.Evol. du judai. maro. Doris.B.S


DIVERSITÉ DU JUDAÏSME MAROCAIN-Doris Bensimon-Donath

DIVERSITÉ DU JUDAÏSME MAROCAIN-Doris Bensimon-Donath

L'histoire et la conformation géographique du Maroc sont à l'origine de la diversité du judaïsme marocain.

En l'état actuel de nos connaissances, on ne peut fixer une date précise à l'établissement des Juifs au Maroc. Les historiens se montrent prudents sur les origines du judaïsme maghrébin. Sans entrer dans le détail de leurs dis­cussions, on peut toutefois affirmer la diversité des éléments constitutifs du judaïsme nord-africain.

L'implantation des premières colonies juives remonte à une époque fort reculée. L'élément le plus ancien du judaïsme maghrébin s'est mêlé intime­ment aux populations berbères. Certains auteurs, comme M. Simon, parlent même de « judaïsme berbère ». A l'époque contemporaine le sociologue trou­vait les derniers vestiges de cette symbiose judéo-berbère dans les communautés du Sud marocain et des montagnes de l'Atlas.

  1. Chouraqui dans Les Juifs d'Afrique du Nord, p. 13-43, M. Eisenbeth dans Les Juifs au Maroc, p. 7-10 et dans Les Juifs en Algérie, p. 3-4, H. Z. Hirschberg dans Histoire du judaïsme nord-africain, p. 3-58, citent les principaux témoignages sur l'établissement des colonies juives en Afrique du Nord avant la conquête arabe.

Ibn Khaldoun, dans son Histoire des Berbères (traduction de Slane, I, Alger, 1852,p. 208- 209) affirme qu'une partie des Berbères professait le judaïsme au moment de la conquête musulmane. M. Simon dans un article intitulé « Judaïsme berbère en Afrique ancienne », publié d'abord dans la Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses, 1946, puis dans Recher­ches d'histoire judéo-chrétienne, Paris-La Haye, Mouton, 1962, p. 30-87, cherche une explication à cette affirmation contestée par certains historiens du Maghreb et notamment G. Marçais. Dans son argumentation, M. Simon s'appuie sur la persistance de la langue punique en pays berbère. Dans Verus Israël, p. 351-355, M. Simon développe cette thèse, affirmant notamment l'existence d'un prosélytisme juif en milieu berbère.

  1. Courtois, dans Saint Augustin et le problème de la survivance du punique (Revue Afri­caine, 1950, p. 259-282), Frend dans « A note of the Berber background in the life of Augustine » (Journal of Theological Studies, 1942, p. 179-181) et dans The Donatist Church. A movement of protest in Roman North-Africa (Oxford, 1952), ainsi que A. Adam dans sa critique de l'article de M. Simon parue dans Iiesperis (1952, p. 243-250) contestent la survivance du punique en Afrique du Nord jusqu'à la conquête musulmane.

Dans « Punique ou Berbère » (Recherches d'histoire judéo-chrétienne, p. 88-100), M. Simon revient sur sa thèse et précise ses affirmations.

Par ailleurs, H. Z. Hirschberg dans « The problem of the Judaïzed Berbers » (Journal of African History, IV, 1963, n° 3, p. 313-339), critique sévèrement la thèse de la conversion de berbères au judaïsme, sans apporter toutefois d'éléments positifs expliquant l'origine de la symbiose judéo-berbère.

Un inspecteur des écoles franco-israélites au Maroc, Pierre Flamand, a mené une enquête sur les communautés juives du Sud marocain pendant les années précédant l'indépendance. Les résultats de cette enquête ont été publiés d'abord dans Un mellah en pays berbère : Demnate (1952), puis dans Diaspora en Terre d'Islam. Les commu­nautés israélites du Sud marocain (sans date, Casablanca). Cette enquête a le mérite d'avoir saisi, avant qu'elles ne disparaissent à tout jamais, les dernières traces de vie juive en milieu berbère

Lorsqu'au vne siècle, les Arabes commencèrent la pénétration du Maghreb, ils trouvèrent des communautés juives implantées dans toute l'Afrique du Nord. En l'état actuel de la recherche historique, il est difficile de préciser dans quelle mesure les Juifs de Babylonie, de Perse et d'Egypte qui ont suivi la conquête arabe jusqu'en Espagne, se sont fixés en Afrique du Nord. Les historiens signalent l'existence de la communauté de Kairouan fondée au VIIe siècle par des immigrants venus d'Orient.

Au IXe siècle, des Juifs venant d'Egypte, de Babylonie, de Perse et aussi de Kairouan participèrent à la fondation de Fès. Il est probable que certains rapports ont toujours existé entre les Juifs du Maghreb et leurs coreligion­naires d'Espagne. Toutefois, ces rapports se sont intensifiés lors de la con­quête arabe. Du IXe au XIVe siècle, au gré des changements des dynasties, des persécutions et des périodes de répit, on trouve tantôt en Espagne, tantôt au Maghreb les rabbins, hommes de lettres, savants et médecins juifs célèbres de l'époque.

Ainsi, sous le règne des Almorávides, les communautés juives d'Espagne furent florissantes. Les hautes situations auxquelles certains Juifs étaient parvenus fascinèrent leurs frères d'Afrique et les attirèrent. Quelques années plus tard, pour fuir les Almohades qui chassèrent les Almorávides, des Juifs célèbres, dont Maïmonide, se réfugièrent au Maghreb.

Du XIIIe au XVe siècle, l'afflux des Juifs espagnols devint plus important. D'Agadir à Tripoli, ils grossirent les communautés d'autochtones. Fès devint bientôt un centre dont l'influence s'étendit sur toute l'Afrique du Nord. Commencé dès le xme siècle, le mouvement s'intensifia à la suite des persé­cutions et de l'expulsion définitive des Juifs de la presqu'île ibérique. Généralement bien accueillis lors de leur arrivée par leurs coreligionnaires autochtones, les Juifs espagnols vinrent grossir des communautés déjà exis­tantes ou en fondèrent de nouvelles à Fès, Meknès, Debdou, Tanger, Tétouan, Salé, Arzila, Larache, Rabat, Safi. Ils s'installèrent de préférence sur les côtes et dans la partie septentrionale du Maghreb et y jouèrent bientôt un rôle important, alors que leur influence ne semble pas s'être exercée dans le Sud marocain .

