La persecution anti-juive-J.Tol


La persecution anti-juive au Maroc sous le regime de vichy 1940-1943

La persecution anti-juiveLa persecution anti-juive au Maroc sous le regime de vichy

1940-1943

Joseph Toledano

Le comite de coordination des organisations des originaires du Maroc en Israel

 Les méandres d'une politique coloniale

Voilà un petit livre qui manquait, depuis longtemps sur les de bibliothèques. Joseph Tolédano, dans un style simple, concis et direct arrive à nous faire découvrir les visages divers de la politique juive du gouvernement de Vichy au Maroc. Il y aborde la législation anti-juive de l'équipe Pétain en France, décrit les manœuvres du résident en place pour l'appliquer au Maroc, retrace les tergiversations du Palais (Sultan) à Rabat et nous narre les tractations des dirigeants communautaires de plus en plus aux abois. On y retrouve les colons en place, grands racistes envers tout ce qui n'est pas colon, le résident Noguès, caméléon politique venu du Front Populaire devenu grand serviteur de la Révolution Nationale, Mohamed V qui essaie de préserver à tout prix la façade d'un pouvoir plus que virtuel, les rabbins et chefs des communautés, au sein de la tempête, sans boussole ni compas et aussi la figure si attachante de Nelly Cazès Benattar, femme remarquable de perspicacité, bien en avance sur son époque quant aux droits de l'individu face aux pouvoirs et autorités. Peu connu est le fait que la communauté juive au Maroc vivait un temps de terreur, menacée non par un ennemi nazi direct mais par des suppôts locaux qui n'attendaient que l'occasion pour « en mettre plein à la gueule aux yahud », à défaut de bougnoules. Les pogromes étaient aux portes des mellahs à l'heure où les flottes américaines débarquaient les « boys », reçus en messies.

La reconstruction minutieuse par l'auteur, des lois, dahirs, décrets, arrêtés et règlements divers met en lumière l'intense intérêt des autorités de Vichy sur la question juive. De même qu'en Europe, ministres, parlementaires, préfets, fonctionnaires et policiers n'avaient rien de mieux à faire que d'organiser des rafles de vieux en hospices et d'orphelins en institutions, au Maroc, la Résidence passait son temps à peaufiner des textes aux buts de démarquer juridiquement les populations juives des populations locales.

Au-delà de la réanimation de cette période si peu connue par les chercheurs de tous bords, le petit livre de Tolédano est aussi un excellent cours sur les méandres de la politique coloniale française. Il ressort de cette modeste étude que toute la politique française au Maroc se résumait à cette déclaration « J'y suis, j'y reste ». Tous les choix concrets par la suite, n'étaient que les conséquences de cette prémisse.

Dans un premier temps, pour éviter de former des élites locales musulmanes, susceptibles d'avoir des velléités d'indépendance, le protectorat utilise les populations juives comme intermédiaires face aux populations indigènes. C'est la période de la France généreuse des droits de l'homme que chantent les chantres du judaïsme marocains. L'administration, l'éducation, les métiers, les professions libérales s'ouvrent aux juifs qui s'y engouffrent avec frénésie.

La triste période de Vichy est perçue par le judaïsme marocain comme la trahison de la France. Celle-ci pour donner grande allure à sa collaboration, organise une gamme variée de persécutions à l'encontre des populations juives, hier alliés fidèles. Que faire donc avec les populations musulmanes? La réponse est toute prête ־ on va leur vendre du juif. Nous allons créer un antisémitisme musulman à l'européenne. Et voilà le protectorat en berger de boucs émissaires et en tuteur de prêtres sacrificateurs. Le débarquement américain devait créer un nouveau méli-mélo puisqu'il fallait se mettre à la mode démocratique. Cela ne s'est pas fait de bon gré. Les nouveaux dirigeants français au Maroc, essayèrent de tergiverser, abrogeant une partie du statut des juifs, conservant une autre, manœuvrant de façon à se plier au nouveau langage à la mode et continuant une politique de divisions à même d'assurer une main mise sur le pays avec ou sans droits démocratiques. Ce sont ces conduites, ces politiques où la bêtise ne le concède qu'à l'intérêt brutal et à court terme que ce petit ouvrage, lumineux, sympathique tout en touches délicates, plein de sympathie pour ces « petits »juifs perdus entre les grands de ce monde, nous fait toucher du doigt. Lire sur cette période, sous le regard attentif de Joseph Tolédano, c'est à la fois recevoir l'enseignement d'un maître mais aussi sentir le souffle d'un vrai humaniste et le plaisir d'une écriture de haute qualité.

Raphaël Ben Shoshane

Secrétaire général du Comité de coordination des organisations d'originaires du Maroc en Israël

La persecution anti-juive au Maroc sous le regime de Vichy (1940 – 1943)

La persecution anti-juive au Maroc sous le regime de Vichy (1940 – 1943)La persecution anti-juive

Enracinés au Maghreb depuis l'Antiquité, bien avant la conquête arabe, les Juifs du Maroc ont continué à y avoir droit de cité sous l'islam, mais dans une condition inférieure, non de citoyens à part égale, mais d'hôtes, de sujets personnels protégés du sultan, de dhimmis. Si la bienveillance et la protection effective du pouvoir central du Makhzen et du sultan, se sont rarement démenties, les abus des gouverneurs locaux, les exactions et la survivance de marques révoltantes d'humiliation attirèrent l'attention – rarement désintéressée par ailleurs des puissances européennes se disputant  l'hégémonie à partir du milieu du XIXème siècle, sur la condition des juifs au Maroc. Malgré son anachronisme face à l'émancipation des juifs en Europe, nul ne songeait encore à abolir le statut de dhimmi sur le plan juridique, mais seulement à en alléger l'application sur le plan pratique.

Réunie en 1880 pour tenter de mettre fin au système des protections étrangères – recherchées plus particulièrement par les sujets juifs pour fuir l'arbitraire des autorités locales – la Conférence de Madrid reconnaissait pour la première fois la nationalité marocaine des juifs marocains. La Conférence mettait fin, – en droit international du moins, pas encore dans le droit interne – à l'ancienne dualité entre "sujets maures" et "sujets israélites". Nouvellement octroyée, cette nationalité était même doublée du principe de l'allégeance perpétuelle, interdisant l'acquisition d'une autre nationalité.

