Ma mère, la bienfaitrice Fulgurances colorées-Joseph DADIA
Le passé se fond dans le présent, et il nous aide à vivre le futur. Au fond, ce passé ne se réfère pas à une chronologie en rapport avec l’histoire et la géographie. Tout est intimement lié. Parler au passé ou du passé, c’est mourir un peu. Si nous nous collons à notre passé et nous le retenons, c’est pour adoucir la séparation. Il ne sert à rien de se lamenter ou de se révolter. Nous ne faisons que réduire les distances et cela adoucit nos rêves.
A qui je vais me plaindre et pourra-t-on me comprendre ? A qui je vais raconter ma vie et saura-t-on me consoler ? Notre D…ieu a voulu cela et Lui seul pourra me réconforter. A D…ieu seul, je me confierai et Il me soutiendra.
Les souvenirs sont nombreux et nul ne peut les dénombrer. Les souvenirs ne sont pas une formule mathématique que l’on peut déchiffrer, analyser et formuler en théorèmes. Peut-on défeuiller nos souvenirs comme on effeuille les pétales des marguerites ? Ces chères marguerites, au parfum entêtant, trônaient les soirs de Pessah à Marrakech sur notre table bien dressée, éclairée par quatre majestueux candélabres en cuivre authentique, placés chacun à un coin de la table. Tout brillait ce soir-là. Tout sentait la fragrance de Pessah, dans les maisons, dans les rues, et dans les échoppes du mellah où l’on vendait l’huile Lesieur, huile que je ne voyais qu’à l’approche de Pessah. Pour moi, l’huile dans les bouteilles portant l’étiquette Lesieur annonçait la fête.
Inoubliables marguerites, toujours présentes dans ma mémoire, mais introuvables dans cette campagne morbihannaise où j’habite définitivement avec mon épouse Martine depuis août 2001. Notre chaumière achetée en 1980 était notre résidence secondaire pour les petites et grandes vacances scolaires. Cette chaumière bretonne a été bâtie en 1777, date indiquée sur les vielles poutres qui soutiennent la toiture, et sur le chambranle de l’entrée du côté sud, côté petit jardin.
Nous disposons sur le côté nord, et au-delà, d’un jardin de plus de 4000 mètres carrés, plantés de fleurs, d’arbres d’ornement de collection et d’arbres fruitiers, encadré par des chênes séculaires, dans une zone semi-climatique, au cœur de la campagne, à quelques kilomètres de la Ria d’Etel, et à 25 kilomètres de Carnac, l’une des plus plages sablonneuses de la Bretagne.
La soupe aux fèves fraîches n’avait le goût de paradis que les deux premiers soirs de Pessah. En dehors de ces deux soirs, la soupe aux fèves est toujours bonne à goûter, mais elle n’a plus le goût de paradis. Martine me fait cette soupe les deux premiers soirs de Pessah et j’y goûte le paradis.
Mon père, à Marrakech, présidait allègrement la cérémonie de Pessah. Il se levait et faisait tournoyer au-dessus de la tête de chacun de nous un vase rempli de marguerites, en chantonnant Bibhilo : « Cette année nous sommes ici, l’année prochaine à Jérusalem ». Bibhilo envahissait notre rue, notre maison, de partout montait Bibhilo. Tout le monde à table, assis ou debout, à l’étage, au rez-de-chaussée, Bibhilo.
« Jérusalem…Jérusalem…l’an prochain à Jérusalem ! ». C’est ça ou quelque chose de ce genre qu’enfant je scandais à tout rompre le premier jour de la fête de Pessah avec des voisins de mon âge, tous rassemblés en cercle au beau milieu de ce vaste patio de l’honorable demeure Dar Ben Sassi. Et nous récitions de mémoire de nombreux passages de la Haggada de Pessah.
Avec mon père, nous récitions le récit pascal, avec des passages en araméen et des passages en judéo-arabe. Le benjamin de la famille posait les quatre questions rituelles. Puis défilent les quatre enfants, chacun avec son tempérament, son caractère, et sa question à laquelle il fallait répondre tout de suite : – Le sage, – l’impie, – le candide et le balbutieur. Les quatre coupes de vin à boire, et la coupe à remplir en l’honneur du Prophète Elie, avec l’espoir de le voir arriver et nous annonçant l’arrivée du Messie.
Le chiffre quatre est dans nos têtes : quatre enfants, quatre coupes. Il symbolise les quatre matriarches : Sarah, Rivqa, Rachel et Léa. Ce chiffre quatre revient comme un leitmotiv au cours de la soirée. Il veut nous rappeler les quatre façons dont les Egyptiens ont asservi nos ancêtres. Il veut nous rappeler les quatre façons dont D.ieu nous a délivrées.
Maman servait à table avec joie et sourire, décontractée et heureuse. C’est sa récompense après tout un mois de veilles, de tâches accomplies pour préparer la fête : récurer, badigeonner, remettre à neuf la maison.