    1. Les traditions qui relatent les origines de l'implantation juive en Espagne ressemblent à celles qui relatent les origines du judaïsme en Afrique du Nord. Dans les deux cas, une légende tenace fait remonter l'origine des communautés juives à l'époque phénicéenne, voire au Roi Salomon (cf. J. D. Abbou, Musulmans andalous et judéo-espagnols, 111). Selon M. Moulieras {Le Maroc inconnu, vol. II, p. 676), les Juifs qui avaient refusé, sous les rois Goths, de se convertir, se seraient repliés en Berbérie. Ils ne seraient réapparus en Espagne qu'à la suite des conquérants arabes.
    1. Eisenbeth, Les Juifs au Maroc, p. 28.
    1. D. Abbou, op. cit., p. 194-198.
  1. Par décret du 30 mars 1492, les Juifs furent expulsés du Royaume d'Aragon et de Cas- tille ainsi que des îles de Sicile et de Sardaigne qui en dépendaient.

Diversite du judaisme marocain-Doris Bensimon-Donath

Le judaïsme espagnol se regroupa et s'organisa. Bientôt, autochtones et immigrés s'affrontèrent et s'opposèrent. Les Juifs espagnols, plus cultivés que les autochtones, affermirent leurs positions et accédèrent, au cours des XVe et xviie siècles, à la direction des communautés à Fès, Meknès, Debdou, Tanger, Tetouan, Salé, Arzila, Larache, Rabat et Sali. Les oppositions entre autochtones et immigrés étaient tenaces : les communautés juives en gardent le souvenir. Lorsqu'ils se réfèrent à leur passé, les Juifs marocains distinguent encore aujourd'hui les toshavim  des megorashim. Jusqu'en 1947, le statut personnel des deux groupes était régi par des législations différentes : les premiers étaient soumis au régime dit mosaïque, alors que les seconds sui­vaient le régime rabbinique corrigé par les décisions des rabbins de Castille. Ce n'est qu'à partir de 1947 que les autorités religieuses prirent une série de décisions en vue d'unifier les deux régimes et de les adapter aux conditions de vie nées du contact avec l'Occident.

Ainsi, jusqu'à une époque récente, le judaïsme marocain demeurait cons­cient de la diversité de ses origines.

Avant l'établissement des Français au Maroc, les Juifs avaient été marqués par trois courants culturels : la tradition berbère, l'Islam et la civilisation espagnole. Chacun d'eux a, sans doute, profondément influencé le judaïsme maghrébin. L'héritage de ces courants culturels s'est transmis de génération en génération. Jusqu'à une époque récente, les Juifs du Maghreb occidental parlaient le berbère, l'arabe ou l'espagnol, en mêlant à ces langues, et surtout aux deux dernières, des mots et des intonations qui leur étaient propres, de sorte qu'elles devenaient le judéo-arabe et le judéo-espagnol.

Affrontant l'épreuve du temps, chaque couche de peuplement juif a d'autant plus facilement gardé sa spécificité que des conditions historiques et géogra­phiques ont permis à chaque communauté de vivre dans une certaine autono­mie.

L'histoire souvent sanglante de l'Empire chérifien marque les destinées des communautés juives. Les tribus insoumises s'opposèrent au pouvoir cen­tral du Sultan. Dans les territoires soumis à l'administration chérifienne, le Makhzen, les Juifs étaient les protégés du Sultan, auquel ils payaient directe­ment des impôts souvent très lourds. Dans les régions dissidentes, le Bled- es-Siba, les Juifs étaient les serfs d'un seigneur musulman, le Sid. Leur condi­tion de dépendance était plus pénible dans le Bled-es-Siba que dans le Bled- el־Makhzen. Grosso modo, le Bled-es-Siba correspondait au pays berbère dont la population était essentiellement rurale. 

Au xixe siècle, des communautés juives vivaient dispersées dans toutes les régions du Maroc. Des particularismes régionaux, voire locaux, accen­tuèrent encore la diversité du judaïsme marocain. Comme leurs concitoyens musulmans, les Juifs épousèrent avec fierté la gloire de leur ville natale. Liés par un même destin, Juifs et Musulmans avaient été expulsés d'Espagne par les souverains catholiques. Ensemble, ils s'étaient repliés en Afrique du Nord où, comme à Fès, ils contribuèrent au développement de la cité. Aujour­d'hui encore, comme le Mulsulman, le Juif fassi est fier du rayonnement de Fès sur tout le Maghreb, rayonnement que lui conteste volontiers son coreligion­naire de Meknès ou de Mogador. Pour le Fassi comme pour le Meknassi, le Juif de l'Atlas est le « Chleuh » primitif, alors que pour le Juif tangerois, tous les coreligionnaires de 1'« intérieur » restent des « forasteros » .

Au cours du XIXe siècle, l'influence des puissances occidentales fut sensible dans les ports du littoral méditerranéen et atlantique, tels que Tanger ou Mogador, où les Juifs devenaient des agents importants de la pénétration européenne. Ces communautés étaient les premières à s'ouvrir aux influences de modernisation.

Dans les villes de l'intérieur du Maroc septentrional, telles que Fès ou Meknès, des communautés profondément enracinées vivaient selon des tra­ditions marquées par l'influence espagnole, alors que les communautés les plus archaïques étaient implantées en pays berbère : dans la montagne et au sud de Marrakech.

Ainsi, le judaïsme marocain était non seulement diversifié selon les étapes de peuplement juif du Maghreb occidental, mais encore profondément marqué par la diversité géographique de l'implantation des communautés. Il faut tenir compte non seulement de la distinction entre un judaïsme autochtone, enraciné en milieu berbère et rural d'une part, et un judaïsme immigré aux xrve et XVe siècles après un passage par la presqu'île ibérique, groupé en communautés urbaines, d'autre part, mais encore de l'influence européenne sur ces commu­nautés avant le Protectorat, influence plus sensible dans les villes du littoral que dans les communautés de l'intérieur. De ce point de vue, on peut distinguer trois zones : le Nord, les villes à l'intérieur du Maroc septentrional et enfin le Sud dont le centre est Marrakech.

