Epreuves et liberation. Jo. Tol-Les Juifs du Maroc pendant la seconde guerre mondiale
Hélène Cazes-Benattar obtenait de Courtin, le chef de la Région, l'autorisation d'ouvrir un bureau de recrutement dans les locaux de l'Alliance, Rue Lacépède. Le colonel commandant de la Place de Casablanca y délégua un des ses officiers pour seconder les volontaires dans les formalités d'engagement. Un vibrant appel fut affiché dans les rues :
« ־L'Association des Anciens Elèves des Ecoles de l'Alliance Israélite Universelle avec la collaboration de l'Association israélite Charles Netter porte à la connaissance des Israélites voulant souscrire un engagement pour le temps de la guerre, qu'une permanence se tiendra au siège de l'Association, Rue Lacepède, tous les jours de 9h30 à 12h et de 16h à 19h30.
Etant donné les circonstances actuelles, il est du devoir de tous nos coreligionnaires de manifester leur inébranlable attachement à Sa Majesté le sultan et à la nation protectrice, en se mettant entièrement et inconditionnellement à la disposition des autorités supérieures. »
Des centaines de jeunes se portèrent volontaires pour combattre dans les rangs de l'armée française, pour la durée de la guerre, comme le rapportait le journaliste originaire de Mogador, Jacob Ohayon, dans ses écrits personnels ?
" Déjà près de 2000 avaient signé leur engagement. Parmi ceux-là, trois frères, dont l'aîné avait à peine 23 ans, se présentent accompagnés de leur père. Celui-ci se tourne vers moi qui étais là comme représentant de la presse, et me déclare ? " Je n 'ai que trois fils, je regrette de n'en avoir pas davantage. »
Des centres de recrutement furent ouverts dans les autres grandes villes, dans les locaux de l'Association des Anciens Élèves de l'Alliance. Au bout de quelques semaines, leur chiffre dépassait le millier, d'autres attendant la réponse des autorités avant de se déclarer. Voici ce que rapporte l'hebdomadaire des milieux juifs favorables à l'assimilation sans réserve à la culture française, ־L'Union Marocaine, en date du 8 septembre 1939 : « Les dirigeants de la communauté de Mazagan ont organisé une importante réunion au cours de laquelle le Président du Comité, M. Yahya Amiel, a exposé à un nombreux auditoire la gravité de la situation internationale, demandant à toute l'assistance de manifester, en cas de besoin par le sang, sa reconnaissance envers la nation protectrice. " Les jeunes gens devront s'engager volontairement, prendre les armes et aller combattre aux côtés des soldats français pour défendre la France. Moi-même, je me suis offert à l'autorité locale et vous devez tous imiter mon geste — c'est le seul conseil que je puisse vous donner. Les personnes qui ne peuvent faire leur service militaire, devront s'offrir pour des emplois civils et nous devons aider la France par tous les moyens dont nous disposons, par nos personnes, notre argent, nos biens. Nous saurons défendre la France avec conviction et motivation, car nous défendrons par là notre religion, nos coutumes et notre culture que la France libérale et généreuse a toujours respectées… »
Alors qu'il avait déjà 43 ans et qu'il était à la tête d'une société prospère d'importation de thé, le grand négociant et publiciste Raphaël Benazeraf, qui fut parmi les fondateurs et animateurs du journal sioniste L'Avenir Illustré, manifesta sa volonté de servir la France. Devenu immédiatement l'un des plus grands donateurs de la souscription pour la Défense nationale, il organisa une collecte parmi ses coreligionnaires et encouragea les jeunes à s'engager dans l'armée.
Le directeur de l'école de l'Alliance à Safi dépeignait l'enthousiasme qui avait soulevé la communauté :
« Les Juifs marocains ont activement participé à ce grand mouvement. Des plus riches aux plus humbles, ils ont tous apporté leur contribution pour la Défense nationale et l'effort de guerre. D'autres ont sollicité de se joindre aux rangs de l'armée française pour la durée de la guerre. Mais pour des considérations inconnues du public, ils n'ont pas reçu à ce jour de réponse positive à leur enthousiasme et attendent toujours… »
Les engagements furent également nombreux à Marrakech et Agadir mais moindres dans les villes traditionnelles de l'intérieur comme Fès et Meknès.
