la vie économique juive était la migration permanente des villages vers les grandes villes. Cette migration a de nombreuses causes, essentiellement la situation économique précaire dans les villages et la volonté de donner une meilleure éducation aux enfants. Les œuvres de bienfaisance des communautés permettaient de surmonter la première crise d'intégration des nouveaux venus, les enfants étant scolarisés dans le réseau de l'Alliance et l'école professionnelle de L'ORT. Les services sociaux des communautés aidaient également les nouveaux venus à trouver un emploi, des familles riches prenant parfois sous leurs ailes les familles pauvres.
La société juive était divisée en diverses classes. Les associations d'affaires avec des musulmans n'étaient pas rares, entretenant avec leurs associés des liens d'amitié. La vie commune au sein du mellah, comme à Casablanca, contribuait au rapprochement entre les deux communautés.
A la suite de l'Indépendance et des déclarations sur l'égalité des droits, les musulmans ne voyaient plus dans la communauté juive une entité séparée, distincte, et dans les grandes villes nombre de jeunes musulmans voulaient épouser des jeunes filles juives. Ce phénomène était fréquent dans le mellah de Casablanca où cohabitaient juifs et musulmans et à Séfrou où le nombre de femmes était supérieur à celui des hommes. Le phénomène existait aussi à Rabat. Les fonctionnaires musulmans voulaient en priorité épouser des juives – en raison de leur éducation européenne et de leur émancipation. Ils ne voulaient pas que leurs femmes portent le voile. Ces années furent caractérisées non seulement par les mariages mixtes certes rares – mais plus grave par les enlèvements de jeunes juives et leur conversion à l'islam, conversion qui soustrait la jeune fille mineure à la compétence de sa communauté et de ses tuteurs. Quant aux relations d'amitié entre juifs et musulmans de la classe bourgeoise, leur base était la relation d'affaires. En général les juifs hésitaient à inviter chez eux les musulmans et se rendaient peu chez eux en raison des règles de la cacherout. Ils ne le faisaient qu'en cas de nécessité. Naturellement dans ces cercles la conscience politique était plus développée, les deux parties connaissant les sujets de désaccords, en particulier en relation avec Israël. Les relations entre juifs et musulmans dans les milieux intellectuels étaient encore plus approfondies qu'au sein de la bourgeoisie.
Dans le domaine de la culture traditionnelle, il n'y avait pas de relation possible en raison des différences trop marquées de religion. On était loin du temps de Maimonide, de la symbiose dans la philosophie judéo-musulmane. Dans le domaine des loisirs, l'amour de la musique andalouse était commun. Des musiciens juifs s'y distinguaient, très appréciés par les connaisseurs musulmans. Avec la modernisation, les artistes juifs se sont partiellement intégrés dans la culture française, comme d'ailleurs une partie de leurs collègues musulmans.
Les institutions d'éducations juive au Maroc-Michel Knafo
Les institutions d'éducations juive au Maroc
L'éducation occupait la première place dans l'activité publique juive dans les deux domaines de la transmission des valeurs religieuses dans les Talmud Torah et de la culture générale dans le réseau des écoles de l'Alliance Israélite Universelle. Il faut retenir que tous les enfants recevaient une éducation religieuse, dans les grandes villes comme dans les villages les plus reculés. Dans les écoles primaires suivant les méthodes pédagogiques modernes et dans les "hadarim" selon les méthodes d'enseignement traditionnelles datant des générations passées. Même les plus démunis apprenaient au moins la Torah et les prières. Nombre d'organismes, dépendant des communautés ou recevant des subsides de l'étranger, s'occupent de cet enseignement. Le réseau d'Otsar Hatorah entretient sept établissements, incluant vers 1960 quelques 6,000 élèves, 70% de son budget était assuré par le Joint.
Le réseau des écoles de l'Alliance date de 1862. Son enseignement dispense à la fois un enseignement moderne et un enseignement juif. En 1960, le réseau comptait 83 établissements dont 19 furent nationalisés par les autorités marocaines. Prodiguant un enseignement primaire, secondaire et une école normale d'instituteurs. La langue d'enseignement est le français, mais une grande place est désormais réservée a l'arabe. Il ne fait aucun doute que les écoles de l'Alliance ont ouvert une fenêtre à la culture occidentale préparé leurs anciens élèves à l'insertion dans la fonction publique et le secteur privé moderne. Parallèlement, les élèves reçoivent des rudiments d'éducation juive et religieuse.