Cette ambiguïté ne disparut pas avec l'instauration du protectorat français qui, bien que perpétuant sur le plan juridique la condition de dhimmi, en abolissait dans la pratique, sans déclarations fracassantes, les manifestations extérieures d'humiliation et de discrimination. Favorisés par leur esprit d'ouverture à la modernité et l'acquisition plus précoce de la langue française, grâce au développement du réseau des écoles de l'Alliance Israélite Universelle, les juifs profitent pleinement de la paix française et de l'essor économique qui en découle jusqu'aux répercussions tardives au milieu des années trente de la crise mondiale. Mais face à cette montée des périls, ils savaient pouvoir compter sur la protection des autorités, de la Résidence et du Makhzen. Si le traumatisme fut si gravement ressenti, c'est que pour la première fois de leur histoire depuis les Almohades, les exactions et la persécution viendront d'en haut et qu'ils seront confrontés non à une hostilité diffuse mais un antisémitisme d'Etat- celui de l'Etat Français. Plus qu'une désillusion et une déception, cela fut vécu comme une trahison.

La persecution anti-juive au Maroc sous le regime de vichy 1940-1943 Joseph Toledano

La persecution anti-juiveLa montée des périls

A peine entamé sous l'égide du protectorat français à partir de 1912, le processus de modernisation, d'émancipation et d'ouverture au monde du judaïsme marocain avait connu une première pause pendant les quatre années de la Première Guerre Mondiale. Après l'euphorie du développement accéléré et de la prospérité des années vingt, le Maroc ne pouvait plus être totalement à l'abri de la montée des périls dans l'Europe des années trente avec la crise économique et le déferlement de la propagande et des politiques antisémites.

Dès la prise de pouvoir d'Hitler en Allemagne, les nouvelles élites juives occidentalisées des grandes villes et, plus particulièrement, de la grande métropole économique Casablanca, avaient tenté de se mobiliser pour prendre part au mouvement de condamnation idéologique et de boycott économique de l'Allemagne nazie. Des réunions publiques sont organisées à Casablanca, Rabat, Fès et Meknès auxquelles sont conviées des personnalités libérales et les organisations françaises antifascistes. C'est ainsi que se tint le 28 mars 1933 au cinéma Le Régent de Casablanca une grande assemblée regroupant toutes les associations juives de la ville ainsi que des représentants de la Ligue des Droits de l'Homme, de la Ligue Internationale des Combattants pour la Paix, de la section Locale du Parti Socialiste SFIO qui adopta par acclamations la résolution suivante:

Les délégués des Associations israélites de Casablanca, réunis en assemblée plénière, en présence des autorités religieuses et communautaires de la ville, expriment leur indignation la plus vive contre les violences dont les Israélites d'Allemagne sont victimes en leur qualité de juifs:

Ils décident:

  • La cessation de toutes relations d'affaires avec l'Allemagne et le boycottage par tous les moyens des produits de fabrication allemande tant que subsistera le régime des violences antisémites.
  • La fermeture des magasins pendant une heure en signe de deuil.

Une semaine plus tard, la capitale se joignait au mouvement. Un tract fut diffusé dans les rues de Rabat appelant toute la population à se joindre au mouvement de protestation et au boycottage des produits allemands:

L'Allemagne duXXème siècle retourne aux temps barbares,

elle persécute maintenant ses juifs qui sont une minorité

sans défense.

Aux peuples civilisés!

Aux Français du Maroc !

Aux musulmans comme aux israélites, nous demandons:

N'achetez rien aux Allemands tant qu'Hitler et sa tourbe antisémite n'auront pas mis fin à leurs exactions.

Au meeting organisé sous la présidence du Grand Rabbin du Maroc, rabbi Raphaël Encaoua, le fondateur de la plus grande usine de pâtes du pays, Gaston Baruk, industriel juif d'origine italienne, annonça sous les applaudissements de l'assistance, qu'il venait d'annuler une commande en Allemagne d'un demi-million de francs. Malgré les réserves de la Résidence et l'opposition des rares hommes d'affaires musulmans, un Comité de boycottage sur le plan national était fondé à Casablanca présidé par le légendaire homme de toutes les causes juives, S.D. Lévy. Son Secrétaire Général, l'homme d'affaires originaire de Tanger, Joseph Raphaël Tolédano, dépêchait les consignes à travers le pays:

Vous avez certainement souffert en apprenant les actes de violence et de terreur que les hitlériens ont organisé contre nos frères d'Allemagne. Vous n'ignorez pas que des juifs du monde entier ainsi que toutes les démocraties, ont élevé des protestations véhémentes contre de pareils procédés et ont décidé en signe de défense de boycotter toutes les marchandises allemandes.

Le boycottage est la seule arme que le judaïsme peut employer. Elle a prouvé être d'une extrême efficacité. Aussi comptons-nous nous en servir sans relâche tant que les méthodes d'Hitler, barbares et inhumaines, n'auront pas cessé.

Les entreprises et les magasins sont encouragés à afficher sur leurs devantures des pancartes, qui seront fournis par notre Comité, proclamant: "Nous ne vendons pas de marchandises allemandes!", "Nous ne recevons pas de représentants ni de voyageurs de firmes allemandes!", "Si tu achètes allemand, tu prépares ta mort! Achète français, tu rendras plus forte la nation qui te protège et te défend !"

La persecution anti-juive au Maroc sous le regime de Vichy 1940-1943

La persecution anti-juive

Dans ce cadre, le Comité s'engageait à fournir aux intéressés les coordonnées de firmes d'autres pays fabriquant les mêmes produits. Sous la pression des représentants de l'Allemagne arguant qu'un tel boycott était contraire à l'Acte d'Algésiras garantissant la porte ouverte à tous les pays, la Résidence demande aux dirigeants juifs d'adopter un profil plus bas – également pour ne pas risquer d'indisposer les musulmans…

Jusque là les juifs prenaient soin de passer inaperçus et voici que maintenant ils apparaissent au grand jour comme une masse homogène consciente de sa force et de sa valeur… suscitant en retour l'antisémitisme de leurs voisins musulmans… L'organisation de ces meetings où les indigènes ont vu avec surprise les hommes du mellah mêlés aux Israélites plus évolués, associés intimement pour manifester leur solidarité avec les persécutés d'Allemagne, était d'une grande imprudence… (Rapport à Paris d'Urbain Blanc, Délégué à la Résidence).