Les hésitations de l'administration
A l'enthousiasme spontané des Juifs, l'administration française répondait par la force d'inertie, s'abstenant de toute réponse — au-delà de remerciements du bout des lèvres et du conseil de modérer leur enthousiasme — comme le rapportait à Paris le délégué de l'Alliance dans une lettre du 13 septembre 1939 :
« Je suis allé voir à ce sujet M. Gayet, directeur du Cabinet Civil. Il m'a dit que le Général Noguès avait éprouvé une grande satisfaction devant l'esprit de sacrifice de nos coreligionnaires marocains : des milliers d'entre eux ont demandé à servir pendant la durée de la guerre, d'autres ont fait de larges dons pour la Défense nationale. M. Bonan et quelques amis ont réuni en deux jours 600.000 francs ; ils espèrent obtenir encore 400.000 francs. " La France, a ajouté M. Gayet, sait qu'elle peut compter sur ses protégés Israélites ; ce qu'il faudrait, pour le moment, c'est tempérer leurs manifestations bruyantes de loyalisme, afin de ménager certaines susceptibilités. Nous avons pour le moment assez d'hommes et d'argent, nous en demanderons plus tard… Beaucoup s'étonnent que nous n'ayons pas encore répondu aux demandes d'engagement, la question est ardue. Elle est étudiée avec le plus grand soin, dans l'intérêt même de ceux qui viennent à nous. Nous comptons créer des régiments spéciaux où les Israélites seraient enrôlés, suivant leurs aptitudes et leur résistance physique, régiments pour des opérations militaires et régiments pour des travaux publics, les uns et les autres se rapprochant plus des régiments français que des régiments indigènes. Vos coreligionnaires qui connaissent les langues pourront s'y rendre fort utiles. On les appellera des Régiments Etrangers, mais ils n'auront rien de commun avec ce qu'on appelle la Légion… »
Jacques Godel et David Bensoussan Souvenirs de la Seconde Guerre mondiale
Montréal, septembre 2010 Cher Monsieur Godel,
Meilleurs vœux de Shana Tova et félicitations pour votre récit qui intéressera, j'en suis convaincu, beaucoup de personnes curieuses de comprendre les épreuves subies par leurs parents. J'ajouterai que pour ce qui est du vécu de la Seconde Guerre mondiale au Maroc, les témoignages personnels et écrits sont plutôt rares. Pour ce qui est des documents officiels, ils peuvent être retracés suite à un certain investissement de temps, mais ne rendent guère le sentiment prévalant ni même le vécu réel. Aussi, je vous encourage à continuer et à décrire votre séjour à Casablanca.
Au plaisir de vous relire,
David Bensoussan
Bethesda, le 16 octobre 2010
Cher Monsieur Bensoussan,
Avec un peu de retard, voici la suite de mon récit.
Après avoir échappé à l’arrestation de toute la famille, le 6 novembre et franchi la ligne de démarcation dans la nuit du 6 au 7, nous restons cachés en Haute-Garonne, à Chaum-par-Fronsac jusqu’au 9 avril 1943.
Cette nuit-là, nous nous mîmes en route pour franchir la frontière franco-espagnole, en compagnie de 4 jeunes Français, réfractaires au travail obligatoire (S.T.O.) imposé par l’Allemagne. Après 24 heures dans la montagne, nous sommes tous en Espagne, arrêtés, conduits à Lérida, puis à Barcelone, où nous sommes pris en charge par des délégués des autorités françaises d’Afrique du Nord.
Trois mois à Barcelone, c’était comme des vacances inespérées. Libre enfin ! Mais on ne pouvait rester longtemps en Espagne, et le 14 juillet 1943, ordre de départ vers l’inconnu. À la gare du Nord, un train spécial nous attendait et en route….