Ce soir-là, le prophète Elie nous rendait visite, comme à chaque année, sous les traits de l’oncle Mardochée Tuizer, l’un des frères de ma mère. Mais la coupe de vin remplie en l’honneur du Prophète restait toujours remplie.
Des années plus tard, mon fils aîné Olivier Ram chalita avait l’habitude de se lever tôt le matin pour voir la coupe du Prophète Elie. Une année, regardant de près la coupe de vin remplie en l’honneur du Prophète, il se mit à crier tout joyeux, avec l’enthousiasme innocent de l’enfance : « Le Prophète Elie est passé chez nous pendant que nous dormions ». Il est venu me tirer du lit, et je constatais que la coupe de vin n’était pas remplie complètement jusqu’au bord, d’une infime poignée de millimètres. Une année, ici à la campagne, pendant que je lisais la deuxième partie de la Hagada, j’entendis un bruit. Une fois terminé le récit pascal, je lève mes yeux et je vois que l’une des fenêtres de la salle à manger, qui donne sur le petit jardin, côté sud, était ouverte. Je me suis dit : Cette fenêtre est toujours fermée et elle n’a pas été ouverte depuis de nombreuses années, compte tenu des bibelots qui ornent son rebord. Pour moi, et j’y crois fermement, c’est le prophète Elie qui l’a ouverte.
Olivier Ram a tout oublié et il ne fête plus Pessah et ne remplit aucune coupe de vin en l’honneur du Prophète Elie. Il ne reconnaît plus cette fête comme du reste tout ce qui concerne le Judaïsme. Il a suivi pourtant le cycle normal des Etudes juives, tant à la maison qu’au Talmud Tora. Il a fait sa Bar-mitsva au Mur des Lamentations à Jérusalem en présence d’un rabbin cabaliste, cérémonie précédée la veille d’un Daroush, véritable acte de foi.
En cette année 2018, les 30 et 31 avril, Olivier-Ram est venu de Paris se joindre à nous pour célébrer le Seder de Pessah. Quelle joie de le voir participer et de parler longuement du prophète Elie. Je lui ai fait découvrir Babli Haguiga. Il est parti avec un exemplaire pour l’étudier chez lui.
La fête de Pessah, comme les autres fêtes juives, ont rythmé son enfance et son adolescence. Il suffit de le voir sur des photos ou sur un film sur Pessah réalisé à la demande de David Zrihen par l’Institut National de l’Audiovisuel. Son frère Samuel, après de belles années de pratique juive, a lui aussi tout rejeté. La fête de Pâque avait sa préférence. Il m’aidait à dresser la table, à sortir les livres illustrés de Pessah écrits en hébreu, en français, en anglais, et en judéo-arabe. Vivre dans un environnement non-juif fait que le juif, issu d’une famille traditionnaliste, finit à son corps défendant par céder à la sirène des Gentils, allant jusqu’à trouver la pratique de son culte surannée. Ce que mes deux garçons ont gardé intact en eux, c’est leur identité juive qu’ils défendront bec et ongles contre quiconque qui tente de la leur contester, comme ils se battront au besoin par les poings contre les antisémites et les anti-Israël de tous poils. C’est très important de le souligner. Ils restent fiers de leur judéité et de leurs ancêtres juifs. C’est important de le redire. Mais est-ce suffisant ? Le Judaïsme n’est pas seulement une idée, une philosophie, mais il est surtout une pratique, une voie à suivre. Des actes positifs à faire et des actes négatifs à ne pas faire. Au Mont Sinaï, nos ancêtres libérés de l’esclavage des Pharaons, ont déclaré à Moïse : « Nous ferons et nous écouterons ». A l’avance ils ont exprimé leur intention de faire, c’est-à-dire d’accomplir les commandements de la Tora, avant même d’entendre ce que Yahvé allait leur dire. Sublime d’apprendre qu’ils voyaient avec leurs yeux ce que leurs oreilles entendaient et qu’ils entendaient avec leurs yeux ce que leurs oreilles voyaient. La moindre des servantes a vu sur la Mer des Joncs dite Mer Rouge ce que le prophète Ezéchiel Ben Bouzi Hacohen n’a pas vu dans ses prophéties. Tout sentait bon dans le monde ce jour-là. Les malades, les infirmes et les aveugles ont guéri. Et la paix régnait sur tout. Plus de haine, plus de guerre.
En général, l’homme écoute d’abord avant de passer à l’action. Nos Sages nous enseignent que la pratique des commandements divins est primordiale par rapport à la théorie. Ce qu’il faut savoir et surtout retenir c’est que la Tora a été donnée à ceux qui sont convaincus de son enseignement et non pas pour convaincre ceux qui ne le sont pas.
אמי המחוננת
נדבנית ונדיבת-לב