Ce sont des anciens élèves de l'Alliance qui ont enseigné l'hébreu dans l'association des amoureux de la langue hébraïque "Hobébé hassafa". Il existait une commission de l'enseignement de l'hébreu dont l'objectif était l'enseignement de la langue aux adultes, également prodigué par des anciens élèves de l'Alliance. En résumé, le réseau des écoles de l'Alliance a été, et est, une œuvre grandiose qui a joué un rôle déterminant dans l'élévation du niveau d'éducation du judaïsme marocain.
L'autre pôle est le réseau des Talmud Torah dont la mission est l'étude des matières sacrées et de la langue hébraïque – à côté de l'enseignement du français et des matières générales.
Le budget était couvert conjointement par les communautés, le Joint et Otsar Hatorah. Parallèlement le Joint a financé la création d'écoles maternelles et de jardins d'enfants.
Le réseau de l'ORT a créé 3 établissements d'enseignement professionnel pour garçons et filles, avec comme matières principales la menuiserie, le textile, la cordonnerie et la tôlerie pour les garçons; et pour les filles, la couture et l'enseignement ménager. Le nombre des élèves de ces écoles en 1960 était de 400 garçons et 400 filles. De même, l'ORT organisait des cours d'enseignement professionnel dans divers métiers. A Casablanca, l'Alliance possédait un établissement d'enseignement professionnel, "l'Ecole Professionnelle Juive" qui enseignait le travail des métaux, le dessin industriel, la soudure, le tournage et la menuiserie. Il convient de souligner particulièrement l'œuvre éducative des Hassidim du Habad, les émissaires du rabbi de Loubavitch qui sont installé partout et qui font preuve d'un remarquable dévouement.
Quelques 5,000 étudiants se trouvaient dans leurs 46 établissements, du jardin d'enfants aux grandes Yéchivot (pour les garçons de 14-15 ans), la langue d'enseignement est l'hébreu et les matières enseignées uniquement religieuses. Toutefois, pour les filles il y avait un rudiment d'enseignement professionnel. La majorité des livres d'études étaient imprimés en Israël à Kfar Habad évoquant en termes religieux l'Etat d'Israël. Les autorités marocaines faisaient preuve d'une grande tolérance, permettant l'arrivée de maître religieux de l'étranger, ce qui n'est pas très habituel dans les autres pays
Au total en 1960 on estimait le nombre des élèves de l'enseignement juif à quelques 45,000 dont 32,000 dans les écoles primaires. Une partie des instituteurs étaient affiliés au syndicat professionnel national. Il existait aussi une association d'étudiants juifs avec 270 membres anciennement affiliée à l'Union Nationale des Etudiants du Maroc. Il convient souligner que tous les chiffres avancés datent de 1960 et depuis lors grands changements se sont produits.
La jeunesse juive
Dans les premières années de l'indépendance du Maroc, la jeunesse juive marocaine a poursuivi le processus d'occidentalisation commencé depuis des décades.
Ce processus s'est élargi, incluant des couches de plus en plus larges, arrivant jusqu'au fond des mellahs. L'influence des écoles de l'Alliance dans ce processus était déterminante. En 1956, se sont ouvertes devant ces jeunes de nouvelles opportunités dans le service public, les finances et le commerce. D'autres se sont dirigés vers les études universitaires où les débouchés, choisissant de préférence les disciplines de médecin et ingénieurs étaient les plus prometteurs. Le travail éducatif n'était pas confiné aux seules écoles. Il faut y ajouter les mouvements de jeunesse, locaux et sionistes pionniers qui ont aussi contribué à l'élévation du niveau d'éducation des futurs citoyens. Il y avait aussi un mouvement scout, les Eclaireurs Israélites de France (E.I.F) englobant des milliers de jeunes directement lié au centre du mouvement en France.
