Doris Bensimon-Donath


DIVERSITÉ DU JUDAÏSME MAROCAIN-Doris Bensimon-Donath

DIVERSITÉ DU JUDAÏSME MAROCAIN-Doris Bensimon-Donath

L'histoire et la conformation géographique du Maroc sont à l'origine de la diversité du judaïsme marocain.

En l'état actuel de nos connaissances, on ne peut fixer une date précise à l'établissement des Juifs au Maroc. Les historiens se montrent prudents sur les origines du judaïsme maghrébin. Sans entrer dans le détail de leurs dis­cussions, on peut toutefois affirmer la diversité des éléments constitutifs du judaïsme nord-africain.

L'implantation des premières colonies juives remonte à une époque fort reculée. L'élément le plus ancien du judaïsme maghrébin s'est mêlé intime­ment aux populations berbères. Certains auteurs, comme M. Simon, parlent même de « judaïsme berbère ». A l'époque contemporaine le sociologue trou­vait les derniers vestiges de cette symbiose judéo-berbère dans les communautés du Sud marocain et des montagnes de l'Atlas.

  1. Chouraqui dans Les Juifs d'Afrique du Nord, p. 13-43, M. Eisenbeth dans Les Juifs au Maroc, p. 7-10 et dans Les Juifs en Algérie, p. 3-4, H. Z. Hirschberg dans Histoire du judaïsme nord-africain, p. 3-58, citent les principaux témoignages sur l'établissement des colonies juives en Afrique du Nord avant la conquête arabe.

Ibn Khaldoun, dans son Histoire des Berbères (traduction de Slane, I, Alger, 1852,p. 208- 209) affirme qu'une partie des Berbères professait le judaïsme au moment de la conquête musulmane. M. Simon dans un article intitulé « Judaïsme berbère en Afrique ancienne », publié d'abord dans la Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses, 1946, puis dans Recher­ches d'histoire judéo-chrétienne, Paris-La Haye, Mouton, 1962, p. 30-87, cherche une explication à cette affirmation contestée par certains historiens du Maghreb et notamment G. Marçais. Dans son argumentation, M. Simon s'appuie sur la persistance de la langue punique en pays berbère. Dans Verus Israël, p. 351-355, M. Simon développe cette thèse, affirmant notamment l'existence d'un prosélytisme juif en milieu berbère.

  1. Courtois, dans Saint Augustin et le problème de la survivance du punique (Revue Afri­caine, 1950, p. 259-282), Frend dans « A note of the Berber background in the life of Augustine » (Journal of Theological Studies, 1942, p. 179-181) et dans The Donatist Church. A movement of protest in Roman North-Africa (Oxford, 1952), ainsi que A. Adam dans sa critique de l'article de M. Simon parue dans Iiesperis (1952, p. 243-250) contestent la survivance du punique en Afrique du Nord jusqu'à la conquête musulmane.

Dans « Punique ou Berbère » (Recherches d'histoire judéo-chrétienne, p. 88-100), M. Simon revient sur sa thèse et précise ses affirmations.

Par ailleurs, H. Z. Hirschberg dans « The problem of the Judaïzed Berbers » (Journal of African History, IV, 1963, n° 3, p. 313-339), critique sévèrement la thèse de la conversion de berbères au judaïsme, sans apporter toutefois d'éléments positifs expliquant l'origine de la symbiose judéo-berbère.

Un inspecteur des écoles franco-israélites au Maroc, Pierre Flamand, a mené une enquête sur les communautés juives du Sud marocain pendant les années précédant l'indépendance. Les résultats de cette enquête ont été publiés d'abord dans Un mellah en pays berbère : Demnate (1952), puis dans Diaspora en Terre d'Islam. Les commu­nautés israélites du Sud marocain (sans date, Casablanca). Cette enquête a le mérite d'avoir saisi, avant qu'elles ne disparaissent à tout jamais, les dernières traces de vie juive en milieu berbère

Lorsqu'au vne siècle, les Arabes commencèrent la pénétration du Maghreb, ils trouvèrent des communautés juives implantées dans toute l'Afrique du Nord. En l'état actuel de la recherche historique, il est difficile de préciser dans quelle mesure les Juifs de Babylonie, de Perse et d'Egypte qui ont suivi la conquête arabe jusqu'en Espagne, se sont fixés en Afrique du Nord. Les historiens signalent l'existence de la communauté de Kairouan fondée au VIIe siècle par des immigrants venus d'Orient.