Après 30 heures de voyage dans de vieux wagons, sans ravitaillement, et sous bonne escorte policière, c’est la frontière portugaise. Changement de train, très confortable, nourriture, boissons, pain blanc (un luxe), et quelques heures plus tard, nous arrivons à Setubal, port maritime au sud de Lisbonne. Après appel, et vérification d’identité, on nous embarque sur le Djebel Aurès, un vieux cargo rouillé, sale, et un équipage assez déplaisant (pétainiste).
Une autre partie de notre convoi est embarqué sur le « Gouvernance General Chanzy », lui aussi vieux cargo. Ancre levée, nous sommes en mer bientôt encadrés par deux bâtiments de guerre de ce qui restait de la marine française. Moment émouvant.
Après 36 heures de traversée, par un temps magnifique et une mer d’huile (c’était mon premier voyage sur l’océan), la côte se dessine au loin. Nous savions que c’était le Maroc, car nous avions appris pour la première fois notre destination par les marins du bord Casablanca.
Le port était incroyablement encombré, et partout bâtiments flottant la bannière étoilée des U.S.A. Les quais fourmillaient de soldats, marins et débardeurs. On nous fit descendre du bateau, là encore sous bonne escorte, et on nous dirigea vers un vaste hangar où nous attendaient des représentants des armées et des pouvoirs civils. Discours, musique, buffet, etc., et toujours sous bonne escorte nous embarquons dans des camions militaires. Notre destination, la caserne du Régiment d’infanterie coloniale du Maroc. Ce régiment avait refusé de se battre contre les Américains au cours du débarquement du 8 novembre 1942, en conséquence de quoi il avait été dissous, ce qui expliquait cette caserne vide de ses soldats. Mais l’armée avait repris ses droits, et avec l’arrivée de convois en provenance d’Espagne tous les deux ou trois mois, ces bâtiments étaient devenus un centre de premier accueil, de triage, et surtout de recrutement et de surenchère entre l’armée giraudiste (c’est-à- dire de Vichy) et les Forces françaises libres du Général de Gaulle. La caserne était très propre, spacieuse, les chambres confortables, et la nourriture acceptable. Mais nous ne pouvions sortir, car il fallait se soumettre à des interrogatoires, photo, empreintes digitales, et surtout le racolage par des recruteurs des armées de terre, de l’air et de la marine. Les cours étaient pleines de matériel de guerre en provenance des U.S.A., comme pour nous inciter à rejoindre ceux qui nous les montraient. J’avais opté pour De Gaulle, et on m’avait parlé de l’arrivée prochaine à Casablanca de la fameuse « Colonne Leclerc » qui allait devenir la 2e Division blindée. Pendant toutes ces journées, nous n’avions aucun contact avec le monde extérieur.
Une fois toutes les formalités terminées, à la satisfaction des autorités, chacun et chacune d’entre nous allèrent vers leurs nouvelles destinations. Algérie, Angleterre, Amérique. Beaucoup, cependant, restèrent au Maroc, et de la caserne du R.I.C.M. on nous dirigea vers un nouveau centre d’accueil, une école au cœur de Casablanca, l’école de la Foncière. Nous étions libres de nos mouvements, et enfin libres de faire la connaissance de Casablanca.
Pour nous, c’était une découverte, cette implantation de l’architecture moderne européenne dans ce milieu islamiste, la Place de France, le boulevard du 4e Zouave, la belle zone administrative, les palmiers, le ciel bleu… Là encore, dans cette école, le tri se fit. Mon père fut requis civil, affecté à l’entretien de la base aérienne, ma sœur inscrite au lycée, et ma mère employée par ce qui était déjà « Les évadés de France ». Mes parents et ma sœur furent logés dans un hôtel de la rue Guynemer. Quant à moi, en attendant la colonie Leclerc, je fus logé à l’hôpital (je crois qu’il s’appelait Hôpital Colombani), à l’internat, vide de ses internes, mobilisés.