Le Mossad – Michel knafo-Les institutions culturelles
Les institutions culturelles
l'Association des Anciens Elèves de l'Alliance était très active avant l'Indépendance dans l'organisation de rencontres, conférences, soirées dansantes et activités sportives. Elle est restée active même après l'Indépendance, lui valant es hommages des recteurs des universités et du ministre de l'Éducation. Elle a organisé des concerts et des conférences données par des conférenciers de renom mondial auxquels étaient également conviés des intellectuels musulmans et même français. Le club de basket-ball de Casablanca était d'un haut niveau reconnu. Avant l'Indépendance, le mouvement "Charles Netter" comptait des centaines de jeunes adhérents prenant part à ses activités culturelles, sociales et sportives. L'activité sociale a baissé après l'Indépendance, ne laissant place qu'aux activités sportives – en plus du bal annuel dont les recettes servaient à financer la branche sportive. Le Cercle de l'Union est un club plus fermé, réservé aux notables dont activité principale est le jeu de Bridge et de temps à autre des conférences. Il existait à Casablanca et avait des filiales à Rabat et Tétouan.
Autres institutions sociales
l'O.S.E. Oeuvre de Secours aux Enfants sous la direction de M. Marciano a organisé les soins médicaux pour l'ensemble de la population essentiellement pour les élèves des écoles de l'Alliance et d'autres enfants.
Au centre social de Casablanca se trouvaient à l'époque 200 enfants dont les parents ne pouvaient s'occuper pour une raison ou une autre. Il y avait dans les diverses communautés des asiles pour vieillards et de soupes populaires. "Em Habanim" à Casablanca était à la fois une école et un orphelinat avec quelques 400 pupilles. Il faut aussi ajouter l'orphelinat du "Home Bengio" avec 50 enfants. Les enfants pauvres des écoles étaient nourris par l'œuvre de "l'Aide Scolaire". Elle organisait aussi des colonies de vacances.
Quelques 23,000 enfants bénéficiaient chaque année de ses services. Il faut y ajouter l'œuvre "Malbich Aroumim" fournissant des vêtements aux démunis et l'œuvre d'aide aux petits artisans par l'octroi de prêts, la Caisse Israélite de Relèvement Economique.
Les rapports avec la communauté française du Maroc
Les relations avec la communauté française étaient en général amicales. Les familles juives de la classe bourgeoise entretenaient des liens d'amitié avec des familles françaises, le plus souvent par l'intermédiaire de familles juives françaises du même cercle social.
La majorité des juifs avaient surtout des liens économiques avec les français. Il convient de souligner le rapport favorable de la communauté française envers la communauté juive. Sans doute à cause du sentiment de communauté de destin. Cette communauté était inquiète des restrictions à la liberté de circulation imposées aux juifs et avait partagé leurs craintes lors de la visite de Nasser à Casablanca. Ils avaient apprécié la libéralisation dans l'attribution des passeports. Ils comprenaient les motifs de l'émigration juive, attribués à l'appauvrissement du pays dans lequel les juifs avaient jadis joué un grand rôle et de grandes responsabilités en particulier dans les entreprises françaises, ce qui leur donnait à réfléchir sur leur propre avenir au Maroc.
Manifestations d'antisémitisme
Sans aucun doute y avait-il des manifestations d'antisémitisme de la part d'individus isolés. La jalousie de la fortune réelle ou imaginaire des juifs faisait son effet. Dans les articles de la presse, plus particulièrement celle de l'Istiqlal. n'étaient pas rares les allusions à la domination économique des juifs. Le mépris traditionnel du Marocain des villes et des compagnes – pour le juif est resté vivace. mais il conduisait plus à l'isolement qu'à l'hostilité et au sentiment de la nécessite de protéger le juif inférieur, le dhimmi.
Tout cela est loin de constituer l'infrastructure à une propagande antisémite, ou à la formation de mouvements faisant de l'antisémitisme leur raison d'être, l'ancienneté de la présence juive au Maroc – ne pouvant ainsi être accusés d'avoir pris la place de quiconque contribuait également à cette absence d'antisémitisme à la mode européenne.