Au IXe siècle, des Juifs venant d'Egypte, de Babylonie, de Perse et aussi de Kairouan participèrent à la fondation de Fès. Il est probable que certains rapports ont toujours existé entre les Juifs du Maghreb et leurs coreligion­naires d'Espagne. Toutefois, ces rapports se sont intensifiés lors de la con­quête arabe. Du IXe au XIVe siècle, au gré des changements des dynasties, des persécutions et des périodes de répit, on trouve tantôt en Espagne, tantôt au Maghreb les rabbins, hommes de lettres, savants et médecins juifs célèbres de l'époque.

Ainsi, sous le règne des Almorávides, les communautés juives d'Espagne furent florissantes. Les hautes situations auxquelles certains Juifs étaient parvenus fascinèrent leurs frères d'Afrique et les attirèrent. Quelques années plus tard, pour fuir les Almohades qui chassèrent les Almorávides, des Juifs célèbres, dont Maïmonide, se réfugièrent au Maghreb.

Du XIIIe au XVe siècle, l'afflux des Juifs espagnols devint plus important. D'Agadir à Tripoli, ils grossirent les communautés d'autochtones. Fès devint bientôt un centre dont l'influence s'étendit sur toute l'Afrique du Nord. Commencé dès le xme siècle, le mouvement s'intensifia à la suite des persé­cutions et de l'expulsion définitive des Juifs de la presqu'île ibérique. Généralement bien accueillis lors de leur arrivée par leurs coreligionnaires autochtones, les Juifs espagnols vinrent grossir des communautés déjà exis­tantes ou en fondèrent de nouvelles à Fès, Meknès, Debdou, Tanger, Tétouan, Salé, Arzila, Larache, Rabat, Safi. Ils s'installèrent de préférence sur les côtes et dans la partie septentrionale du Maghreb et y jouèrent bientôt un rôle important, alors que leur influence ne semble pas s'être exercée dans le Sud marocain .

    1. Les traditions qui relatent les origines de l'implantation juive en Espagne ressemblent à celles qui relatent les origines du judaïsme en Afrique du Nord. Dans les deux cas, une légende tenace fait remonter l'origine des communautés juives à l'époque phénicéenne, voire au Roi Salomon (cf. J. D. Abbou, Musulmans andalous et judéo-espagnols, 111). Selon M. Moulieras {Le Maroc inconnu, vol. II, p. 676), les Juifs qui avaient refusé, sous les rois Goths, de se convertir, se seraient repliés en Berbérie. Ils ne seraient réapparus en Espagne qu'à la suite des conquérants arabes.
    1. Eisenbeth, Les Juifs au Maroc, p. 28.
    1. D. Abbou, op. cit., p. 194-198.
  1. Par décret du 30 mars 1492, les Juifs furent expulsés du Royaume d'Aragon et de Cas- tille ainsi que des îles de Sicile et de Sardaigne qui en dépendaient.

  Structures et valeurs de la societe traditionnelle au debut du XXe siecle Doris Bensimon-Donath

 

STRUCTURES ET VALEURS DE LA SOCIÉTÉ TRADITIONNELLE AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE

Doris Bensimon-Donath

Si le judaïsme marocain est diversifié, les conditions d’existence en pays d’Islam ainsi que l’influence des Juifs espagnols présentaient cependant à l’origine une certaine unité de structure des principales institutions des com­munautés juives marocaines.

La société juive traditionnelle du Maghreb est mal connue. Les quelques monographies  qui lui sont consacrées sont partielles et de valeur inégale. L’essai de reconstitution qui suit n’a pas la prétention d’être exhaustif; il se borne à présenter, à partir des descriptions existantes, certains traits carac­téristiques des communautés juives nord-africaines, en insistant sur les aspects importants pour la compréhension de l’évolution de cette population. Il s’agit notamment de l’organisation des communautés juives qui jouissaient d’une certaine autonomie au sein de la cité musulmane, des principales caractéristiques de l’économie traditionnelle juive, des valeurs religieuses, culturelles et sociales.

C’est dans les communautés du Sud et de l’Atlas que les traits de la société traditionnelle se sont conservés le plus longtemps. Toutefois, jusqu’à une époque récente, certains aspects de cette société sont aussi demeurés vivants dans les quartiers juifs urbains, les « mellahs ».