Dans le processus d'occidentalisation accélérée du XXe siècle auquel ont participé toutes les communautés juives du Maroc, le chemin à parcourir par le Demnati était plus long que celui du Tangerois. Aussi, il nous semblait important de signaler, dès le point de départ de cette étude sur son évolution, la diversité du judaïsme marocain.

  Structures et valeurs de la societe traditionnelle au debut du XXe siecle Doris Bensimon-Donath

 

STRUCTURES ET VALEURS DE LA SOCIÉTÉ TRADITIONNELLE AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE

Doris Bensimon-Donath

Si le judaïsme marocain est diversifié, les conditions d’existence en pays d’Islam ainsi que l’influence des Juifs espagnols présentaient cependant à l’origine une certaine unité de structure des principales institutions des com­munautés juives marocaines.

La société juive traditionnelle du Maghreb est mal connue. Les quelques monographies  qui lui sont consacrées sont partielles et de valeur inégale. L’essai de reconstitution qui suit n’a pas la prétention d’être exhaustif; il se borne à présenter, à partir des descriptions existantes, certains traits carac­téristiques des communautés juives nord-africaines, en insistant sur les aspects importants pour la compréhension de l’évolution de cette population. Il s’agit notamment de l’organisation des communautés juives qui jouissaient d’une certaine autonomie au sein de la cité musulmane, des principales caractéristiques de l’économie traditionnelle juive, des valeurs religieuses, culturelles et sociales.

C’est dans les communautés du Sud et de l’Atlas que les traits de la société traditionnelle se sont conservés le plus longtemps. Toutefois, jusqu’à une époque récente, certains aspects de cette société sont aussi demeurés vivants dans les quartiers juifs urbains, les « mellahs ».

                Il existe des recueils de « responsa » (She’eloth vetheshouvoth) groupant la correspondance entre des rabbins maghrébins et sommités rabbiniques de leur temps dont le dépouillement systématique est entrepris actuellement par des chercheurs de l’Institut Ben-Zvi de l’Univer­sité hébraïque de Jérusalem. Ces recherches apporteront certainement d’importantes préci­sions sur la vie de la société traditionnelle juive maghrébine.

  1. Structures communautaires

Dans la cité musulmane, Juifs comme Chrétiens jouissaient du statut du dhimmi, du protégé croyant à la « Révélation du Livre ». Des prescriptions codifiées au XIe siècle par Al Mawardi faisaient du dhimmi un protégé toléré, confiné dans un état d’infériorité. La situation réelle du dhimmi dépendait du bon ou du mauvais vouloir du prince auquel le liait un contrat de protection.

La plupart des villes marocaines possédaient un quartier spécial destiné aux Juifs. Ce quartier était appelé le « mellah ». Habituellement, le mellah était situé à proximité du palais du Sultan, afin que les Juifs pussent jouir, en cas de besoin, de la protection de leur « Seigneur ». Le mellah était fermé chaque soir par de solides portes : aucun Juif ne passait la nuit hors de son quartier.

Les Musulmans laissèrent aux Juifs une large autonomie pour l’organisation interne de leurs communautés. Celle-ci est très ancienne. Toutefois, aux XIVe et XVe siècles, les Juifs espagnols imposèrent certaines réformes.

Un conseil de notables dirigeait les destinées de chaque communauté juive. Ce conseil administrait le culte, assistait les indigents et gérait les fondations pieuses. Les statuts de ces communautés varièrent de ville en ville : dans certains cas, cette assemblée de notables s’occupait aussi de l’enseignement, de l’hygiène, de la voirie et même de la police privée. Ce conseil pouvait être élu par les membres qui cotisaient aux fonds de la communauté. En fait, il semble avoir été constitué par les personnalités les plus riches et les plus influentes du mellah. Nommés pour des périodes déter­minées, les membres des comités étaient rééligibles. Le notable le plus influent était désigné comme président. Certains présidents exerçaient un pouvoir presque absolu, s’imposant par leur personnalité  et leur autorité.

Les conseils nommaient les rabbins et surtout les rabbins-juges. Les fonctions de ces derniers étaient importantes et étendues. Au nombre de trois, ils composaient le Beth-Din, tribunal régi par la loi rabbinique. Dans les communautés traditionnelles, en pays d’Islam, ils pouvaient avoir à con­naître, non seulement des litiges d’ordre religieux, des affaires relatives au statut personnel et aux successions, mais encore de toutes les affaires civiles ou commerciales entre Israélites. Toutefois, en cas de contestation entre Juifs et Musulmans, l’affaire devait être soumise à la juridiction musulmane. Il en était de même pour les délits relevant du code pénal. Les rapports officiels avec les autorités incombaient à un personnage important appelé Cheik-el-Yahoud. Selon l’importance de la communauté, il était plus ou moins puissant : il devait collecter les impôts, faire payer les amendes, requérir la main-d’œuvre demandée par les autorités chérifiennes. Il assurait aussi la police dans les quartiers juifs.

[1]              Le Beth-Din (mot hébraïque : tribunal) est une institution rabbinique qui existe de par le monde dans toute communauté juive organisée : aujourd’hui, des Israélites pratiquants s’y réfèrent pour les litiges d’ordre religieux et les affaires relatives au statut personnel (mariage, divorce).

Un trésorier, le guisbar, élu parmi les personnalités du mellah, adminis­trait les finances. Il lui incombait de collecter taxes et aumônes et de dis­tribuer les dons aux pauvres. On s’imagine facilement l’importance de ce personnage dans les mellahs où la disette régnait à l’état chronique. L’orga­nisation de la bienfaisance était une fonction importante de chaque commu­nauté juive. Les plus aisés devaient soutenir les pauvres. On pratiquait, dans la plupart des communautés, un système de taxes et d’impôts constituant des ressources plus ou moins régulières. Les plus anciennes communautés possédaient aussi des fondations pieuses, à l’imitation des biens habous, appelées heqdesh, dont les revenus étaient distribués parmi les pauvres. Mais le personnage le plus vénéré de la communauté était le Grand Rabbin. Si la communauté était importante, il était aidé dans ses fonctions par d’autres rabbins. Du savoir du Grand Rabbin dépendait le tonus spirituel d’une communauté : c’est de lui que relevaient non seulement la surveillance de l’application des prescriptions religieuses, mais encore l’enseignement tradi­tionnel donné aux enfants. Il avait des pouvoirs étendus et notamment celui d’excommunier.