La propagande menée par les palestiniens et l'ambassade de la République Arabe Unie au Maroc, avec la distribution de tracts en 1959, ne devait pas avoir d'effet notable. Les tracts reproduisaient le Magen David comme symbole de la domination juive sur le monde. Des tracts de ce genre devaient de nouveau être diffusés au cours de l'été 1960, mais les autorités étaient déterminées à punir les responsables. Au moment de la flambée de l'antisémitisme en Europe en 1960, le Maroc est resté calme. Une croix gammée tracée sur le mur d'une synagogue devait être aussitôt effacée par la police qui a activement recherché les coupables. Les Marocains, et leur roi en tête, ont toujours été fiers d'avoir refusé l'application des lois raciales de Vichy au cours de la Seconde Guerre mondiale. Malgré cela, les germes de l'antisémitisme existent et la politique pro-arabe extrémiste des années 1959-60 qui avait entraîné la rupture des relations postales avec Israël, avait provoqué une psychose de peur au sein de la population juive. En 1960, les autorités ont conseillé aux juifs de ne pas porter de couleur bleu-blanc, et des policiers à Rabat devaient interdire aux bijoutiers juifs de vendre des bijoux en forme d'étoile de David. C'était une initiative privée locale d'excès de zèle. A la même époque, la presse s'était attaquée au Magen David, qualifié de symbole du sionisme. Au cours de l'été 1960, le pacha de Salé devait demander d'effacer les nombreuses étoiles de David sur les tombes du cimetière de la ville pour ne pas indisposer les musulmans – et les juifs durent s'y plier.
Il convient de ne pas oublier la facilité avec laquelle il est possible d'enflammer les foules par une bonne propagande et combien il fut facile aux musulmans d'Oujda et de Djérada de massacrer des juifs en 1948, suite à la proclamation de l'État d'Israël. Il convient de souligner que les autorités s'efforcent de prévenir la diffusion de termes et de thèmes antisémites, estimés contraires à l'esprit de la nation marocaine, mais cela ne devait pas prévenir les campagnes de presse incontrôlées présentant un grand risque de débordement. C'est ainsi que le journal Al Fajar devait aller jusqu'à remettre en cause le statut juridique des juifs au Maroc.
Le Mossad – Michek Knafo-Le Vrai Visage du Judaïsme Marocain Simha Aharoni
Le Vrai Visage du Judaïsme Marocain
Simha Aharoni
Simha Aharoni est né en Palestine en 1933. Diplômé de Sciences politiques et de culture française de l'Université Bar-Ilan. Colonel de réserve, il a rempli divers postes de commandement dans l'armée de l'Air. Envoyé en mission par le Mossad en France et au Maroc dans les années 1961-1965; correspondant militaire du journal Hatsofé dont il fut aussi le directeur. Depuis 1978, il collabore aux Yédiot Aharonot. Auteur d'une étude sur la sortie des juifs du Maroc dans le cadre de l'opération Yakhine. Lauréat du Prix Ben-Tsvi pour cette étude.
Voici la traduction d'un article qu'il a publié dans le journal Yédiotle 12 octobre 1981.
De toute la polémique qui s'est développée ces derniers temps sur les écarts sociaux, c'est le judaïsme marocain qui en est sorti perdant, son image écornée, causant une grande injustice aux dizaines de milliers de ses membres montés en Israël. Cela est le fait que, tous les participants à la discussion sur la discrimination et les tensions inter-communautaires ont abordé le sujet, considérant l'ensemble des olim du Maroc en une seule masse, une seule famille avec un dénominateur commun. Or, il n'y a pas de plus grande erreur que cela.
Quelques 170.000 juifs vivaient au Maroc quand a commencé, le 28.11.1961, la Alyah de masse dans le cadre de l'opération Yakhine, dispersés dans les 14 districts du pays. Des grandes villes comme Rabat, Casablanca, Marrakech, Fès, Meknès et Tanger – jusqu'aux petits villages isolés dans le sud du pays, aux frontières du Sahara et dans les régions de Ksar-Souk et Ouarzazat et jusqu'à la frontière mauritanienne.
Il est naturel que les grandes distances entre les agglomérations et les difficultés de communication avec les grands centres aient créé des écarts sociologiques entre les communautés. Nombreux étaient les juifs des grandes villes qui avaient absorbé la culture française qui avait dominé le pays jusqu'en 1956. Pour nombre d'entre eux, la langue française était la langue de tous les jours, et leurs enfants étaient éduqués dans les écoles françaises, ce qui n'était pas le lot habituel des habitants des villages éloignés. Mais ils avaient un dénominateur commun: l'attachement à la tradition et la nostalgie de Sion. Ni les distances ni les barrières de la culture occidentale n'y pouvaient rien.