Mais bien plus que d'éventuelles manifestations d'hostilité de la part des musulmans – plus d'ailleurs en rapport avec les événements de Palestine – c'est l'expérience de l'antisémitisme classique à l'européenne que les juifs du Maroc devaient affronter pour la première fois. Sans jamais atteindre ni même approcher de sa folle virulente version algérienne, l'antisémitisme des colons français du Maroc avait trouvé dans cette période trouble les conditions favorables pour distiller son venin, en particulier dans la presse et susciter des troubles de rue.

 Le quotidien La Dépêche de Fès, pourtant réputé modéré, écrivait le 20 juin 1933:

Un des principaux défauts qu'on leur reproche (aux juifs du Maroc) est d'être trop envahissants, d'oublier la situation dans laquelle ils se trouvaient à l'origine du protectorat et de faire étalage de leur richesse orgueilleuse. Au Maroc toutes les carrières leur sont ouvertes. Mais ils ne doivent pas occuper toute la place. Ils doivent songer que le Maroc est loin de leur appartenir. Leur premier devoir envers la France qui les a sauvés, est de ne pas gêner les Français qui sont venus au Maroc pour travailler et pour vivre. A quoi bon le cacher, lors des incidents de Rabat et de Casablanca, une partie de l'opinion n'était pas mécontente de voir les juifs indigènes molestés par les Arabes…

Avant de pouvoir le faire eux-mêmes – comme le suggérait l'éditorial de l'hebdomadaire d'extrême-droite, Le Soleil du Maroc du 8 juin 1933, prédisait, pour ne pas dire préconisait "une nouvelle Saint Barthélémy" pour "punir les juifs de leurs écarts" lors de la prochaine célébration de Yom Kippour, semant un vent de panique dans les mellahs:

Au temps du maréchal Lyautey, les divers éléments autochtones et immigrés constituant la population marocaine, vivaient en bonne harmonie dans une collaboration collective qui laissait à chacun sa place au soleil. Sévèrement vigilant sur tout ce qui risquait de compromettre cette harmonie, le maréchal, connaissant les juifs, ne leur permettait aucun écart hors de la route commune. Mais pour le malheur du Maroc, M. Steeg succéda à ce grand homme. M. Steeg et ses politiciens néfastes, uniquement guidés par leurs ambitions personnelles, leurs intérêts particuliers et inféodés à la finance internationale en majorité juive, accordèrent toute licence à leurs congénères… qui prétendent se hausser

au-dessus des musulmans marocains, les uns et les autres sujets du sultan et au même titre protégés de la France… Servant la vérité, conformément à la réalité des faits, j'ai montré le danger de la mainmise progressive par les juifs des professions libérales; sur les finances, le commerce, sur tous les domaines où ils tendent à nous supplanter… J'ai indiqué le caractère d'urgence des mesures à prendre pour contingenter les entrées des élèves juifs dans les lycées et les écoles supérieures, dans certaines professions libérales, quitte à orienter les masses vers des métiers dont jusqu'ici elles s'écartent, volontairement ou non…

Cette poussée d'antisémitisme devait connaître une nouvelle recrudescence avec le débordement d'enthousiasme et les espoirs soulevés dans la jeunesse juive marocaine par l'arrivée au pouvoir du Front Populaire. La judéité du chef du gouvernement Léon Blum et ses idées libérales en matière de colonialisme redoublèrent l'ardeur des antisémites et d'une partie grandissante de la colonie française locale indisposée par cette immixtion des nouvelles élites juives dans la vie publique qui ne les regarde pas comme l'écrivait le journal d'extrême-droite La Voix Française:

Le gouvernement devrait faire son devoir et ne pas permettre à de jeunes voyous du mellah.. qui ne sont pas sujets français, de se promener dans les rues et d'insulter le représentant de la nation protectrice.. Les Casablancais ont pu constater au cours des dernières semaines le grand nombre de jeunes Israélites, à la tenue d'ailleurs d'une bruyante impudence, qui participent aux différentes manifestations en vue du renvoi du Résident Général Peyrouton et de l'extension des grèves ou qui abordent cravate ou mouchoir rouge, vendant le Maroc Socialiste dans la rue. A Casablanca comme à Marrakech, il a épénible à la population de constater l'arrogance et la brutalité de ces vendeurs…

Ces vendeurs était souvent apostrophés par les passants français aux cris de "Mort aux juifs ! "La France aux Français!", "Blum au poteau!", "Boycottage d'Israël au Maroc!" A Meknès, bastion de l'antisémitisme colonial, un bataillon de la Légion défile aux cris de "Vive Hitler, mort aux juifs!" en août 1936 un tract était largement diffusé dans les médinas appelant les musulmans à se joindre à cette croisade:

Maintenant cette racaille affiliée aux partis du désordre, s'acharne sur M. Peyrouton, notre nouveau Résident dont ils demandent le départ à la juiverie de Paris… Il faut que les juifs se souviennent du tarbouche noir crasseux, des nonades en tire-bouchon, de la djellba et des babouches noires qu'on n'aurait jamais dû leur permettre de quitter. Il faut que le yahoudi redevienne le juif rampant et veule qu'ont connu vos pères et beaucoup d'entre vous. Dès qu'un juif relève la tête il faut la lui couper. Nous devons ensemble, même par la force, faire entrer les juifs dans leur mellah et les empêcher de se mêler aux partis politiques quels qu'ils soient. A vous frères musulmans de parler haut et de vous faire entendre par ceux de Paris. Nous serons à vos côtés!