Casablanca était un grouillement humain incessant. Bien sûr, les Américains étaient partout, jeunes, bien portants, mais enclins à la consommation d’alcool. L’armée française, très pétainiste (giraudiste) était en train de s’équiper de matériel américain. Partout il y avait des entrepôts énormes de tout ce que les États-Unis produisaient et la circulation était impossible entre les bus marocains, les GMC des GI et les voitures attelées des Marocains.
Mais la population de Casablanca était essentiellement européenne. Fonctionnaires, commerçants, militaires en retraite, presque tous étaient issus de la Métropole. Il y avait, à mes yeux, la ou les ségrégations, par classes, ethnies, et origines. Le mellah, la médina, le Maarif, Anfa, El Hank autant de monde différent, qui tout en vivant ensemble vivaient séparément. J’aimais la rue, avec tout ce grouillement d’humanité, les vendeurs de brochettes, les marchands d’eau, les barbiers installés dans la rue, qui rasaient, coupait les cheveux et saignaient leurs clients.
À l’hôpital, je m’étais fait des amis, mais pour peu de temps puisque la colonie Leclerc était enfin arrivée, et je recevais mon affectation pour la rejoindre à El Hank. Là on m’affubla d’un uniforme anglais du désert, ma nouvelle identité était chasseur de 2e classe, compagnie hors rang (CHR), 501 régiment de chars de combat.
Peu de jours après, nous nous mîmes en route pour Rabat. C’était fin août, début septembre 1943, et je voyais, enfin, un peu du Maroc. La route entre Casablanca et Rabat était fort belle, et longeait la voie ferrée. Très rapidement nous étions dans le « bled » qui était un mot nouveau pour moi. L’arrivée à Rabat fut une révélation. Sa beauté, sa majesté me firent comprendre combien j’étais dans un monde différent, mais qui semblait envoûtant. Notre destination finale était la Forêt de Témara, très exactement au kilomètre 14 de la route de ce qui s’appelait Camp- Marchand. On nous fit débarquer dans une forêt de Chêne-Liège, dans une clairière.
Les premières nuits, nous dormîmes à même le sol, dans une clairière, où pour rejoindre la route, il fallait emprunter en chemin sablonneux. La seule habitation était celle d’un garde forestier qui vivait là avec sa famille. C’était un ancien du maréchal Lyautey, avec l’uniforme vert des gardes forestiers de la métropole. Une pompe à main était le seul point d’eau, pour ce qui allait devenir en peu de temps une bourgade. Dans cette clairière, il y avait aussi une ou deux familles de paysans marocains pauvres en haillons, vivant dans quelques gourbis et affectés au travail dans la forêt de Chêne-Liège, sous la surveillance du garde forestier, que nous ne tardions pas à surnommer « Pétain » en raison de ses opinions. Dans un deuxième temps, on nous distribua des tentes, surplus de la campagne du désert. Nous n’étions qu’un embryon de régiment, sans matériel (sinon quelques vieux camions anglais), sans facilités sanitaires, et une nourriture immangeable. Le changement pour devenir la 2e D.B. se fit lentement, au fur et à mesure de l’arrivée du nouvel équipement américain. Les chars et les véhicules automobiles arrivaient en caisses que nous récupérions pour construire des espèces de bidonville. C’était les « guitounes ». Elles logeaient 2 soldats, et chacune avait son « architecture » à elle. Nous avions aussi des aires communes, avec tables et bancs, mais sanitaires existants, et nourriture infecte. Mais avec le temps, on s‘adapte. Et puis, tous les matins, des Marocains entre-temps arrivaient au camp, avec une carriole tirée par un maigre cheval, pour nous vendre des « casse-croûte », des oranges, etc. Une ou deux fois par semaine, nous avions quartier libre, pour Rabat. C’était toujours un enchantement. Rabat, aussi grouillant de soldats, mais peu d’Américains. Il y avait une base de la Royal Air Force, des Tchèques, et surtout les Giraudistes. Avec un camarade de régiment, nous avions découvert la Kasbah des Oudayas. Nous étions toujours les seuls soldats à visiter cet endroit merveilleux, en buvant le thé à la menthe, et nous régalant des pâtisseries marocaines. Toujours dans notre bidonville, notre régiment, et la division se développaient. Assez rapidement, presque tout le matériel était arrivé, chars, half-track, GMC, Jeep.