Dans les petits villages, distants de centaines de kilomètres des grands centres juifs, nombreux étaient ceux qui savaient l'hébreu ou plus exactement la langue sacrée, et entretenaient leur correspondance en arabe en caractères hébraïques. Contrairement à ce qui a été écrit récemment, ils étaient pénétrés de culture juive qu'ils avaient préservée pendant les siècles, la transmettant de père en fils.
Quand a commencé la grande Alyah, il fut décidé d'évacuer d'abord les habitants des petits villages, dans les régions d'Oujda, Agadir, Ksar-Souk et Ouarzazat. Un des objectifs recherchés était de réduire en priorité la dispersion de la population juive vers les centres. De grands efforts furent donc déployés dans cette direction bien que le nombres de juifs de ces villages ne dépassait pas les 8% de la population juive globale. L'opération était complexe, ne serait-ce qu'en raison des problèmes de transport et de mauvaises routes afin d'arriver au port de sortie, mais tous ceux qui y ont participé sont revenus profondément marqués par leur rencontre avec eux.
Le pays des rêves
Comme par exemple cette rencontre au village d'Amizmiz, en plein désert, non loin de la frontière mauritanienne. Les 231 habitants du village avaient accueilli avec émotion les deux jeunes arrivés aux premières heures de la matinée, en cette journée de printemps, après avoir parcouru à pied les 25 kilomètres qui séparaient la route praticable au village. Ceux-ci leur ont fait savoir qu'ils étaient venus pour les emmener au pays dont ils avaient rêvé toute leur vie. Très émus ces gens simples n'ont pu s’empêcher de pleurer. Huit heures plus tard, tous les juifs du village, vieillards et enfants, entamaient la grande marche vers Israël les sifré Torah dans les bras, laissant derrière eux leurs champs et leurs biens, et un monde de souvenirs et de légendes.
Ils n'ont pas abandonné leurs vieux, leurs parents ni les ont placés dans des asiles – comme il est habituel dans la culture occidentale – mais les tenaient par la main, le petit-fils soutenant le grand-père. Le même spectacle s'est reproduit dans les 59 villages évacués la même année, réduisant progressivement la dispersion juive aux seules villes. Aujourd'hui ils sont parmi nous dans les nouveaux villages édifiés dans le sud du pays.
Ces impressions devaient revenir sur elles-mêmes, après que le centre de gravité de l'opération se soit concentré sur les grandes villes. Là aussi brûlait le feu de l'amour de Sion. Là aussi était ancrée une culture juive authentique – à côté de la culture française; là aussi le respect dû aux anciens était resté vivace, ainsi que celui dû au chef de la communauté, au père et à la mère. Ils étaient prêts à laisser tout derrière eux: travail, magasin, bureau, biens, propriétés pour arriver au pays de leur rêve. Mais ils n'étaient pas disposés à laisser derrière eux les vieux et les déshérités, dans l'esprit de la maxime de la tradition juive qui veut que "nous montions avec nos jeunes et nos vieux". C'est justement alors que devait se lever dans l'Etat d'Israël "civilisé" une grande protestation: pourquoi admet-on l'arrivée des vieux et des aveugles? Et des juifs cultivés, imbus de culture occidentale, demandaient d'effectuer une sélection. Est-ce là la "culture" que prônent aujourd'hui ces belles âmes qui cherchent les raisons de la discrimination chez les olim et non en eux-mêmes?
La protestation "civilisée", provenant d'Israël, cette "sélection" qui devait boulverser jusqu'au tréfonds de leur âme tous ceux qui s'occupaient de la Alyah des juifs, sans choquer le moins du monde aucun des habitants de Sion – ashkénazes comme sépharades – qui ont continué à vaquer à leurs occupations comme s'il ne s'était rien passé. Nos hommes sur le terrain, eux, ne pouvaient réagir, ils ne pouvaient expliquer combien l'amour du prochain, qui caractérise les juifs du Maroc, est cent fois supérieure à la froide culture occidentale prête, pour sa convenance, à barrer la voie des vieux qui se dirigent vers Eretz-Israël! Et les familles, riches comme pauvres, sont montées en Israël avec leurs vieux parents, en dépit des difficultés et des souffrances. Et de fait pour chaque 24,6 olim venant du Maroc, il n'y avait seulement qu'un parent-vieux dépendant.
