Evolution du judaisme marocain-Doris Bensimon-Donath
- Structures socio-économiques
Sous des apparences qui, aux yeux de l’observateur venu de l’extérieur, semblaient à peine différenciées, les structures socio-économiques de la société juive maghrébine traditionnelle présentaient, en réalité, une certaine diversité.
Il faut distinguer, tout d’abord, les ruraux des urbains. Les premiers furent probablement assez nombreux avant la pénétration française au Maroc. Dans les années 1950-1955, P. Flamand en trouva les derniers vestiges en pays berbère. Dans les mellahs ruraux, les Juifs n’étaient pas propriétaires des terres qu’ils exploitaient : il s’agissait de biens acquis par antichrèse, contrat qui permet au créancier d’entrer en possession d’un bien et de jouir de l’usufruit jusqu’à extinction de la dette contractée par le débiteur. Le droit sur le bien hypothéqué pouvait être transmis de père en fils, au cas où la dette qui, elle aussi, se transmettait par héritage, n’était pas éteinte. Par ailleurs, pour l’exploitation des terres elles-mêmes, les Juifs avaient le plus souvent recours à l’emprunteur berbère.
Ainsi, même parmi les Juifs ruraux, l’agriculteur exploitant était rare. L’économie juive et l’économie berbère étaient imbriquées. Depuis des temps immémoriaux, le Juif était l’auxiliaire indispensable de l’économie berbère où, avant de jouer le rôle de prêteur, il remplissait celui d’artisan et de commerçant. D’ailleurs, dans les mellahs urbains, les Juifs avaient des fonctions semblables. Traditionnellement, certains métiers leur étaient réservés : on signale généralement leur spécialisation dans la transformation des métaux et surtout des métaux précieux, la fabrication de vêtements et des sandales .
Toutefois, l’artisanat juif restait assez rudimentaire. L’artisan juif produisait des articles de première nécessité, aussi bien pour le consommateur israélite que pour le consommateur musulman. Les articles de luxe, tels que tapis, couvertures, ébénisterie d’art, cuirs brodés, étaient fabriqués par des Musulmans. Une seule exception : les bijoux.
Certains auteurs, de Foucault à La Porte de Vaux en passant par N. Slouschz et P. Flamand, ont essayé de dénombrer les mellahs ruraux au Maroc et leur population. Toutefois, tous ces dénombrements sont approximatifs : les seuls chiffres qui ont quelque chance d’être réels sont ceux fournis par les différents recensements des populations effectués par les autorités françaises. Cf. infra, chap. IV.
- Flamand a consacré deux ouvrages au judaïsme en pays berbère : une monographie sur Demnate (Un mellah en pays berbère : Demnaté) parue en 1952, une thèse sur l’ensemble des communautés israélites du Sud marocain (Diaspora en terre d’Islam,. Les communautés israélites du Sud marocain. Essai de description et d’analyse de la vie juive en milieu berbère). Imprimé à Casablanca, le livre ne porte pas de date. Nous savons par ailleurs que l’information a été recueillie dans les années qui précédaient l’indépendance du Maroc. Malgré de très sérieuses lacunes, ce livre est le seul essai quelque peu scientifique décrivant l’ensemble des communautés juives du Sud marocain à la veille de leur disparition.
Au Maroc, les artisans juifs comme les artisans musulmans étaient groupés en corporations. Les corporations étaient représentées auprès des autorités par leur chef, appelé amin. Il était choisi parmi les patrons les mieux établis et agréé par les autorités musulmanes, Mothasseb et Pacha. Il pouvait intervenir dans les litiges entre patrons et ouvriers. Il répartissait les tâches à effectuer pour le Pacha qui avait le privilège de se faire exécuter gratuitement les travaux de sa maison par des artisans juifs.
L’artisan, dans la société traditionnelle, était un homme considéré. II avait la fierté de celui qui crée de sa main. Dans certaines familles, les métiers traditionnels se transmettaient de père en fils. Toutefois, la fixation dans un métier était liée à la possession d’un atelier, ce qui supposait déjà un certain avoir. Aussi, à côté des plus favorisés, y avait-il une foule de petits artisans qui passaient facilement d’un métier à l’autre.
Dans l’échelle sociale, le commerçant se situait au-dessus de l’artisan. Mais la désignation de « commerçant » recouvrait un vaste éventail d’occupations allant du colporteur au grand commerce international. Dans le commerce, le Juif fut longtemps un intermédiaire indispensable. Il savait prendre des risques, il savait créer des liens. Cependant dans l’insécurité qui caractérisait la condition du Juif dans la cité musulmane, peu nombreux furent ceux qui réellement savaient non seulement acquérir des richesses, mais encore les conserver. A côté de quelques grands négociants qui avaient accès auprès des princes et des gouverneurs et qui assuraient le commerce avec l’étranger, il y avait la masse des petits boutiquiers, des colporteurs transportant tout leur avoir à dos d’âne, des revendeurs de tout et de rien, de tous ceux qui vivotaient au jour le jour.