Les rabbins, assistés parfois du conseil des notables, interprétaient les dispositions biblico-rabbiniques relatives au statut personnel : mariage, divorce et successions. Ces interprétations donnèrent naissance à des coutumes et des usages variant souvent de ville en ville. Il en fut de même pour les règle­ments intérieurs concernant l’hygiène, la perception des taxes et l’organisation du culte. Chaque communauté était indépendante. Ceci contribuait à diversifier le judaïsme maghrébin et permettait aux particularismes locaux de se perpé­tuer.

Ainsi chaque communauté israébte avait-elle un minimum de structures administratives. Toutefois, ce système administratif était peu développé.

Il « s’était créé peu à peu au cours des siècles sous l’empire de la nécessité et a continué de subsister »

  1. Chouraqui, op. cit., p. 179; J. Goulven, op. cit., p. 101. Le Protectorat a maintenu jusqu’en 1945 la fonction du Cheik-el-Yahoud. « Avec l’aide de sa garde armée de bâtons, le cheik-el-youdi fait régner l’ordre dans le mellah. Il arrête les assassins et les voleurs insol­vables, puis les conduit à la prison du pacha. Il fait prévenir ce dernier lorsque les Musulmans troublent la cité juive. II disperse les femmes quand elles se battent comme des harpies autour du mince filet d’eau qui coule de l’unique fontaine. II veille à sa façon à l’hygiène. Quand le trop-plein d’immondices accumulé dans les rues entrave complètement la circulation, il fait déblayer.

L’emploi de cheik-el-youdi s’achète par un riche présent au pacha et se conserve de même. Il doit donc procurer de nombreuses ressources. Le cheik distribue l’hassa (bâton) et les amendes avec autant de profusion que le pacha lui-même », écrit le lieutenant Erckman en 1885 {Le Maroc inconnu, p. 192. Citation de J. Benech op. cit., p. 220). Amende à celui qui fume le samedi, amende à l’ivrogne qui fait du bruit et veut éviter la prison, amende à celui qui se permet un geste irrespectueux, etc. « Comme tous les cheiks de l’empire, il s’occupe de la perception de l’impôt et prélève toujours une part pour son propre compte. Peu de chose auprès du riche notable qui s’est assuré la faveur des puissants, le cheik-el-youdi jouit aux yeux de la masse d’un prestige considérable. II incarne l’autorité du pacha, la force aveugle et brutale. » C’est en ces termes que J. Benech décrit le Cheik-el-Yahoud de Marrakech, en 1935 (op. cit., p. 221).

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  1. Structures socio-économiques

Sous des apparences qui, aux yeux de l’observateur venu de l’extérieur, semblaient à peine différenciées, les structures socio-économiques de la société juive maghrébine traditionnelle présentaient, en réalité, une certaine diversité.

Il faut distinguer, tout d’abord, les ruraux des urbains. Les premiers furent probablement assez nombreux  avant la pénétration française au Maroc. Dans les années 1950-1955, P. Flamand en trouva les derniers vestiges en pays berbère. Dans les mellahs ruraux, les Juifs n’étaient pas propriétaires des terres qu’ils exploitaient : il s’agissait de biens acquis par antichrèse, contrat qui permet au créancier d’entrer en possession d’un bien et de jouir de l’usufruit jusqu’à extinction de la dette contractée par le débiteur. Le droit sur le bien hypothéqué pouvait être transmis de père en fils, au cas où la dette qui, elle aussi, se transmettait par héritage, n’était pas éteinte. Par ailleurs, pour l’exploitation des terres elles-mêmes, les Juifs avaient le plus souvent recours à l’emprunteur berbère.

Ainsi, même parmi les Juifs ruraux, l’agriculteur exploitant était rare. L’économie juive et l’économie berbère étaient imbriquées. Depuis des temps immémoriaux, le Juif était l’auxiliaire indispensable de l’économie berbère où, avant de jouer le rôle de prêteur, il remplissait celui d’artisan et de com­merçant. D’ailleurs, dans les mellahs urbains, les Juifs avaient des fonctions semblables. Traditionnellement, certains métiers leur étaient réservés : on signale généralement leur spécialisation dans la transformation des métaux et surtout des métaux précieux, la fabrication de vêtements et des sandales .

Toutefois, l’artisanat juif restait assez rudimentaire. L’artisan juif produisait des articles de première nécessité, aussi bien pour le consommateur israélite que pour le consommateur musulman. Les articles de luxe, tels que tapis, couvertures, ébénisterie d’art, cuirs brodés, étaient fabriqués par des Musulmans. Une seule exception : les bijoux.

                Certains auteurs, de Foucault à La Porte de Vaux en passant par N. Slouschz et P. Fla­mand, ont essayé de dénombrer les mellahs ruraux au Maroc et leur population. Toutefois, tous ces dénombrements sont approximatifs : les seuls chiffres qui ont quelque chance d’être réels sont ceux fournis par les différents recensements des populations effectués par les autorités françaises. Cf. infra, chap. IV.

  1. Flamand a consacré deux ouvrages au judaïsme en pays berbère : une monographie sur Demnate (Un mellah en pays berbère : Demnaté) parue en 1952, une thèse sur l’ensemble des communautés israélites du Sud marocain (Diaspora en terre d’Islam,. Les communautés israélites du Sud marocain. Essai de description et d’analyse de la vie juive en milieu berbère). Imprimé à Casablanca, le livre ne porte pas de date. Nous savons par ailleurs que l’information a été recueillie dans les années qui précédaient l’indépendance du Maroc. Malgré de très sérieuses lacunes, ce livre est le seul essai quelque peu scientifique décrivant l’ensemble des communautés juives du Sud marocain à la veille de leur disparition.

Au Maroc, les artisans juifs comme les artisans musulmans étaient groupés en corporations. Les corporations étaient représentées auprès des autorités par leur chef, appelé amin. Il était choisi parmi les patrons les mieux établis et agréé par les autorités musulmanes, Mothasseb et Pacha. Il pouvait intervenir dans les litiges entre patrons et ouvriers. Il répartissait les tâches à effectuer pour le Pacha qui avait le privilège de se faire exécuter gratuite­ment les travaux de sa maison par des artisans juifs.