Joseph Toledano-Epreuves et liberation-les juifs du Maroc pendant la seconde guerre mondiale
La drôle de guerre
Alors qu’elles s’étaient engagées dans la guerre pour défendre la Pologne, dont l’Allemagne écrasait les armées, la France et l’Angleterre ne prirent aucune initiative de taille. La guerre sur le front, entre l’Allemagne et la France, se limitait à des escarmouches, certes sanglantes mais peu décisives, dans lesquelles étaient engagées, en grand nombre, des unités de tirailleurs marocains.
Dans son discours du Trône, le 18 novembre 1939, le sultan adressa à ces derniers un message d’encouragement et de félicitations. En même temps, il renouvelait ses sentiments de très chaleureuse amitié envers le Résident Général et lui exprimait son désir de coopération. Enfin, il affirmait sa croyance en la victoire de la France :
– Nous vous prions, Monsieur le Résident Général, de bien vouloir transmettre aux troupes marocaines qui se trouvent au front, l’expression de la fierté que Nous éprouvons à les voir si bien remplir leur devoir. Nous avons le ferme espoir qu’elles seront dignes de leurs aînées et qu’elles rentreront victorieuses, après avoir paré de nouvelles auréoles les glorieux étendards de la Division marocaine. Nous tenons tout particulièrement à renouveler l’expression des sentiments que Nous avons manifestés à différentes occasions. Nous ne dirons jamais assez que ces sentiments qui existaient à l’état latent dans tous les cœurs se sont exprimés grâce à votre incomparable compréhension de l’islam et de ses traditions…
Nous considérons votre présence au Maroc, pendant la dure période que nous traversons, comme la manifestation particulière de la bonté divine, en laquelle tous les Musulmans ont une confiance absolue, pour accorder la victoire finale à la France et à ses alliés qui défendent la cause de la justice et du droit… »
En ce début 1940, alors que persistait l’illusion que la guerre se déroulait sur un autre continent, voire sur une autre planète, les Juifs du Maroc eurent droit à un réveil quelque peu brutal. Venus à la Résidence à Rabat lui présenter leurs vœux pour la nouvelle année, les représentants des communautés juives du Maroc furent interloqués par l’accueil du général Noguès. Celui-ci leur conseilla ouvertement de dire, avant tout, à leurs coreligionnaires de ne pas profiter de la guerre !
La France et l’Angleterre s’abstinrent d’opérations militaires d’envergure sur le front Est, laissant le loisir à l’Allemagne d’écraser toute résistance, pendant les huit mois qui virent l’invasion de la Pologne et l’offensive éclair menée contre le Danemark et la Norvège. Cette attitude de retenue valut à cette période le qualificatif trompeur de " drôle " de guerre. Les plus optimistes allaient jusqu’à dire : " La France ne deviendra pas forcément un champ de bataille ", faisant presque oublier même en France — et à plus forte raison au Maroc — que " Nous sommes en guerre. " comme le rappelait, dans le titre de son éditorial du 15 février 1940, D’Avenir Illustré, toujours aussi intransigeant, comme si les Juifs du Maroc pouvaient faire autre chose que prier pour la victoire de la cause française :
« Le déchaînement de la barbarie nazie sur Israël semble ne pas avoir suscité de résistance dans nombre de communautés juives. Pour nous, au Maroc, c’était déjà un spectacle attristant de voir celle manifestée en son temps par des Juifs réfractaires à l’idée de boycott économique de l’Allemagne hitlérienne, notre ennemi numéro un. Mais maintenant que l’arrogance germanique a suscité la réaction des grandes puissances au sort desquelles celui d’Israël est étroitement lié, il est impossible que nous ne comprenions pas qu’il n’y a de salut que dans un effort commun, un effort illimité, en faveur de ces nations au sort desquelles celui d’Israël est lié pour remporter la victoire sur le cauchemar hitlérien… »
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Continuer la guerre en Afrique du Nord ?