                Il existe des recueils de « responsa » (She’eloth vetheshouvoth) groupant la correspondance entre des rabbins maghrébins et sommités rabbiniques de leur temps dont le dépouillement systématique est entrepris actuellement par des chercheurs de l’Institut Ben-Zvi de l’Univer­sité hébraïque de Jérusalem. Ces recherches apporteront certainement d’importantes préci­sions sur la vie de la société traditionnelle juive maghrébine.

  1. Structures communautaires

Dans la cité musulmane, Juifs comme Chrétiens jouissaient du statut du dhimmi, du protégé croyant à la « Révélation du Livre ». Des prescriptions codifiées au XIe siècle par Al Mawardi faisaient du dhimmi un protégé toléré, confiné dans un état d’infériorité. La situation réelle du dhimmi dépendait du bon ou du mauvais vouloir du prince auquel le liait un contrat de protection.

La plupart des villes marocaines possédaient un quartier spécial destiné aux Juifs. Ce quartier était appelé le « mellah ». Habituellement, le mellah était situé à proximité du palais du Sultan, afin que les Juifs pussent jouir, en cas de besoin, de la protection de leur « Seigneur ». Le mellah était fermé chaque soir par de solides portes : aucun Juif ne passait la nuit hors de son quartier.

Les Musulmans laissèrent aux Juifs une large autonomie pour l’organisation interne de leurs communautés. Celle-ci est très ancienne. Toutefois, aux XIVe et XVe siècles, les Juifs espagnols imposèrent certaines réformes.

Un conseil de notables dirigeait les destinées de chaque communauté juive. Ce conseil administrait le culte, assistait les indigents et gérait les fondations pieuses. Les statuts de ces communautés varièrent de ville en ville : dans certains cas, cette assemblée de notables s’occupait aussi de l’enseignement, de l’hygiène, de la voirie et même de la police privée. Ce conseil pouvait être élu par les membres qui cotisaient aux fonds de la communauté. En fait, il semble avoir été constitué par les personnalités les plus riches et les plus influentes du mellah. Nommés pour des périodes déter­minées, les membres des comités étaient rééligibles. Le notable le plus influent était désigné comme président. Certains présidents exerçaient un pouvoir presque absolu, s’imposant par leur personnalité  et leur autorité.

Les conseils nommaient les rabbins et surtout les rabbins-juges. Les fonctions de ces derniers étaient importantes et étendues. Au nombre de trois, ils composaient le Beth-Din, tribunal régi par la loi rabbinique. Dans les communautés traditionnelles, en pays d’Islam, ils pouvaient avoir à con­naître, non seulement des litiges d’ordre religieux, des affaires relatives au statut personnel et aux successions, mais encore de toutes les affaires civiles ou commerciales entre Israélites. Toutefois, en cas de contestation entre Juifs et Musulmans, l’affaire devait être soumise à la juridiction musulmane. Il en était de même pour les délits relevant du code pénal. Les rapports officiels avec les autorités incombaient à un personnage important appelé Cheik-el-Yahoud. Selon l’importance de la communauté, il était plus ou moins puissant : il devait collecter les impôts, faire payer les amendes, requérir la main-d’œuvre demandée par les autorités chérifiennes. Il assurait aussi la police dans les quartiers juifs.

[1]              Le Beth-Din (mot hébraïque : tribunal) est une institution rabbinique qui existe de par le monde dans toute communauté juive organisée : aujourd’hui, des Israélites pratiquants s’y réfèrent pour les litiges d’ordre religieux et les affaires relatives au statut personnel (mariage, divorce).

Un trésorier, le guisbar, élu parmi les personnalités du mellah, adminis­trait les finances. Il lui incombait de collecter taxes et aumônes et de dis­tribuer les dons aux pauvres. On s’imagine facilement l’importance de ce personnage dans les mellahs où la disette régnait à l’état chronique. L’orga­nisation de la bienfaisance était une fonction importante de chaque commu­nauté juive. Les plus aisés devaient soutenir les pauvres. On pratiquait, dans la plupart des communautés, un système de taxes et d’impôts constituant des ressources plus ou moins régulières. Les plus anciennes communautés possédaient aussi des fondations pieuses, à l’imitation des biens habous, appelées heqdesh, dont les revenus étaient distribués parmi les pauvres. Mais le personnage le plus vénéré de la communauté était le Grand Rabbin. Si la communauté était importante, il était aidé dans ses fonctions par d’autres rabbins. Du savoir du Grand Rabbin dépendait le tonus spirituel d’une communauté : c’est de lui que relevaient non seulement la surveillance de l’application des prescriptions religieuses, mais encore l’enseignement tradi­tionnel donné aux enfants. Il avait des pouvoirs étendus et notamment celui d’excommunier.