De son côté la propagande allemande, par les ondes et les écrits, jouant sur la fibre nationaliste, bien que très peu suivie, dénonçait prioritairement la "collusion entre la Fance et les Juifs". Leur campagne présente la France du Front Populaire dirigée par Léon Blum comme une "nation enjuivée" comme le montre un de leurs tracts en arabe diffusé dans les médinas

 "Le Juif vous ronge comme la vermine ronge la brebis. La France le protège. Il est son agent. L'Allemagne enferme et pourchasse les Juifs et confisque leurs biens. Si vous n'étiez pas les esclaves de la France vous pourriez agir de même… " Adoptant les clichés de l'antisémitisme européen et les thèmes de la propagande allemande et italienne et se servant des événements du Moyen-Orient pour mobiliser leurs troupes, certains dirigeants nationalistes de la zone espagnole se laissèrent aller à des excès similaires dans leur presse. Le fondateur du pari de l'Union Nationale, Mekki Naciri appelle en juin 1938 ses compatriotes à "chasser la France du Maroc comme Hitler a chassé les Juifs d'Allemagne". Opposé comme lui à l'admission au Maroc de réfugiés d'Allemagne, son rival, le chef du Parti National des Réformes, Abdelhaq Torres, accusait la France de vouloir "assimiler à la race marocaine pure et libre un groupe ethnique français mêlé de sang juif odieux".

(hebdomadaire Dijfâa, 12 février 1938)

Mais malgré sa virulence, cette propagande européenne hostile et sa variante musulmane locale, restait le fait d'une minorité sans véritable prise aussi bien sur la colonie française que sur les masses musulmanes. La bienveillance du sultan sidi Mohammed Ben Youssef envers ses sujets juifs et l'harmonieuse collaboration qu'il établit avec le nouveau Résident nommé par le Front Populaire, Charles Noguès, garantirent au Maroc, dans les dernières années avant la guerre; une période d'apaisement et de réconciliation. Alors qu'en Europe, les juifs vivaient dans l'angoisse et la détresse, le Maroc faisait relativement figure d'un havre de paix comme le soulignait le représentant le judaïsme marocain à l'assemblée constitutive du Congrès Juif Mondial à Genève en août 1936, Jack Pinto:

Le judaïsme marocain est disposé à donner son concours en vue de la coordination des efforts des divers groupements juifs du monde dans un esprit de loyauté envers nos patries respectives. Je ne puis laisser cette occasion sans manifester devant l'opinion juive mondiale, ce que nous, juifs marocains, devons à Leurs Majestés les sultans du Maroc qui nous ont accueillis si hospitalièrement.. Nous contribuerons à renforcer l'œuvre de compréhension mutuelle entre Israël et les nations, entreprise par ce Congrès; aussi nos efforts tendront à maintenir et à développer les bonnes et sincères relations existant entre nous et les populations musulmanes du Maroc. Nous tenons également déclarer en cette circonstance solennelle, notre profond attachement au gouvernement de Sa Majesté le sultan et à la France, nation protectrice…

Mais c'est de cette nation protectrice dans laquelle le judaïsme marocain avait placé tous ses espoirs, que devait avec la défaite et l'occupation venir le malheur et la persécution.

La persecution anti-juive-Joseph Toledano-L'accueil des réfugiés d'Europe

La persecution anti-juiveLe choc de la défaite

Dès le déclenchement de la guerre, le sultan, comblant les attentes légitimes de la communauté juive, se place sans hésiter dans le camp de la civilisation contre la barbarie nazie, identifiant son destin avec celui de la France, même si son appel ne n'adressait nommément qu'à ses sujets musulmans:

Le croyant est celui qui reste toujours fidèle à ses engagements. C'est aujourd'hui que la France prend les armes pour défendre son sol, son honneur, sa dignité, son avenir et le nôtre, que nous devons être nous-mêmes, fidèles aux principes de l'honneur de notre race, de notre histoire, de notre religion… A partir de ce jour et jusqu'à ce que l'étendard de la France et des alliés soit couronné de gloire, nous lui devons un concours sans réserves, ni ne lui marchander aucune de nos ressources et ne reculer devant aucun sacrifice… Nous ne doutons pas que la victoire finale sera pour le droit et la vraie civilisation… Sans y avoir été appelée, la communauté juive voulait apporter plus que son soutien financier et des centaines de jeunes se portèrent volontaires pour la durée de la guerre pour combattre dans les rangs de l'armée française. Des centres de recrutement sont ouverts dans toutes les villes. Mais contrairement à leurs compatriotes musulmans, très nombreux, les volontaires juifs ne furent pas mobilisés – à leur immense déception.

Evidemment il est permis de regretter que notre concours n 'ait pas été accepté avec la spontanéité que nous avons mise à l'offrir. Mais il ne faut pas pour autant que notre fidélité soit affectée par cette réserve. (L'Avenir Illustré, mai 1940).

Cette déception se transforma en stupeur panique à l'annonce de la débâcle de l'armée française balayée par l'offensive-éclair de la Wermacht, momentanément atténuée par la détermination des autorités françaises locales à prendre la relève de la France défaite et à continuer le combat à partir de son empire. Dans un message radiodiffusé, le Résident Général proclamait le 17 juin:

J'ai reçu avec joie et fierté de tous les groupements du Maroc, ainsi que de tous les milieux français et indigènes, les témoignages de foi patriotique les plus émouvants. Unanimement ils expriment leur désir de défendre par les armes jusqu'au bout le sol de la France et celui de l'Afrique du Nord et de remplir leur devoir de solidarité envers les populations nord-africaines qui ont combattu à leurs côtés. Nos amis en France, surmontant toutes les difficultés, continuent à se battre avec un courage magnifique. Il n 'est pas question pour le moment de cesser le feu…

Trois jours plus tard, volte-face – il se rallie sans réserve au maréchal Pétain qui demande officiellement aux Allemands et aux Italiens, entrés en guerre une semaine plus tôt, d'ouvrir les négociations pour l'armistice. Signé le 22 juin, l'armistice garantissant l'intégrité territoriale de l'Empire français et éloignant le spectre de l'invasion du Maroc par l'armée allemande à travers l'Espagne – qui, conditionnant l'abandon de sa neutralité à l'unification du Maroc sous sa souveraineté – s'était déjà "servie" sans attendre, en occupant Tanger qui perd de ce fait, son statut international. Sans pour autant que l'Espagne, pourtant alliée idéologique du nazisme, songe à y introduire une législation anti-juive comme en témoigne dans son autobiographie "Mon passé marocain", Aïda Pinto- Tolédano:

Je n'oublie pas que nous avons vécu pendant la Seconde Guerre Mondiale sous un régime franquiste, neutre mais fasciste, au service des Allemands. Néanmoins, les Espagnols n'ont pas pour autant pratiqué les lois antisémites ni en Espagne ni à Tanger, et ce, malgré les fortes pressions nazies… Le sort nous avait épargnés. La France n'était plus notre idole: elle nous avait trahis…. Les régimes s'effondraient, les peuples se soulevaient, mais Tanger restait immuable, épargnée par le sort, éloignée des massacres du nazisme, un havre de paix, un véritable paradis terrestre. Nous n'avons souffert de rien. Au contraire des habitants du Maroc français, nous avons même eu le superflu, un afflux de produits arrivés de tous les coins du monde. Nous avons vécu, nous Juifs marocains tangérois, avec une insouciance honteuse devant toutes les horreurs de cette guerre qui vit six millions de Juifs exterminés…

Rapidement, la colonie française du Maroc se rallie avec un enthousiasme débordant au nouveau régime de Vichy dont elle devient le plus fanatique soutien. "Si la Révolution Nationale n 'avait pas été instaurée en France, il aurait fallu l'inventer pour de nombreux Français en Afrique du Nord". (Jacques Soustelle).

La persecution anti-juive-Joseph Toledano..L'accueil des réfugiés d'Europe

La persecution anti-juiveL'accueil des réfugiés d'Europe

Le malheur des juifs d'Europe Centrale ne tarde pas à frapper aux portes du Maroc. Début juillet, Nelly Cazès Benattar, la première femme avocate du Maroc, descendant d'une grande famille de notables de Tanger naturalisée française, reçut un message de détresse d'un des correspondants philatélistes viennois de son défunt époux, lui apprenant qu'il avait fui l'Europe et que son bateau se trouvait bloqué au port de Casablanca, les autorités ne permettant pas aux passagers de descendre à terre, qu'ils étaient consignés à bord comme des pestiférés et qu'ils mouraient de faim et de soif. Elle se précipite au Contrôleur Civil qui lui confirme les faits lui avouant qu'il ne savait que faire, n'ayant reçu aucune instruction et que rien n'avait été prévu pour accueillir un tel afflux de réfugiés, dont un grand nombre de nationalité belge, néerlandaise, allemande, autrichienne et française. Le Contrôleur débordé, accepte sa proposition de fondation d'un comité d'Assistance dont elle fixe le siège au local de l'association des Anciens Elèves des Ecoles de l'Alliance dont elle était présidente. En garantie, elle accepte d'engager sa responsabilité personnelle vis-à-vis de l'administration pour tous les problèmes qui pourraient surgir suite au débarquement des réfugies. En contrepartie, le Contrôleur civil promit, de son côté, l'aide financière provisoire de la Municipalité de Casablanca.

Une quarantaine de personnalités, dont S.D. Lévy, Jules Nataf, Zédé Schulman, Yahya Zagury et Célia Bengio, devaient se joindre au Comité d'assistance aux réfugiés étrangers. Des médecins dont Léon Benzaquen, futur ministre des Postes du Maroc indépendant, assurèrent bénévolement le suivi médical et l'hospitalisation pour les plus atteints.

Les réfugiés sont transférés au camp de transit d'Ain Chock, centre habituel d'épouillage des clochards. Elle obtint de les loger dans les locaux mis à sa disposition par la communauté de Casablanca et les autres institutions juives ainsi que chez des particuliers qui ouvrent leurs maisons, en particulier pour accueillir les enfants jusqu'à leur départ vers l'Espagne, Lisbonne, Londres ou Tanger pour ceux qui avaient des visas pour les Amériques. Dans ses mémoires "Chronique juive marocaine", Jacques Harboun de Marrakech rapporte:

Les rumeurs de guerre se faisaient plus insistantes. On ne parlait plus que de cela, d'autant plus que des réfugiés, très rares, échappés d'Allemagne, d'Autriche ou d'ailleurs, arrivaient jusqu'à nous. Ils étaient hébergés dans des familles en attendant qu'ils puissent trouver du travail. Nous reçûmes chez nous un de ces malheureux. Il parlait français avec un fort accent et jouait aux échecs. Il s'amusait à jouer avec moi. Il me battait bien sûr aisément chaque fois… Il contait à mes parents et à leurs amis l'effroyable condition des juifs sous la férule allemande.

Il le fit même en public, un samedi à la synagogue. De vieilles gens pleuraient.

La persecution anti-juive-JosephToledano

La persecution anti-juiveLe premier statut des Juifs

La défaite est vécue par le nouveau régime installé à Vichy comme une opportunité divine pour réaliser sous couvert de l'occupation allemande, la Révolution Nationale sur le modèle des dictatures fascistes et national-socialiste. Avec son inévitable cortège d'idéologie et de mesures antisémites adaptées à la sauce française – comme le proclamait dès juillet 1940, le nouveau ministre des Affaires Etrangères, Paul Baudoin:

La révolution totale dans laquelle s'est engagé le pays était en gestation depuis une vingtaine d'années. L'évolution actuelle s'est faite en toute liberté et non pour complaire au vainqueur. Nous adopterons une solution française conforme à notre caractère, à nos besoins, dans la meilleure ligne de nos traditions… Le monde d'avant 1940 a été définitivement enterré…

Pour propager et veiller à l'application des idéaux de la Révolution Nationale, des dizaines de milliers de militants sont enrôlés dans le corps de la Légion des Combattants fiançais – dont les juifs sont naturellement exclus – en France et dans les trois pays de l'Afrique du Nord.