L’artisan, dans la société traditionnelle, était un homme considéré. II avait la fierté de celui qui crée de sa main. Dans certaines familles, les métiers traditionnels se transmettaient de père en fils. Toutefois, la fixation dans un métier était liée à la possession d’un atelier, ce qui supposait déjà un certain avoir. Aussi, à côté des plus favorisés, y avait-il une foule de petits artisans qui passaient facilement d’un métier à l’autre.

Dans l’échelle sociale, le commerçant se situait au-dessus de l’artisan. Mais la désignation de « commerçant » recouvrait un vaste éventail d’occupations allant du colporteur au grand commerce international. Dans le commerce, le Juif fut longtemps un intermédiaire indispensable. Il savait prendre des risques, il savait créer des liens. Cependant dans l’insécurité qui caractérisait la condition du Juif dans la cité musulmane, peu nombreux furent ceux qui réellement savaient non seulement acquérir des richesses, mais encore les conserver. A côté de quelques grands négociants qui avaient accès auprès des princes et des gouverneurs et qui assuraient le commerce avec l’étranger, il y avait la masse des petits boutiquiers, des colporteurs transportant tout leur avoir à dos d’âne, des revendeurs de tout et de rien, de tous ceux qui vivotaient au jour le jour.

Enfin, certains Juifs remplissaient des fonctions officielles auprès du Makhzen. De tout temps, on a connu des chargés de mission juifs. Dans chaque mellah urbain, quelques familles avaient leurs entrées chez le sultan et ses représentants : par leurs richesses, leurs relations et parfois aussi la sagesse de leurs conseils, ces notables s’étaient rendus indispensables auprès du pouvoir et avaient acquis des faveurs qu’ils tenaient à conserver.

Ainsi s’est créée une caste qui, sans être vraiment riche au sens occidental du terme, vivait à l’aise et jouissait d’une certaine influence auprès des pou­voirs. Son aisance était d’autant plus remarquée que la masse du peuple végétait dans une indescriptible misère.

C’est parmi les membres de ces « grandes familles », comme ils s’appelaient eux-mêmes, que furent choisis d’habitude les notables du Conseil dirigeant la communauté. A la suite de J. Halévy  qui accuse « cette oligarchie d’être toujours de connivence avec l’administration afin d’étouffer les voix et les plaintes du peuple », la plupart des auteurs s’accordent pour décrire cette classe des riches du mellah comme une vraie féodalité. Entre les « grandes familles » et la masse des pauvres, il y avait des gens aisés dont le nombre semble avoir augmenté au cours du xixe siècle.

Lorsqu’au xixe siècle, les grandes puissances européennes cherchèrent à étendre leur influence dans le Maghreb, elles trouvèrent une importante clientèle parmi les Juifs désireux d’acquérir le statut de « protégé » d’une nation étrangère, et qui, de plus, servaient d’intermédiaires entre l’Européen et l’autochtone.

Toutefois, il n’y avait pas de cloisons étanches entre riches et pauvres : non seulement les pauvres vivaient de la charité des plus aisés, qui était généralement pratiquée de façon à ne pas froisser la susceptibilité de celui qui tendait la main, mais encore l’aisance des riches était exposée quoti­diennement aux revers du sort : pillages, méventes, crises économiques pouvaient réduire à l’extrême pauvreté, en l’espace d’une nuit, le plus riche du mellah.

Dans la mesure où ils jouissaient d’une certaine liberté, les notables assu­maient les destinées temporelles de la communauté. Mais le personnage central du mellah était le Grand Rabbin. Autorité spirituelle et morale, il disposait de pouvoirs judiciaire et exécutif : il avait le droit de punir, voire d’excommunier. Tous les rabbins ne jouissaient d’ailleurs pas de pouvoirs aussi étendus; selon le degré de son savoir et la fonction qui lui incombait, chacun occupait son rang dans l’échelle sociale du mellah. La renommée d’un rabbin découlait de son savoir, de sa sagesse, de sa piété. L’estime qu’on portait à un rabbin de renom rejaillissait sur toute sa famille et sur ses des­cendants qui, eux, d’ailleurs, ne manquaient jamais de rappeler la gloire de leur aïeul. Certaines fonctions se transmettaient de père en fils. Les rabbins, comme d’ailleurs les notables, étaient fiers de pouvoir faire état de leurs ascendants espagnols : dans le Maghreb septentrional et dans les villes côtières, le savoir et le pouvoir étaient généralement l’apanage des Juifs espa­gnols considérés comme plus raffinés que les autochtones.

Ainsi, piété, puissance, richesse étaient les traits caractéristiques de la classe dirigeante traditionnelle. Toutefois, si le petit peuple respectait et craignait les riches et les puissants, il vénérait l’homme au rayonnement spirituel : les chefs les plus influents étaient ceux qui alliaient la sagesse selon la loi religieuse à la richesse et aux relations auprès des puissants.

Les Juifs maghrébins non seulement étaient profondément religieux, mais encore avaient l’expérience de l’instabilité économique. Il n’est pas étonnant que, dans ces conditions, l’autorité spirituelle et morale ait été plus vénérée que le pouvoir fondé sur la richesse. Par ailleurs, ils avaient constamment devant les yeux l’exemple de leur société d’accueil qui, elle aussi, vivait selon des normes religieuses.

En définitive, la théocratie du mellah était une réplique de la théocratie musulmane dans laquelle elle s’insérait.

            Les budgets des communautés distinguaient entre les « dons » et les « dons aux histarim », c’est-à-dire aux familles dites « honorables » tombées dans le besoin.

            En haut de l’échelle, il y avait un rabbin-juge (dayan), en bas, le petit maître duTalmud- Thora. Le chokhet, chargé de l’abattage rituel, n’était pas considéré comme rabbin.

            La serarah, « droit héréditaire d’assurer les fonctions de rabbin et de serviteur du culte » était pratiquée au Maroc (cf. H. Zafrani, « Pédagogie juive en terre d’Islam », Les nouveaux Cahiers, n° 6, juin-juillet-août 1966, p. 57).