Quand au fil des jours tragiques de mai et juin, l’étendue de la débâcle de l’armée française s’imposa avec de plus en plus d’évidence, le Maroc, de par sa situation stratégique et sa position dans l’Empire, devait jouer un rôle primordial dans la décision du gouvernement français de continuer ou non la guerre, à partir de l’Afrique du Nord. Pourtant, bizarrement, peut- être parce qu’lie était certaine de son invincibilité derrière la ligne Maginot, la métropole n’avait pas envisagé une telle éventualité et ne s’y était jamais préparée. Les responsables civils et militaires en Afrique du Nord n’avaient jamais été associés aux délibérations des instances suprêmes de la Défense nationale dans un plan d’ensemble. Pour Paris, l’Empire était considéré seulement comme un pourvoyeur d’hommes et de matières premières. Se prévalant de l’appui du sultan et du soutien des populations, le Résident Général Noguès, au départ, plaida avec force, en faveur du transfert du gouvernement en Afrique du Nord, pour poursuivre la guerre…
Le 25 mai, quand la bataille des Flandres parut sur le point de tourner au désastre, ouvrant aux Allemands la route de Paris, le général Noguès, responsable du théâtre d’opérations en Afrique du Nord, assurait le Président du Conseil Paul Reynaud que les moyens de la Marine non touchée par la débâcle, combinés avec les moyens intacts de l’Empire, permettraient de continuer les combats aux côtés de l’Angleterre. Pris dans le tourbillon des événements, le gouvernement Reynaud, errant de ville en ville jusqu’à Bordeaux, et pourtant favorable à une telle solution, ne parvint pas à prendre de décision définitive en ce sens. Entré au gouvernement, le maréchal Pétain, secondé par le commandant en chef, le général Weygand, allait désormais œuvrer pour empêcher le gouvernement de quitter la France et de s’installer à Alger afin de continuer la guerre.
Déclarée ville ouverte, Paris fut investie par les Allemands le 14 juin. A Bordeaux, où le gouvernement et le Parlement s’étaient réfugiés, le Président du Conseil, favorable au départ en Algérie, battu, donnait sa démission. Le 16, le Président de la République chargeait le maréchal Pétain de former le nouveau gouvernement. Le lendemain, le 17 juin, Pétain annonçait à la nation que la guerre était perdue, qu’il fallait cesser le combat et qu’il avait demandé à Hitler les conditions d’une " paix honorable Ce même jour à Rabat, dans un appel à Radio Maroc, le Résident proclamait :
« J’ai reçu avec joie et fierté de tous les groupements du Maroc, ainsi que de tous les milieux français et indigènes, les témoignages de foi patriotique les plus émouvants. Unanimement, ils expriment le désir de défendre par les armes et jusqu’au bout, le sol de la France et celui de l’Afrique du Nord… Nos amis en France, surmontant toutes les difficultés, continuent à se battre avec un courage magnifique, il n’est pas question pour le moment de cesser le feu… »
Le lendemain, 18, il récidivait et écrivait dans un message au chef d’état- major, le général Weygand qu’il était déterminé à continuer la lutte, pour sauver l’honneur et conserver l’Afrique à la France. « Permettre à l’Afrique du Nord de se défendre, c’est entreprendre dès maintenant le redressement de la France ». Il affirmait que « l’Afrique du Nord, avec ses ressources actuelles, est en mesure de résister longtemps aux entreprises de l’ennemi, assez longtemps sans doute pour contribuer à leur défaite. » Le Résident recevait l’appui, dans cette détermination, aussi bien de son homologue à Tunis que du gouverneur général d’Algérie et des gouverneurs de l’Afrique noire et du mandat sur la Syrie.