Michel Knafo-Le département d'immigration, le Mossad et autres organismes
Le département d'immigration, le Mossad et autres organismes
Depuis que Kadima, l'organe du département d'immigration, avait été dissous sur ordre des autorités du Maroc indépendant, l'émigration des Juifs vers Israël s'est poursuivie sous diverses formes. Ils quittaient le pays de manière légale ou illégale, avec l'accord des autorités ou malgré leur interdiction, par la négociation ou l'activité clandestine. Des caravanes plus ou moins grandes d'émigrants étaient organisées – recevaient des instructions nécessaires et on les transportait, clandestinement, au-delà des frontières. Derrière toutes ces activités la main directrice de l'Etat d'Israël.
La participation du département de la Alyah dans l'organisation de la sortie clandestine des Juifs du Maroc n'a pas été le fruit du hasard. Elle est née, et ensuite poursuivie, de manière toute naturelle, étant l'émanation de l'essence même du mouvement sioniste œuvrant en faveur de Sion, quant à l'autre partenaire il représentait la ligne officielle de l'Etat d'Israël qui agissait en faveur du rassemblement des exilés. On le sait, le département d'immigration était chargé de l'Alyah des Juifs déjà avant que naisse l'Etat d'Israël, et c'est encore sa fonction aujourd'hui. Ce sont là des considérations d'ordre général, mais dans le cas de la Alyah du Maroc, les choses ne pouvaient être si simples en raison naturellement de l'interdiction de sortie imposée aux Juifs.
Rappelons qu'un an avant la fermeture des bureaux de Kadima, des agents de l'Etat d'Israël oeuvraient déjà, au Maroc, avec la collaboration de l'élite de la jeunesse juive, à l'organisation de l'autodéfense. La fermeture des bureaux de Kadima a joué certes un rôle prépondérant dans l'interruption de l'activité sioniste. Les délégués de l'Agence juive ont donc dû quitter le Maroc lorsque la validité de leurs visas est arrivée à terme, mais en revanche, les autorités marocaines ont été dans l'impossibilité de mettre la main sur les agents de l'Etat d'Israël restés dans le pays.
Telle était la situation, et il était donc naturel que ces agents et les activistes de la Misguéret investissent leurs efforts, aient pris le relais de l'organisation de la Alyah clandestine à ses débuts. La volonté des Juifs de partir était plus forte que jamais, surtout à la suite des événements de cette période.
On comprend donc comment se sont associés ceux qui, depuis des années, l'Agence juive avait chargé de s'occuper de l'immigration, et les agents d'Israël venus enseigner aux Juifs du Maroc la fierté israélienne d'être indépendants. La collaboration du département d'immigration avec le Mossad fut donc la conséquence directe des événements. Le département d'immigration apporta à cette association sa longue et riche expérience dans l'organisation de l'immigration des Juifs vers Israël, ses relations avec les autorités portuaires et les compagnies navales et aériennes, et ses possibilités financières; le Mossad apportait son expérience du travail clandestin et ses hommes, recrutés essentiellement dans les rangs de Tsahal, dans les colonies agricoles et parmi les originaires d'Afrique du Nord.
A partir de 1956, la collaboration entre les deux équipes a été entière. Si au depart cette coopération fondée encore sur la négociation des droits et compétence réciproques très vite devait régner une harmonie totale, grâce à la sagesse des dirigeants et au dévouement commun à la même cause.
La question toutefois peut se poser pourquoi un organisme de l'Etat d'Israël qui, par sa nature devait s'occuper de sujets tout différents, a été chargé de l'émigration des Juifs du Maroc. En approfondissant la question, à la lumière de l'expérience marocaine, on comprendra la différence entre l'immigration illégale en Erets- Israël à l'époque du mandat britannique, et l'immigration après la création de l'Etat d'Israël. En effet, dans le premier cas, l'entrée était interdite, mais les Juifs étaient libres de quitter leurs pays d'origine, alors que dans le deuxième cas, après la création de l'Etat d'Israël, avec l'accession à l'indépendance de différents pays arabes, les choses avaient changé. L'entrée en Israël était absolument libre, mais plusieurs pays fermaient petit à petit aux Juifs leurs frontières.