Rapidement, est élaboré le Statut des Juifs, adopté par le gouvernement Laval le 3 octobre 1940 et publié au Journal Officiel le 18 octobre. Sans aller aussi loin que son modèle îles lois de Nuremberg, le statut adopte la définition raciale et non religieuse de l'appartenance au peuple juif "celui ayant trois grands-parents de race juive ou deux grands- parents de la même race si son conjoint lui-même est juif. Il poursuit le même objectif: mettre fin à la domination de la pieuvre de la ploutocratie juive internationale en éliminant progressivement les juifs de la vie nationale et en les mettant au ban de la société française. Le statut écarte les juifs de la fonction publique, des mandats électifs et de toutes les professions susceptibles d'influencer l'opinion: de l'enseignement à l'information, en passant par les arts, le cinéma, la radio et la presse. Le statut fut immédiatement et automatiquement étendu à l'Algérie – avec en supplément local l'abrogation du décret Crémieux de 1870 octroyant en bloc la nationalité française aux juifs algériens – et aux juifs français résidant dans les protectorats de Tunisie et du Maroc. La décision de d'étendre également le nouveau statut aux juifs de ces deux pays ne pouvait être aussi automatique en raison de la survivance théorique de leur autonomie judiciaire.

Pour les juifs du Maroc, sujets personnels du sultan ne relevant pas directement de la juridiction française, Vichy demanda au Résident à Rabat de préparer le terrain, en adaptant, si nécessaire, les mesures aux conditions locales, pour obtenir le plus rapidement possible l'aval du sultan, seul habilité en fin de compte à donner vigueur aux dahirs, préparés et rédigés en fait à la Résidence. Dans la colonie française du Maroc l'antisémitisme larvé qui croupissait dans certains milieux, trouva là l'occasion de refaire surface et de s'épanouir au grand jour comme en témoigne un haut fonctionnaire de la Résidence, le Délégué à l'Instruction Publique, Roger Thibault:

Je fus surpris par l'attitude de la plupart des hauts fonctionnaires qui au temps où Léon Blum était Président du Conseil, affirmaient des opinions pro-sémites exagérées et qui, maintenant, ne savaient qu'inventer pour appliquer au Maroc un statut des Juifs encore plus sévère qu'en France…

(Les Cahiers de l'Alliance Israelite Universelle)

Malgré ces pressions, le Résident soucieux d'éviter les effets pervers de mesures antijuives trop sévères pour la stabilité sociale et l'équilibre fragile de la vie économique du pays, voulait, au contraire, comme devait l'affirmer son avocat lors de son second procès, "amortir ou éluder ces lois d'exception non seulement parce que Noguès les trouvaient injustes, mais parce qu'elles étaient, au Maroc, suprêmement imprudentes ".

S'il n'est pas interdit en l'occurrence de douter des considérations de morale de Noguès, l'opposition éthique du sultan à la prise de mesures spécifiques contre ses sujets juifs n'était pas un secret. Mais la faiblesse de son pouvoir effectif, surtout en ces circonstances, était trop évidente. Il ne pouvait être question pour lui de s'y opposer de front, et de concert avec les services de la Résidence, ses représentants veillèrent au cours des semaines de négociations à alléger au maximum la portée pratique de ces mesures, avant que le sultan ne finisse par donner son aval et apposer son sceau sur le dahir du 29 Ramadan 1359, publié au Journal Officiel du Protectorat le 31 octobre 1940, portant application au Maroc du Statut des Juifs.

Premier amendement, sans portée pratique, mais essentiel pour le Commandeur des Croyants qu'était le sultan, la définition religieuse et non raciale du juif. Est juif celui qui professe la religion juive. Ainsi un juif converti à l'islam ne peut plus être considéré comme juif avec ou sans mention de l'appartenance ethnique ses ascendants. En conséquence, la conversion était le moyen théorique d'échapper à la condition juive, mais nul ne songera à cette extrémité uniquement pour échapper à l'application du Statut comme en avertissait ses étudiants, futurs Contrôleurs civils du Centre de Hautes Etudes d'Administration Coloniale, le professeur Dutheil:

Autre intervention du Makhzen central sur un plan différent – la question de savoir si les juifs, pour échapper au nouveau Statut, ne pourraient s'y soustraire en se convertissant à l'islam.

Avant même que le Statut ne fut élaboré, la question avait été soumise au sultan. Dès l'abord, ce dernier en contesta le principe, exposant d'une part, que l'attestation du cadi était nécessaire à la validité des conversions et d'autre part surtout, que lui, sultan, ne pouvait assumer la responsabilité en sa qualité de chef religieux, de l'application d'une législation qui pouvait être considérée comme de nature à entraver les conversions. L'argument est peut-être spécieux, il n'en est pas moins sympathique. D'ailleurs les conversions à l'islam sont rares chez les juifs. Il illustre cependant clairement l'affirmation qu'il n'y a pas d'antisémitisme chez les Marocains, ni, d'après notre exemple, chez le premier des Marocain.

La persecution antijuive au Maroc sous le regime de Vichy-1940-1943

La persecution anti-juive

 Pour tenir compte de cette réserve, le dahir adoptait une double définition du juif, une pour les autochtones et une autre pour les étrangers

Article I— sera considéré comme juif conformément à ce dahir:

Tout juif natif du Maroc .

Toute personne non native du Maroc descendant de trois grands-parents juifs ou de deux grands-parents de la même race si son conjoint est lui-même juif

Plus significatives et plus lourdes de conséquences, deux mesures essentielles:

־ Le maintien en place des institutions religieuses juives – tribunaux, talmud torah et yéchivot – et de l'organisation communautaire – les Comités des Communautés.

– La préservation du vaste réseau scolaire des écoles primaires de l'Alliance Israélite Universelle, accueillant presque exclusivement les élèves juifs, subventionné à 80% de son budget par le Service de l'Instruction Publique de la Résidence, autorisé le cas échéant à recruter les instituteurs et professeurs exclus du service public de l'enseignement. L'énorme majorité des élèves juifs étant scolarisés dans ce cadre, cela signifiait dans la pratique le maintien du statu quo sans presque aucun changement dans le domaine de l'éducation. Il fut loin d'en être de même dans les domaines politique et économique. Le dahir, reprenant presque à la lettre les dispositions draconiennes de la loi française, adaptées au contexte local, introduisit un certain nombre d'interdictions et d'incapacités de droit privé et public visant à exclure pratiquement les juifs de toute participation à la vie publique.

I 'article 3 stipulait.