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Evolution du judaisme marocain-Doris Bensimon-Donath-1968

III. Valeurs religieuses, culturelles et sociales

La loi religieuse juive modelait la vie quotidienne du mellah dans ses moindres détails. L’observance des pratiques religieuses constituait l’origi­nalité du Juif dans la société musulmane. La fidélité à la tradition religieuse dans un milieu souvent hostile assurait la survie du groupe en tant que tel. Cette fidélité à la tradition religieuse était un facteur essentiel pour la cohésion interne du groupe. Elle était sa raison d’être. De ce point de vue, le judaïsme marocain ne se distingue guère d’autres communautés juives traditionnelles de par le monde.

Toutefois, les pratiques et croyances religieuses juives étaient souvent contaminées de superstitions et de coutumes locales fort répandues dans le Maghreb : croyance au mauvais œil, aux djnouns – Esprits maléfiques- pratiques magiques. Comme l’Islam, le judaïsme maghrébin a pris une « teinte anthropomor­phique » en pratiquant un certain culte des Saints. Juifs et Musulmans vénèrent souvent les mêmes intercesseurs. On discerne aussi dans le ju­daïsme marocain une certaine prédilection pour la mystique : l’étude de la Cabbale, la lecture du Zohar y étaient pratiquées avec ferveur.

Pratiques religieuses, superstitions, coutumes locales constituaient la trame même de la vie culturelle et sociale du mellah. La transmission des traditions ancestrales au sein de la famille aussi bien qu’à l’école talmudique était l’expression essentielle de la vie culturelle. Les fêtes religieuses et leur longue préparation rompaient à intervalles réguliers la monotonie de l’exis­tence quotidienne. De la naissance à la mort, chaque événement important de l’existence d’un individu était consacré par un ensemble de rites religieux et de coutumes auxquels se mêlaient des superstitions.

            Tous les auteurs qui ont étudié le judaïsme marocain signalent ces faits. Citons seulement A. Chouraqui, Les Juifs d’Afrique du Nord, p. 288-282 ; nous espérons comme lui qu’un jour une équipe de chercheurs définira « le fond commun judéo-berbère de croyances et de pratiques, et l’ensemble de croyances et de pratiques exclusivement propres aux Juifs du Maghreb par opposition au judaïsme traditionnel » (p. 292).

  1. Julien définit en ces termes les « nuances particulières de l’Islam maghrébin » : «< Tout en restant à l’écart des grandes querelles théologiques, la religion musulmane s’est quelque peu altérée au Maghreb. Elle y a pris une teinte anthropomorphique (…). Le culte des Saints y a connu un développement considérable (…). . L'Islam est caractérisé, surtout à partir du xve siècle, par l’épanouissement du mysticisme populaire (…). L’Islam maghrébin apparaît comme très statique; depuis le mouvement almohade, c’est-à-dire depuis le milieu du XIIIe siècle, la doctrine et la pratique sont restées semblables à elles-mêmes ». (Histoire d’Afrique du Nord, p. 304-305.) Le judaïsme maghrébin présente dans certains de ses aspects quelques analogies avec l’Islam maghrébin.

Les festivités et les traditions qui rythmaient l’année comme l’existence de chaque individu, étaient aussi un aspect important de la vie sociale du mellah. Elles contribuaient à resserrer les liens entre les membres du groupe et chargeaient leurs rapports d’un certain contenu affectif. Elles étaient la source d’une certaine ambiance du mellah faite d’émotivité et de chaleur humaine.

Dans ce monde clos en lui-même qu’était chaque communauté juive marocaine, le comportement de chaque individu, fortement intégré au groupe, était jugé sur sa conformité aux normes imposées par les traditions et cou­tumes. Celles-ci formaient un tout, dans lequel pratiques et valeurs religieuses culturelles et sociales, étaient imbriquées au point que l’individu ne pouvait en discerner le contenu spécifique. D’ailleurs, dans cette société traditionnelle, l’individu, en tant que tel, n’avait guère de consistance : il était partie inté­grante d’un tout.

Au contact de l’Occident, ce tout éclatera : le groupe perdra peu à peu sa force de cohésion et l’individu prendra conscience de lui-même en tant qu’individu. Dans son processus d’individualisation, il se détachera du groupe et le jugera.

C’est ce processus d’éclatement de la société traditionnelle juive marocaine au contact avec l’Occident qui fera l’objet de cette étude.

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Evolution du judaisme marocain-Doris Bensimon-Donath-1948

DÉBUTS D’UNE ÉVOLUTION LA SCOLARISATION

  1. L’œuvre de l’alliance Israélite universelle avant le Protectorat

La scolarisation — sur un mode européen — est le facteur premier et de loin le plus important de l’évolution du judaïsme marocain. Le signal de départ fut donné, dès 1862, par la fondation de la première école de l’Alliance israélite universelle à Tétouan. En 1912, l’Alliance dirigeait quinze écoles que fréquen­taient environ 5 500 élèves (garçons et filles) dans les villes les plus impor­tantes du Maroc.

Les premiers instituteurs envoyés par l’Alliance eurent à faire face à de nombreuses difficultés : misère du mellah, opposition des rabbins qui diri­geaient les écoles traditionnelles, incompréhension de la part des familles. Mais, peu à peu, « les intelligences autrefois esclaves d’un petit nombre de connaissances, se sont ouvertes aux idées européennes, et cette société, ren­fermée sur elle-même, presque complètement isolée pendant des siècles, noua des relations qui se poursuivirent incessantes avec le monde civilisé ».

  1. Leven, Cinquante ans d’histoire, t. II, p. 48-102, Tétouan (1862), Tanger (1864), Mogador (1867), Safi (1873), Larrache (1874), El Ksar (1879), Fez (1884), Casablanca (1897), Marrakech (1901), Rabat (1903), Mazagan (1907), Meknès (1910), Azamour (1911), Settat (1911), Sefrou (1911).