Chacun comptait sur le puissant appui de la Marine intacte, sur le matériel militaire déjà expédié par les États-Unis et sur tout ce qui pourrait être envoyé de la métropole. Même avec l’aide hypothétique de l’Espagne et de l’Italie, la Marine allemande, mal équipée pour les opérations amphibies, pourrait difficilement s’aventurer à transporter une armée par mer alors que les flottes anglaise et française dominaient la Méditerranée.
Le 19, le Résident revenait à la charge :
« LAfrique du Nord toute entière est consternée. Les troupes de Terre, de l’Air et de la Marine demandent de continuer la guerre pour sauver l’honneur et conserver l’Afrique du Nord à la France. En admettant même qu’elle nous soit laissée, nous perdrions à jamais l’estime et la confiance des indigènes… Les indigènes, comme ils le déclarent, sont prêts à marcher avec nous jusqu’au dernier homme. Ils ne comprendraient pas qu’on puisse disposer éventuellement de leur territoire, sans tenter avec eux de le conserver… Envisager leur cession à l’étranger sans leur consentement et sans avoir combattu, serait considéré comme une trahison… »
Le 18 également, De Gaulle lançait, de Londres, son célèbre appel à la poursuite de la guerre :
" La défaite est-elle définitive ?Non ! Car la France n’est pas seule ! Elle a un vaste Empire derrière elle ! Elle peut faire bloc avec l’Empire britannique qui tient la mer et continue la lutte, elle peut comme l’Angleterre utiliser, sans limites, l’immense industrie des Etats-Unis… Cette guerre n ’estpas tranchée par la bataille de France. Cette guerre est une guerre mondiale. Le destin du monde est là. »
Impressionné par la prise de position en pointe du général Noguès, en faveur de la poursuite du combat, De Gaulle lui offrit, dans un télégramme du 19 Juin, de prendre la tête de la résistance dans l’Empire français et de se mettre lui-même sous ses ordres. A ses yeux, en effet, il ne faisait pas de doute que si Noguès, en tant que commandant du théâtre d’opérations en Afrique du Nord, se ralliait à la résistance, le reste de l’Empire le suivrait ? « Suis à Londres, en contact officieux et direct avec le gouvernement britannique. Me tiens à votre disposition pour combattre sous vos ordres ou pour toute démarche qui pourrait être utile… »
Le soir à la radio, De Gaulle restait encore confiant dans la décision que prendrait Noguès et liait son nom à celui des héros légendaires de la colonisation :
« Dans l’Afrique de Claudel, de Bugeaud, de Lyautey, de Noguès, tout ce qui a de l’honneur a le strict devoir de résister. »
Bien que son offre soit restée sans réponse, De Gaulle la renouvela le 24 juin. Il proposa à Noguès de prendre la tête du Conseil National Français en formation, pour continuer la lutte.
Mais rien dans son caractère de militaire de carrière ne préparait le général Noguès à relever ce défi, à jouer si nécessaire le rôle de rebelle. Il n’avait pas la stature pour sortir de la hiérarchie et se joindre à une dissidence. N’avait-il pas, malgré sa volonté de résistance, censuré l’appel du " rebelle " De Gaulle et interdit sa diffusion au Maroc ? Ce n’est que le 26 juin que des avions anglais larguèrent sur Casablanca et Port Lyautey des tracts reproduisant le texte du célèbre appel.
Le général Noguès était décidé, dans tous les cas, à rester dans la légalité et à obéir au gouvernement en place, même s’il était contraire à sa propre conviction de mettre fin à la lutte. A une seule condition toutefois : la préservation de l’Empire. Ainsi, il prévenait :
« Si la signature de l’armistice avec l’Allemagne et l’Italie n’est pas accompagnée par me déclaration du gouvernement précisant que nos adversaires acceptent le maintien de l’intégrité du sol de l’Afrique du Nord, les populations nord-africaines unanimes n’accepteraient pas la décision, et suivies de la presque totalité des forces armées, continueraient, avec ou contre leurs chefs, la lutte jusqu’au bout. »
Joseph Toledano-Epreuves et liberation-les juifs du Maroc pendant la seconde guerre mondiale page 75-78