Les rabbins, assistés parfois du conseil des notables, interprétaient les dispositions biblico-rabbiniques relatives au statut personnel : mariage, divorce et successions. Ces interprétations donnèrent naissance à des coutumes et des usages variant souvent de ville en ville. Il en fut de même pour les règle­ments intérieurs concernant l’hygiène, la perception des taxes et l’organisation du culte. Chaque communauté était indépendante. Ceci contribuait à diversifier le judaïsme maghrébin et permettait aux particularismes locaux de se perpé­tuer.

Ainsi chaque communauté israébte avait-elle un minimum de structures administratives. Toutefois, ce système administratif était peu développé.

Il « s’était créé peu à peu au cours des siècles sous l’empire de la nécessité et a continué de subsister »

  1. Chouraqui, op. cit., p. 179; J. Goulven, op. cit., p. 101. Le Protectorat a maintenu jusqu’en 1945 la fonction du Cheik-el-Yahoud. « Avec l’aide de sa garde armée de bâtons, le cheik-el-youdi fait régner l’ordre dans le mellah. Il arrête les assassins et les voleurs insol­vables, puis les conduit à la prison du pacha. Il fait prévenir ce dernier lorsque les Musulmans troublent la cité juive. II disperse les femmes quand elles se battent comme des harpies autour du mince filet d’eau qui coule de l’unique fontaine. II veille à sa façon à l’hygiène. Quand le trop-plein d’immondices accumulé dans les rues entrave complètement la circulation, il fait déblayer.

L’emploi de cheik-el-youdi s’achète par un riche présent au pacha et se conserve de même. Il doit donc procurer de nombreuses ressources. Le cheik distribue l’hassa (bâton) et les amendes avec autant de profusion que le pacha lui-même », écrit le lieutenant Erckman en 1885 {Le Maroc inconnu, p. 192. Citation de J. Benech op. cit., p. 220). Amende à celui qui fume le samedi, amende à l’ivrogne qui fait du bruit et veut éviter la prison, amende à celui qui se permet un geste irrespectueux, etc. « Comme tous les cheiks de l’empire, il s’occupe de la perception de l’impôt et prélève toujours une part pour son propre compte. Peu de chose auprès du riche notable qui s’est assuré la faveur des puissants, le cheik-el-youdi jouit aux yeux de la masse d’un prestige considérable. II incarne l’autorité du pacha, la force aveugle et brutale. » C’est en ces termes que J. Benech décrit le Cheik-el-Yahoud de Marrakech, en 1935 (op. cit., p. 221).

Evolution du judaisme marocain-Doris Bensimon-Donath

  1. Structures socio-économiques

Sous des apparences qui, aux yeux de l’observateur venu de l’extérieur, semblaient à peine différenciées, les structures socio-économiques de la société juive maghrébine traditionnelle présentaient, en réalité, une certaine diversité.

Il faut distinguer, tout d’abord, les ruraux des urbains. Les premiers furent probablement assez nombreux  avant la pénétration française au Maroc. Dans les années 1950-1955, P. Flamand en trouva les derniers vestiges en pays berbère. Dans les mellahs ruraux, les Juifs n’étaient pas propriétaires des terres qu’ils exploitaient : il s’agissait de biens acquis par antichrèse, contrat qui permet au créancier d’entrer en possession d’un bien et de jouir de l’usufruit jusqu’à extinction de la dette contractée par le débiteur. Le droit sur le bien hypothéqué pouvait être transmis de père en fils, au cas où la dette qui, elle aussi, se transmettait par héritage, n’était pas éteinte. Par ailleurs, pour l’exploitation des terres elles-mêmes, les Juifs avaient le plus souvent recours à l’emprunteur berbère.