Les instituteurs de l’Alliance furent d’ardents apôtres de la civilisation oc­cidentale. Les premiers fondateurs d’écoles venaient non seulement de France mais encore d’Alsace. A partir de 1867, l’Alliance formait ses maîtres dans son Ecole normale orientale à Paris. Ces jeunes instituteurs étaient recrutés parmi les meilleurs élèves des écoles que l’Alliance venait d’ouvrir dans tout le bassin méditerranéen et au Moyen-Orient. Ainsi, pendant près d’un siècle, les organisateurs de l’œuvre de l’Alliance au Maroc étaient originaires de Tur­quie, de Grèce, de Bulgarie, du Maghreb. Tous étaient des sepharadim. Leur milieu d’origine ressemblait, en bien des cas, à celui des populations des ghettos marocains. Ils avaient plus de chances de comprendre ces populations que n’en avaient eu les instituteurs alsaciens qui les avaient précédés. Ceux-ci, à maintes reprises, ont dû abandonner l’école à peine fondée à cause de l’hostilité que suscitaient leurs conceptions trop opposées à celles du milieu 1. Les institu­teurs de l’Alliance étaient de fervents admirateurs de la civilisation occi­dentale, de la culture française. Leurs études achevées, les jeunes diplômés  étaient envoyés par le Comité central de l’Alliance israélite universelle, dont le siège se trouve à Paris, pour enseigner dans les écoles qui venaient d’être fondées.

Autrefois, ils étaient nommés de préférence dans un pays qui leur était étranger, car «les professeurs n’exercent qu’une influence très limitée dans leur pays d’origine et la présence de leur famille est plutôt pour eux une cause de faiblesse que de force ». Toutefois, sous la pression des circonstances, cette conception a évolué : dans le Maroc indépendant, environ 70 % du corps enseignant de l’Alliance sont des Marocains.

A son départ de l’École normale, le jeune enseignant était muni d’instruc­tions précises. Il lui était recommandé notamment de se montrer compréhen­sif à l’égard du milieu, de « l’éclairer par son exemple et ses conseils », de ne pas se dégager des pratiques religieuses, de rester « au-dessus des partis et des querelles ». L’application de ces instructions dépendait en fait des circons­tances et de la personnalité de l’instituteur lui-même. Après le séjour à Paris, celui-ci était souvent choqué par la saleté et la misère sans nom des mellahs marocains, heurté par l’opposition du milieu traditionnel. Dans ses rapports adressés périodiquement à l’Administration centrale à Paris, non seulement il décrivait la situation, mais encore il la jugeait, et parfois durement.

A peine acculturé à la civilisation française, il s’en fit l’apôtre et chercha à la répandre avec une ardeur qui ressembla quelquefois à celle du néophyte. Il lutta, non seulement contre l’ignorance, mais encore contre des préjugés sécu­laires 7. Il chercha à créer les meilleures conditions possibles pour que les enfants viennent régulièrement à l’école. Là, non seulement ils étaient instruits, mais encore souvent nourris et vêtus 8.

L’œuvre de l’Alliance au Maroc avait un demi-siècle l’existence lors de la signature du traité de Fès : de ses écoles sortaient, quoiqu’encore peu nom­breux, des hommes et des femmes sachant lire et écrire en français. L’occiden­talisation était amorcée. Parmi les anciens élèves de l’Alliance se recrutera une élite nouvelle dont l’influence sera un facteur déterminant dans l’évolution du judaïsme marocain.

  1. L’extension du réseau scolaire sous le Protectorat

La forte personnalité de Lyautey marqua les débuts du Protectorat français au Maroc. Respectueux des traditions, il maintenait les institutions qui pou­vaient être conservées.

En 1912 fut créée au Maroc la « Direction de l’Enseignement », qui devint en 1920 « Direction Générale de l’Instruction Publique ». Trois courants d’enseignement s’organisèrent : l’enseignement européen, l’enseignement musulman et l’enseignement israélite. Ces trois courants se sont maintenus pendant toutes la durée du Protectorat et jusqu’en 1961 dans le Maroc indé­pendant.

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Evolution du judaisme marocain-Doris Bensimon-Donath-1948

evolution du judaisme
  1. L' enseignement primaire.

Dès 1914, la Direction de l’Enseignement s’intéressera activement aux écoles de l’Alliance en contrôlant par ses inspecteurs les méthodes pédagogi­ques : « La tâche la plus importante était de doter les nouvelles couches de la population juive marocaine de la connaissance de la langue française et avec cet instrument, de leur permettre d’accéder, à quelque niveau que ce soit, à la maîtrise de ce monde nouveau ».

Le 10 octobre 1915, une première convention fut signée entre l’Alliance israélite universelle et la Direction de l’Enseignement, qui d’une part contrôla les écoles de l’Alliance, d’autre part créa son propre réseau d’écoles franco- israélites. Dans les écoles franco-israélites, l’enseignement était dispensé par des instituteurs français, fonctionnaires de l’Instruction Publique, alors que le personnel enseignant de l’Alliance israélite universelle continuait à être recruté par l’organisme central de Paris.

Les écoles de l’Alliance israélite universelle et écoles franco-israélites étaient des écoles primaires. Elles ont coexisté pendant toute la durée du Protectorat et même au-delà. Elles se sont parfois concurrencées. Gratuites et disposant de maîtres qualifiés, les écoles franco-israélites, relativement peu nombreuses, étaient recherchées. Toutefois, à partir de 1924, la fusion de certaines écoles franco-israélites avec les écoles de l’Alliance fut décidée. Considérant cette décision comme « une atteinte portée à l’école publique dans le Protectorat », les instituteurs français protestent : « Nous voyons échapper aux mains de nos collègues français des enfants dont l’esprit d’adaptation est la moindre louange que nous puissions faire d’eux. Enfin, et surtout, nous estimons qu’à l’heure où les Gouvernements semblent vouloir faire un pas décisif vers la paix, il est dangereux d’instituer dans nos colonies un enseignement de race ».

Cette mise en garde contre la traditionnelle séparation des communautés religieuses et ethniques au Maroc ne fut guère prise en considération. Une nouvelle convention fut signée en 1928 entre le gouvernement chérifien et l’Alliance : la Direction Générale de l’Instruction Publique allait exercer un contrôle plus direct sur ses écoles et prendre progressivement en charge 80 % de leur budget. A la veille de la deuxième guerre mondiale, le réseau de l’Alliance comptera quarante-cinq écoles. A partir de 1945, grâce à des cré­dits accordés par d’importantes organisations juives mondiales, l’Alliance étendit son réseau aux mellahs perdus dans le bled et la montagne. En 1956, année de l’indépendance du Maroc, elle scolarisait dans quatre-vingt-trois écoles, 33 605 enfants.