Enfin, certains Juifs remplissaient des fonctions officielles auprès du Makhzen. De tout temps, on a connu des chargés de mission juifs. Dans chaque mellah urbain, quelques familles avaient leurs entrées chez le sultan et ses représentants : par leurs richesses, leurs relations et parfois aussi la sagesse de leurs conseils, ces notables s’étaient rendus indispensables auprès du pouvoir et avaient acquis des faveurs qu’ils tenaient à conserver.
Ainsi s’est créée une caste qui, sans être vraiment riche au sens occidental du terme, vivait à l’aise et jouissait d’une certaine influence auprès des pouvoirs. Son aisance était d’autant plus remarquée que la masse du peuple végétait dans une indescriptible misère.
C’est parmi les membres de ces « grandes familles », comme ils s’appelaient eux-mêmes, que furent choisis d’habitude les notables du Conseil dirigeant la communauté. A la suite de J. Halévy qui accuse « cette oligarchie d’être toujours de connivence avec l’administration afin d’étouffer les voix et les plaintes du peuple », la plupart des auteurs s’accordent pour décrire cette classe des riches du mellah comme une vraie féodalité. Entre les « grandes familles » et la masse des pauvres, il y avait des gens aisés dont le nombre semble avoir augmenté au cours du xixe siècle.
Lorsqu’au xixe siècle, les grandes puissances européennes cherchèrent à étendre leur influence dans le Maghreb, elles trouvèrent une importante clientèle parmi les Juifs désireux d’acquérir le statut de « protégé » d’une nation étrangère, et qui, de plus, servaient d’intermédiaires entre l’Européen et l’autochtone.
Toutefois, il n’y avait pas de cloisons étanches entre riches et pauvres : non seulement les pauvres vivaient de la charité des plus aisés, qui était généralement pratiquée de façon à ne pas froisser la susceptibilité de celui qui tendait la main, mais encore l’aisance des riches était exposée quotidiennement aux revers du sort : pillages, méventes, crises économiques pouvaient réduire à l’extrême pauvreté, en l’espace d’une nuit, le plus riche du mellah.
Dans la mesure où ils jouissaient d’une certaine liberté, les notables assumaient les destinées temporelles de la communauté. Mais le personnage central du mellah était le Grand Rabbin. Autorité spirituelle et morale, il disposait de pouvoirs judiciaire et exécutif : il avait le droit de punir, voire d’excommunier. Tous les rabbins ne jouissaient d’ailleurs pas de pouvoirs aussi étendus; selon le degré de son savoir et la fonction qui lui incombait, chacun occupait son rang dans l’échelle sociale du mellah. La renommée d’un rabbin découlait de son savoir, de sa sagesse, de sa piété. L’estime qu’on portait à un rabbin de renom rejaillissait sur toute sa famille et sur ses descendants qui, eux, d’ailleurs, ne manquaient jamais de rappeler la gloire de leur aïeul. Certaines fonctions se transmettaient de père en fils. Les rabbins, comme d’ailleurs les notables, étaient fiers de pouvoir faire état de leurs ascendants espagnols : dans le Maghreb septentrional et dans les villes côtières, le savoir et le pouvoir étaient généralement l’apanage des Juifs espagnols considérés comme plus raffinés que les autochtones.
Ainsi, piété, puissance, richesse étaient les traits caractéristiques de la classe dirigeante traditionnelle. Toutefois, si le petit peuple respectait et craignait les riches et les puissants, il vénérait l’homme au rayonnement spirituel : les chefs les plus influents étaient ceux qui alliaient la sagesse selon la loi religieuse à la richesse et aux relations auprès des puissants.
Les Juifs maghrébins non seulement étaient profondément religieux, mais encore avaient l’expérience de l’instabilité économique. Il n’est pas étonnant que, dans ces conditions, l’autorité spirituelle et morale ait été plus vénérée que le pouvoir fondé sur la richesse. Par ailleurs, ils avaient constamment devant les yeux l’exemple de leur société d’accueil qui, elle aussi, vivait selon des normes religieuses.
En définitive, la théocratie du mellah était une réplique de la théocratie musulmane dans laquelle elle s’insérait.
Les budgets des communautés distinguaient entre les « dons » et les « dons aux histarim », c’est-à-dire aux familles dites « honorables » tombées dans le besoin.
En haut de l’échelle, il y avait un rabbin-juge (dayan), en bas, le petit maître duTalmud- Thora. Le chokhet, chargé de l’abattage rituel, n’était pas considéré comme rabbin.
La serarah, « droit héréditaire d’assurer les fonctions de rabbin et de serviteur du culte » était pratiquée au Maroc (cf. H. Zafrani, « Pédagogie juive en terre d’Islam », Les nouveaux Cahiers, n° 6, juin-juillet-août 1966, p. 57).
Evolution du judaisme marocain-Doris Bensimon-Donath-1948-page19-21