Ainsi, même parmi les Juifs ruraux, l’agriculteur exploitant était rare. L’économie juive et l’économie berbère étaient imbriquées. Depuis des temps immémoriaux, le Juif était l’auxiliaire indispensable de l’économie berbère où, avant de jouer le rôle de prêteur, il remplissait celui d’artisan et de com­merçant. D’ailleurs, dans les mellahs urbains, les Juifs avaient des fonctions semblables. Traditionnellement, certains métiers leur étaient réservés : on signale généralement leur spécialisation dans la transformation des métaux et surtout des métaux précieux, la fabrication de vêtements et des sandales .

Toutefois, l’artisanat juif restait assez rudimentaire. L’artisan juif produisait des articles de première nécessité, aussi bien pour le consommateur israélite que pour le consommateur musulman. Les articles de luxe, tels que tapis, couvertures, ébénisterie d’art, cuirs brodés, étaient fabriqués par des Musulmans. Une seule exception : les bijoux.

                Certains auteurs, de Foucault à La Porte de Vaux en passant par N. Slouschz et P. Fla­mand, ont essayé de dénombrer les mellahs ruraux au Maroc et leur population. Toutefois, tous ces dénombrements sont approximatifs : les seuls chiffres qui ont quelque chance d’être réels sont ceux fournis par les différents recensements des populations effectués par les autorités françaises. Cf. infra, chap. IV.

  1. Flamand a consacré deux ouvrages au judaïsme en pays berbère : une monographie sur Demnate (Un mellah en pays berbère : Demnaté) parue en 1952, une thèse sur l’ensemble des communautés israélites du Sud marocain (Diaspora en terre d’Islam,. Les communautés israélites du Sud marocain. Essai de description et d’analyse de la vie juive en milieu berbère). Imprimé à Casablanca, le livre ne porte pas de date. Nous savons par ailleurs que l’information a été recueillie dans les années qui précédaient l’indépendance du Maroc. Malgré de très sérieuses lacunes, ce livre est le seul essai quelque peu scientifique décrivant l’ensemble des communautés juives du Sud marocain à la veille de leur disparition.

Au Maroc, les artisans juifs comme les artisans musulmans étaient groupés en corporations. Les corporations étaient représentées auprès des autorités par leur chef, appelé amin. Il était choisi parmi les patrons les mieux établis et agréé par les autorités musulmanes, Mothasseb et Pacha. Il pouvait intervenir dans les litiges entre patrons et ouvriers. Il répartissait les tâches à effectuer pour le Pacha qui avait le privilège de se faire exécuter gratuite­ment les travaux de sa maison par des artisans juifs.

L’artisan, dans la société traditionnelle, était un homme considéré. II avait la fierté de celui qui crée de sa main. Dans certaines familles, les métiers traditionnels se transmettaient de père en fils. Toutefois, la fixation dans un métier était liée à la possession d’un atelier, ce qui supposait déjà un certain avoir. Aussi, à côté des plus favorisés, y avait-il une foule de petits artisans qui passaient facilement d’un métier à l’autre.

Dans l’échelle sociale, le commerçant se situait au-dessus de l’artisan. Mais la désignation de « commerçant » recouvrait un vaste éventail d’occupations allant du colporteur au grand commerce international. Dans le commerce, le Juif fut longtemps un intermédiaire indispensable. Il savait prendre des risques, il savait créer des liens. Cependant dans l’insécurité qui caractérisait la condition du Juif dans la cité musulmane, peu nombreux furent ceux qui réellement savaient non seulement acquérir des richesses, mais encore les conserver. A côté de quelques grands négociants qui avaient accès auprès des princes et des gouverneurs et qui assuraient le commerce avec l’étranger, il y avait la masse des petits boutiquiers, des colporteurs transportant tout leur avoir à dos d’âne, des revendeurs de tout et de rien, de tous ceux qui vivotaient au jour le jour.

Enfin, certains Juifs remplissaient des fonctions officielles auprès du Makhzen. De tout temps, on a connu des chargés de mission juifs. Dans chaque mellah urbain, quelques familles avaient leurs entrées chez le sultan et ses représentants : par leurs richesses, leurs relations et parfois aussi la sagesse de leurs conseils, ces notables s’étaient rendus indispensables auprès du pouvoir et avaient acquis des faveurs qu’ils tenaient à conserver.