L'organisation devait subir des changements stratégiques mais fondamentalement le travail restait identique; aussi bien avant la naissance de l'Etat d'Israël qu'après, on ne pouvait renoncer au travail clandestin. Le front n'était plus le même, mais la clandestinité n'avait pas changé. Sur le nouveau front, la terre du Maroc, il était nécessaire de trouver les hommes adéquats de cristalliser de nouvelles méthodes et de faire appel à l'expérience. Les personnes qui semblaient aptes à préparer les Juifs du Maroc à l'autodéfense semblaient capables aussi d'organiser leur émigration vers Israël
C'est donc ainsi que se sont déroulés les événements. Le Mossad a été jugé apte à ce travail de par son expérience de la vie clandestine et anonyme qui est en fait son mode de vie.
Dans les conditions particulières qui régnaient au Maroc, il était nécessaire d'utiliser une méthode de travail fondée sur la notion de commandement et non pas sur une hiérarchie administrative, ce qui est la spécialité du Mossad.
Il fallait aussi trouver les instruments nécessaires. L'Etat major de la Misguéret à Paris a pris la direction du travail des nouvelles antennes: l'Alyah Beth – l'immigration illégale, et les mouvements de jeunesse pionnières – et à partir de fin 1961, aussi l'antenne de l'Alyah Guimel qui a succédé à la Alyah Beth.
Au cours des premières années de la collaboration, la répartition du travail entre le département d'immigration et le Mossad était la suivante: les aspects politiques, les négociations apparentes avec les différents organismes pouvant avoir de l'influence sur les questions d'émigration du Maroc étaient du ressort du département de la Alyah alors que l'aspect opérationnel et organisationnel de l'émigration des Juifs du territoire marocain relevait de la compétence de la Misguéret, c'est-à-dire du Mossad.
Globalement, on peut dire que la Misguéret était chargée de faire sortir les émigrants du sol marocain et de les mener à un des camps de transit à Marseille, Naples ou Gibraltar. A partir de là, et jusqu'à leur arrivée en Israël, ils étaient sous la responsabilité du département de la Alyah. Il est évident que toutes les dépenses de la Misguéret liées aux opérations étaient couvertes par le département d'immigration de l'Agence Juive.
Telle était, en ligne générale, la répartition du travail qui a été décidée en son temps et qui a effectivement fonctionné pendant des années. Inutile d'ajouter que la coopération exigeait souvent des consultations réciproques.
Il y avait aussi des camps de transit à Marseille, Gibraltar et à Naples, dirigés par des délégués du département d'immigration et de la Misguéret.
L'étroite coopération entre le département d'immigration et le Mossad s'est poursuivie même à la période de l'Alyah Guimel (opération Yakhine), mais la répartition du travail a subi des changements. Si on avait eu la certitude que les portes du Maroc resteraient ouvertes jusqu'à la fin des opérations, et que la sécurité des Juifs ne risquait plus d'être remise en question, le Mossad aurait pu se dégager de ses responsabilités et laisser toute l'activité sous la responsabilité du département d'immigration. Malheureusement, ce n'était pas évident, et la collaboration a continué plus ou moins dans les mêmes schémas
Le Mossad et le département d'immigration étaient les principaux protagonistes, presque exclusifs, dans l'organisation et dans la mise en pratique de l'émigration des Juifs du Maroc, mais il ne faut pas pour autant oublier la contribution des autres organismes: le Congrès juif mondial, en collaboration étroite avec l'Agence juive, et le ministère des Affaires étrangères d'Israël qui était en permanence lié aux consultations et aux décisions, et dont les fonctionnaires suivaient les événements du Maroc. Il y avait aussi HIAS (Hebrew Immigrant Aid Society) dont les dirigeants, aussi bien aux Etats-Unis qu'en France ont contribué à la promotion des négociations avec les proches du Palais royal avant le début de l'opération Yakhine, et ensuite pour l'application des accords.
Le Mossad et les secrets du reseau juif au Maroc 1955-1964 – Michel Knafo Juillet 2007-page 76-79