  1. 'accès aux fonctions publiques et mandats énumérés ci dessus est interdit aux juifs:
  2. a) Membres de toute juridiction d'ordre professionnel et de toutes les assemblées représentatives issues de l'élection.
  3. b) Directeurs, directeurs-adjoints, sous-directeurs et chefs de services municipaux et adjoints. Agents de tout grade dépendant de la Direction Générale des affaires Politiques, agents de tout grade attachés aux secrétariats de greffe et secrétariats de parquets et interprètes de la justice française, agents du notariat français; commissaires du gouvernement et agents de tout grade de la juridiction chérifienne, à l'exception des juridictions rabbiniques; agents de tout grade attachés à tous les services de police,
  4. c) Membres du corps enseignant, à l'exception de ceux qui professent dans les établissements exclusivement réservés aux juifs.
  5. d) Administrateurs, directeurs, secrétaires généraux dans les entreprises bénéficiant de concessions ou d'une subvention accordée par une collectivité publique; postes à la nomination du gouvernement pour les entreprises d'intérêt général,
  6. e) Les juifs ne peuvent exercer soit la profession de défenseurs agréés près des juridictions du Makhzen, soit être inscrits sur les tableaux d'experts judiciaires ou d'interprètes judiciaires assermentés, à l'exception de ceux chargés de la traduction en langue hébraïque.

Les rares dispenses accordées en France à titre militaire, anciens combattants, titulaires de la Croix de Guerre ou du Mérite militaire Chérifien, n'avaient au Maroc aucune portée pratique, les juifs n'ayant jamais été autorisés et encore moins invités à servir dans l'armée pour s'y illustrer.

Pour les interdictions de droit privé, l'article 5 stipulait une clause qui n'eut pas immédiatement de suites:

L'accès et l'exercice des professions libérales et des professions libres sont permis aux juifs, à moins que des arrêtés viziriels aient fixé pour eux une proportion déterminée. Dans ce cas, les dits arrêtés détermineront les conditions dans aurait lieu l'élimination des juifs en surnombre.

L'article 6 enfin, calquant mécaniquement sur la France par excès de précaution, sans tenir compte du contexte local, énumère toute la série de professions destinée à éloigner les juifs marocains de tous les moyens de communication susceptibles, à un quelconque degré d'avoir une influence sur l'opinion publique – où ils étaient en fait peu représentés:

Les juifs ne peuvent, sans conditions ni réserves, exercer l'une quelconque des professions suivantes: directeurs, gérants, rédacteurs de journaux, revues, agences, périodiques à l'exception des publications de caractère strictement scientifique; directeurs, administrateurs, gérants d'entreprise ayant pour objet la fabrication, l'impression, la distribution, la présentations de films cinématographiques; metteurs en scène, directeurs de prises de vue, compositeurs de scénarios, directeurs, administrateurs, gérants de salles de théâtre ou de cinématographie, entrepreneurs de spectacles, directeurs, administrateurs, gérants de toute entreprise se rapportant à la radiodiffusion.

Des arrêtés viziriels fixeront pour chaque catégorie les conditions dans lesquelles les autorités publiques pourront s'assurer du respect par les intéressés des interdictions énumérées au présent article.

La réaction juive fut, après l'incrédulité et le sentiment de trahison de la part du pays des Droits de l'Homme, la panique puis la résignation dans l'espoir que ce n'était qu'une épreuve passagère. Le bulletin des Renseignements Généraux de la Résidence en rendait compte ainsi le 15 novembre 1940:

Le dahir du 31 octobre 1940 codifiant le Statut des Juifs au Maroc, est dès sa parution immédiatement connu et commenté dans les mellahs. L'interdiction de remplir certains emplois et de tenir certaines places est péniblement ressentie. Elle apporte une nouvelle désillusion aux israélites qui espéraient qu'au Maroc aucune différence ne serait faite entre musulmans et juifs autochtones. Elle ajoute encore au découragement et à l'impression d'isolement ressentie par la masse.

En contre partie les musulmans et beaucoup de Français y voient la possibilité de trouver des emplois et manifestent ouvertement leur satisfaction de cette législation. La réaction juive s'exprime sur le mode mineur. A peu près partout les israélites reprennent l'attitude effacée et modeste qu'ils avaient autrefois. En toutes circonstances il faut constater leur résignation.

Un peu partout les commerçants et les fonctionnaires importants cherchent des refuges. Les uns tenteraient d'acheter des propriétés rurales, mais ils craignent l'hostilité du fellah musulman. D'autres pensent à l'émigration, en Argentine en particulier, mais le manque de moyens de communication ne simplifie pas les choses.

La persecution anti-juive au Maroc sous le regime de vichy 1940-1943 Joseph Toledano

Une application ambiguë

Si dans la vie quotidienne – mises à part la détérioration de la situation économique et les difficultés de ravitaillement communes à toutes les couches de la population – l'application de ce Statut eut à ce premier stade relativement peu de conséquences pratiques pour la majorité de la population juive, c'est que l'essentiel de ses mesures visait prioritairement les élites occidentalisées encore fort réduites, touchant peu la masse traditionnaliste encore peu impliquée dans le processus de modernisation. Il ne fait pas de doute que le souci de la Résidence de ne pas désorganiser la vie économique du pays et les efforts du sultan et du Makhzen pour en atténuer les conséquences, y contribua grandement.

En bon observateur, le professeur Dutheil, dans le même cours aux futurs Contrôleurs Civils notait:

… Entre temps les juifs ont adressé au sultan des messages de fidélité renouvelée auxquels on a dû joindre quelques  précieux cadeaux, et la vie continue mon Dieu, à peu près comme avant..

Je suis intimement persuadé d'ailleurs que le sultan et le Makhzen central ont regretté la rigueur des décisions prises et cherchent par divers moyens à en atténuer les conséquences..

Raisonnons maintenant de façon parfaitement égoïste: est-ce de notre intérêt de briser systématiquement la communauté Israélite? Déjà l'application des textes; pourtant si opportunément tempérée, apporte une gêne sérieuse à la marche de la vie courante de la cité… Le juif marocain n'ira pas grossir les rangs des colons de Palestine, car il n'y aura pas tant que nous y serons, de persécutions au Maroc. Ils n 'y tiennent pas, les musulmans ne le souhaitent pas et le sultan tient à conserver cette minorité d'utiles sujets..