  1. Survivance de l'enseignement traditionnel.

A côté des écoles contrôlées par le Protectorat, l’enseignement traditionnel continuait à être dispensé dans des hedarim et des yeshivot . Le manque de qualités pédagogiques des maîtres ainsi que les conditions hygiéniques lamentables des locaux dans lesquels les hedarim étaient installés ont été maintes fois dénoncés. « Dans cette plaie chronique qu’est le mellah de Casa­blanca, fleurissent et prospèrent des foyers de maladies et de mort; je veux parler exactement des quarante-quatre taudis où des maîtres sales et répugnants armés de lanières de cuir ou de nerfs de bœuf, dispensent à environ  2700 garçons de quatre à douze ans ce qu’ils croient être l’enseignement de la religion juive », écrivit Noar, en 1949, en signalant que dans l’ensemble des mellahs du Maroc, le heder était la seule école fréquentée par 10 000 petits garçons juifs.

Cependant, dès 1927, certaines écoles traditionnelles telles que Em Habanim à Fès et la yeshiva à Meknès, furent modernisées. L’enseignement du français et du calcul y fut rendu obligatoire. Cet enseignement était contrôlé par l’Alliance.

A partir de 1947, une impulsion nouvelle fut donnée à l’éducation religieuse de la jeunesse juive marocaine par une organisation juive orthodoxe américaine, « Otzar Hathora », qui, en s’appuyant sur des personnalités du judaïsme local créa un réseau d’écoles dans lesquelles les enfants suivirent, à côté de la forma­tion traditionnelle, un enseignement moderne. L’œuvre se développa rapi­dement. Quelques années plus tard, les Hassidim de Lubavitch fondèrent également des écoles destinées aux enfants les plus déshérités des mellahs, dans lesquelles les études traditionnelles et un certain enseignement moderne étaient dispensés simultanément.

En 1952, le rabbinat créa une commission pédagogique chargée du contrôle de l’enseignement religieux au Maroc. Les rabbins chargés de cette tâche devaient s’efforcer de créer des écoles hébraïques modernes supprimant les hedarim. Dans ces écoles, les langues d’enseignement prévues étaient l’hébreu et le français.

Ces réformes connurent un certain succès : en 1960, les hedarim, sous leur forme la plus primitive, avaient pratiquement disparu; seul le courant d’enseignement traditionnel « modernisé » a été maintenu.

  1. Enseignement post-primaire.

L’Alliance s’était aperçue rapidement de l’insuffisance d’une formation primaire. Les élèves, qui n’avaient souvent fréquenté l’école que pendant peu de temps, étaient repris, bien vite, par la misère du mellah. Dès 1873, le directeur de l’école de Tanger proposa la création d’une œuvre d’apprentis­sage.

Peu à peu s’organisèrent sur l’initiative de l’Alliance et, à partir de 1900, sur celle des anciens élèves groupés en association, des œuvres d’apprentis­sage. En 1927, l’Alliance fonda une école professionnelle à Casablanca, une autre à Fès en 1935. Ces écoles étaient fréquentées par des garçons. On y ensei­gnait d’abord les métiers du bois et du fer. Ailleurs, l’Alliance organisa à la même époque, auprès de ses écoles, des ateliers d’apprentissage non seulement pour les garçons, mais aussi pour les filles qui y apprirent à coudre et à broder.

Cet enseignement se développa très lentement; les parents considéraient souvent la pratique d’un métier manuel comme « une déchéance ». Alors que dans la société traditionnelle, l’artisan jouissait de l’estime de tous, le contact avec la civilisation occidentale a fait naître des aspirations nouvelles. Le père d’un enfant scolarisé, alphabétisé, convoitait pour son fils un emploi au col blanc.

Inspirés par l’expérience palestinienne  comme par l’exemple des colons, quelques théoriciens prônèrent pour les Juifs marocains le « retour à la terre ». Certains, dont Moïse Nahon, après une riche carrière consacrée au dévelop­pement du réseau scolaire de l’Alliance, prêchèrent d’exemple et se firent colons. Des anciens élèves de l’Alliance fondèrent des fermes-écoles près de Casablanca et de Marrakech. Cependant, ces efforts ne furent guère couronnés de succès.

Au lendemain de la guerre, en 1944, fonctionnaient quatre écoles professionnelles, dont une école agricole. En neuf ans, 500 élèves avaient été formés dans ces écoles, dont 125 seulement étaient sortis diplômés après trois années d’étude.

En 1946, l’Alliance israélite universelle conclut un accord avec l’O.R.T.; à partir de cette époque la formation professionnelle de la jeunesse juive connut un certain essor. En 1952, l’O.R.T. acheva, à Casablanca, la construc­tion de deux écoles professionnelles avec un équipement moderne : depuis, 1000 à  1500 élèves, garçons et filles, reçoivent chaque année une formation professionnelle dans les écoles et les centres de l’O.R.T.

Par ailleurs, l’Alliance a développé l’enseignement général. Au fur et à mesure que s’organisait l’enseignement au Maroc, les élèves pouvaient non seulement préparer le certificat d’études primaires, mais poursuivre, dans les principales villes, des études du cycle complémentaire jusqu’en classe de 3e et se présenter au B.E.P.C. (Brevet d’études du premier cycle).

Toutefois, les possibilités offertes par l’Alliance s’arrêtaient à la fin du pre­mier cycle d’études post-primaires. Des études secondaires, menant au bacca­lauréat, ne pouvaient être poursuivies que dans les lycées européens dirigés généralement par la Mission universitaire culturelle française. L’École nor­male hébraïque qui fonctionne depuis 1951 près de Casablanca constitue la seule exception : elle forme les maîtres de l’Alliance israélite universelle destinés à l’enseignement au Maroc — et dans les pays mulsumans — en mettant l’accent sur la culture sémitique (enseignement de l’arabe et de l’hébreu).

O.R.T. : « Organisation pour la Reconstruction et le Travail » fondée en Russie en 1880 dans le but de propager le travail industriel, artisanal et agricole parmi les Juifs. Aujourd’hui l'O.R.T. a son centre à Genève, son réseau scolaire s’étend dans vingt-et-un pays.

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