Nessim Sibony-Des jouets dans la societe juive marocaine-Brit 29

Ce jeu suppose d'abord de longues periodes d'apprentissage et d'entrainement qui s'operent dans l'isolement complet. Le garcon comme la fille font tourner la toupie par terre d'abord a la maniere des filles puis a la maniere des garcons, c'est-a-dire de haut en bas alors que les filles faisaient tourner la toupie en position assise en la lancant horizontalement. Venait ensuite la pratique de prendre la toupie entre les doigts et de la faire tourner sur la paume de la main sans en arreter le mouvement. On s'amusait aussi a faire passer la toupie le long du bras pour la ramener tournante sur la paume de la main. Avec le temps on apprenait a jeter la toupie tournante d'une main a l'autre. Une tout autre figure consistait a lancer une toupie en l'air et a la recuperer tournante sur la paume de la main pour s'en servir a sa guise. On finissait par apprendre a soulever la toupie tournante par terre en enroulant la ficelle autour. Toute cette manipulation de la toupie provoquait le bonheur de bien des enfants mais ces enfants cherchaient davantage de plaisirs. Parlons tout d'abord de ceux qui se servaient de leur toupie comme on se servait d'une bille ou d'une ceinture pour tacher en trois coups de sortir une piece d'argent d'un cercle. La toupie avec sa pointe quand elle etait judicieusement poussee bousculait la piece dehors.
Disons que les enfants Juifs du Maroc ont connu toutes sortes de toupies classees selon leur taille ou selon leur pointe. La taille va distinguer la toupie simple de celle appelee Zakkar qui est de grande taille. Certains enfants refusaient categoriquement certaines parties a cause de la presence de toupies grandes ou de toupies dotees de pointes plus destructrices que la leur. Ces pointes etaient au nombre de quatre a Fez : boTASSA, boHMISSA, boMEHRAZ et boHMARA. On appelait la pointe, l'epine: ES SOUKA a Fez, alors que dans le reste du Maroc on parlait de MEHMAZ. La toupie etait nommee TRINBO dans les cites du Nord marocain, tres proche de l'espagnol TROMPO et TROUMBIYA, trombe dans le Sud marocain.
Le jeu de la toupie en groupe etait bien plus pernicieux et rempli d'agressivite. Nul ne saura nous dire pourquoi.
Une partie s'engageait generalement entre enfants munis de toupies du meme genre. Chaque joueur prend sa toupie et la fait tourner. Celle qui la premiere s'arrete de tourner est celle meme qui va sur le terrain. L'ordre de jouer va etre determine par le temps durant lequel la toupie tournera. Celui dont la toupie est la derniere a s'arreter sera le premier joueur. La toupie du perdant se trouve dans un grand cercle. A Kenitra les toupies de tous les joueurs etaient rassemblees dans le cercle et le premier joueur langait d'en haut sa toupie et les faisait sortir du cercle. La derniere restait dans le cercle. Chacun des joueurs va la cogner d'abord avec sa toupie dans sa descente et ensuite donner au moins un coup par en haut, toupie tournante, pour faire des trous dans la toupie de l'adversaire. Si le joueur rate son coup, il met sa toupie dans le cercle a la place de la premiere. Le jeu continue jusqu'a ce que l'on mette la toupie a l'exterieur du cercle et c'est alors que commence un rite assez bizarre parce que bien different de tout ce que nous constatons dans d'autres jeux. Le premier joueur prend cette toupie, la met dans un coin, mouille son doigt, applique la salive sur la toupie et tache avec ses dix coups de pointe de pratiquer une ligne de petits trous que les autres joueurs vont exploiter pour fendiller la toupie l'ouvrir et la casser, si possible. C'etait la l'enjeu. II va de soi que celui qui avait une toupie ainsi marquee n'osait plus en jouer et allait s'en acheter une autre. Certains joueurs avaient de ce fait deux toupies : l'une qu'ils mettaient dans le cercle l'autre avec laquelle ils jouaient.
C'est bien le seul jeu ou il existe un plaisir de destruction alors que tous les jeux sont tournes vers le gain ou la simple satisfaction de se prouver une superiorite ou quelque privilege naturel. On s'approprie quelque chose par le jeu en general mais la il y a au contraire un plaisir a vexer le joueur perdant, un plaisir de tout un groupe uni contre un individu soudainement defavorise. C'est la meme regie de jeu qui prevaut au Mexique. La, la toupie est dote de trois tailles de pointes amovibles et on donne 15 coups qui font 15 trous car joueur. Le terme utilisé pour dire “faire éclater” la toupie est KEBRAR. _es musulmans du Maroc suivent aussi le même rite.
Ce n'est qu'en Inde comme au Pakistan que le plaisir consiste à faire durer la rotation de la toupie le plus longtemps possible. Il faut dire que là les toupies sont en argile cuite comme dans la chanson du petit dreidel et l’on ignore les toupies en bois.
Il faut donc supposer que le jeu de la toupie au Maroc comme au Mexique est
d’origine espagnole.
Nessim Sibony–Des jouets dans la societe juive marocaine-Brit 29
Le jeu de la toupie
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