Ainsi s’est créée une caste qui, sans être vraiment riche au sens occidental du terme, vivait à l’aise et jouissait d’une certaine influence auprès des pou­voirs. Son aisance était d’autant plus remarquée que la masse du peuple végétait dans une indescriptible misère.

C’est parmi les membres de ces « grandes familles », comme ils s’appelaient eux-mêmes, que furent choisis d’habitude les notables du Conseil dirigeant la communauté. A la suite de J. Halévy  qui accuse « cette oligarchie d’être toujours de connivence avec l’administration afin d’étouffer les voix et les plaintes du peuple », la plupart des auteurs s’accordent pour décrire cette classe des riches du mellah comme une vraie féodalité. Entre les « grandes familles » et la masse des pauvres, il y avait des gens aisés dont le nombre semble avoir augmenté au cours du xixe siècle.

Lorsqu’au xixe siècle, les grandes puissances européennes cherchèrent à étendre leur influence dans le Maghreb, elles trouvèrent une importante clientèle parmi les Juifs désireux d’acquérir le statut de « protégé » d’une nation étrangère, et qui, de plus, servaient d’intermédiaires entre l’Européen et l’autochtone.

Toutefois, il n’y avait pas de cloisons étanches entre riches et pauvres : non seulement les pauvres vivaient de la charité des plus aisés, qui était généralement pratiquée de façon à ne pas froisser la susceptibilité de celui qui tendait la main, mais encore l’aisance des riches était exposée quoti­diennement aux revers du sort : pillages, méventes, crises économiques pouvaient réduire à l’extrême pauvreté, en l’espace d’une nuit, le plus riche du mellah.

Dans la mesure où ils jouissaient d’une certaine liberté, les notables assu­maient les destinées temporelles de la communauté. Mais le personnage central du mellah était le Grand Rabbin. Autorité spirituelle et morale, il disposait de pouvoirs judiciaire et exécutif : il avait le droit de punir, voire d’excommunier. Tous les rabbins ne jouissaient d’ailleurs pas de pouvoirs aussi étendus; selon le degré de son savoir et la fonction qui lui incombait, chacun occupait son rang dans l’échelle sociale du mellah. La renommée d’un rabbin découlait de son savoir, de sa sagesse, de sa piété. L’estime qu’on portait à un rabbin de renom rejaillissait sur toute sa famille et sur ses des­cendants qui, eux, d’ailleurs, ne manquaient jamais de rappeler la gloire de leur aïeul. Certaines fonctions se transmettaient de père en fils. Les rabbins, comme d’ailleurs les notables, étaient fiers de pouvoir faire état de leurs ascendants espagnols : dans le Maghreb septentrional et dans les villes côtières, le savoir et le pouvoir étaient généralement l’apanage des Juifs espa­gnols considérés comme plus raffinés que les autochtones.

Ainsi, piété, puissance, richesse étaient les traits caractéristiques de la classe dirigeante traditionnelle. Toutefois, si le petit peuple respectait et craignait les riches et les puissants, il vénérait l’homme au rayonnement spirituel : les chefs les plus influents étaient ceux qui alliaient la sagesse selon la loi religieuse à la richesse et aux relations auprès des puissants.

Les Juifs maghrébins non seulement étaient profondément religieux, mais encore avaient l’expérience de l’instabilité économique. Il n’est pas étonnant que, dans ces conditions, l’autorité spirituelle et morale ait été plus vénérée que le pouvoir fondé sur la richesse. Par ailleurs, ils avaient constamment devant les yeux l’exemple de leur société d’accueil qui, elle aussi, vivait selon des normes religieuses.

En définitive, la théocratie du mellah était une réplique de la théocratie musulmane dans laquelle elle s’insérait.

            Les budgets des communautés distinguaient entre les « dons » et les « dons aux histarim », c’est-à-dire aux familles dites « honorables » tombées dans le besoin.

            En haut de l’échelle, il y avait un rabbin-juge (dayan), en bas, le petit maître duTalmud- Thora. Le chokhet, chargé de l’abattage rituel, n’était pas considéré comme rabbin.

            La serarah, « droit héréditaire d’assurer les fonctions de rabbin et de serviteur du culte » était pratiquée au Maroc (cf. H. Zafrani, « Pédagogie juive en terre d’Islam », Les nouveaux Cahiers, n° 6, juin-juillet-août 1966, p. 57).

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