Le gouvernement du Protectorat, ainsi que le Makhzen, ont fait preuve de sagesse dans la recherche de solutions à apporter au problème juif marocain, l'un et l'autre ont su les rigueurs d'une loi imposée aux nécessités de l'heure, aux contingences locales, et personnelles. L'un consultant l'autre, et en plein accord ils ont su trouver la formule.

 Toutefois pour complaire à Vichy qui l'avait maintenu à son poste, malgré le péché originel de sa nomination par le Front Populaire, passant outre aux protestations et aux pressions des milieux extrémistes, le général Noguès devait parfois faire de l'excès de zèle dans les domaines relevant de sa seule compétence. En particulier dans le domaine de l'épuration de l'administration résidentielle et l'application la plus stricte du Statut aux juifs non- marocains ne relevant pas du sultan. C'est ainsi qu'au 1er janvier 1941,435 fonctionnaires juifs avaient été licenciés sans indemnités, alors qu'ils n'exerçaient par ailleurs que des postes subalternes, 142 au Service des Postes, 81 dans le service de l'Education, 59 dans les Transports.

Lors du second procès du Résident en 1956 (après son retour d'exil au Portugal), le Procureur fut formel sur ce point, même si dans d'autres domaines où il n'avait pas de compétence exclusive, il estima que son comportement avait été ambigu:

Si le général fut réservé sur l'application des mesures d'épuration contre les israélites et les francs-maçons, il présida par contre à la formation de groupes politiques ou paramilitaires et à la propagande contre les Alliés. Il fut presque toujours ondoyant et divers, multipliant par exemple les faveurs aux commerçants israélites et à un certain nombre d'israélites, réservant sa rigueur aux fonctionnaires israélites, ce qui ne veut pas dire qu'il ne comprenait pas l'intérêt qu'il y avait de même à leur égard des discriminations- à condition qu'elles fussent discrètes et invisibles de Vichy à l'œil nu. C'est pourquoi l'épuration ne fut pas un mythe au Maroc: Près de 500 israélites furent exclus de l'administration et plus de 200 autres connurent à divers titres, le même sort. Il faut bien offrir les victimes en holocauste au Moloch qui sévissait à Vichy et qui montait bonne garde autour des nouveaux principes posés par la Révolution Nationale

Quant aux milliers de réfugiés d'Europe, demeurés provisoirement sur place faute de visas pour des pays d'accueil et incapables de subvenir financièrement à leurs besoins, ils furent internés dans un ancien camp militaire désaffecté, ne disposant d'aucune commodité, de Sidi el Ayachi au sud de Casablanca. Les autres, disposant de ressources jugées suffisantes, furent assignés à résidence surveillée à Marrakech, Safi et Mogador où ils reçurent le soutien moral et matériel des communautés juives locales. Les ressources du Comité bénévole épuisées, Maitre Benattar fit appel au bureau européen de Lisbonne de l'American Joint Distribution Commitee, qui par ses transferts lui permet de continuer de poursuivre son œuvre, sans obstacle financier majeur, grâce au soutien discret de certains cercles la Résidence, mais en butte à l'hostilité de plus en plus manifeste de nombre de hauts fonctionnaires de l'administration, partisans dévoués de la politique antisémite de Vichy qui trouvent bon de réquisitionner les bureaux de l'Alliance de la rue Lacépède. Malgré la dissolution officielle du Comité d'Assistance aux réfugiés étrangers, Hélène Benattar continua à leur apporter efficacement son aide, en bénéficiant de complicités dans les rangs subalternes de l'administration coloniale et le soutien de la Joint dont elle devient le délégué pour l'Afrique du Nord.

Pour les éléments jugés suspects ou hostiles – juifs et non-juifs – une douzaine de camps de travail, véritables bagnes, sont créés dans des zones excentriques comme Bou Dnib dans l'est et au Sahara.

Les juifs marocains naturalisés anglais sont placés sous résidence surveillé en dehors de Casablanca ou interdits de séjour dans les villes du littoral.

La consolation était que malgré l'institutionnalisation de l'antisémitisme, la sécurité des personnes était strictement préservée. On pouvait en effet redouter qu'encouragés par l'antisémitisme officiel, les si nombreux militants de La Légion Française des Combattants et ses sbires du Service d'Ordre Légionnaire, le SOL, ne se livrent à des pogromes et ne provoquent des incidents de rue. C'était bien souvent leurs plans et ils s'efforçaient de mobiliser à leurs côtés dans ce but leurs soudains "frères" musulmans, auxquels ils faisaient miroiter que l'heure était propice de "régler leur compte aux juifs". Au cours de l'hiver 1940, il y eut bien quelques incidents à Fès et à Marrakech.

Redoutant qu'en cette période troublée tout désordre puisse donner aux nationalistes l'occasion de manifestations, les autorités du protectorat étouffèrent dans l'œuf les risques de débordement de l'extrême-droite. Dans l'idéologie de la Révolution Nationale, l'antisémitisme était affaire d'Etat et non "d'épiderme", de passion populaire. C'est ainsi que de remuants militants du Parti Populaire Français ayant détruit les devantures de magasins juifs à Casablanca dans la nuit du 12 septembre, le Résident prit des mesures énergiques dont il informa ainsi Vichy:

La nuit dernière, quelques jeunes gens ont cassé avec des galets portant l'inscription P.P.F. les devantures de cinq magasins juifs de Casablanca, fermés d'ailleurs depuis peu par l'autorité administrative qui avait ainsi sanctionné des hausses de prix illicites sur certaines de leurs marchandises. Ils ont par ailleurs apposé des papillons avec les mots "vive Pétain" "vive Doriot". Je n'ai pas besoin de souligner le danger de faits qui apparaissent comme de véritables provocations, et dont la répétition risquerait d'entraîner des désordres graves. J'ai en tout cas dès ce matin, prescrit au Chef de la Région de convoquer le chef du P.P.F. et de signifier à ce dernier qu'au cas où de nouvelles manifestations de cette nature viendraient à se produire, je le tiendrai pour personnellement responsable de l'atteinte portée aux intérêts les plus évidents du protectorat.

Quelques jours plus tard, un incident plus grave survint à Fès, des tirailleurs sénégalais et des légionnaires en état d'ivresse, provoquant une bagarre au mellah comme le rapportait le Contrôleur Civil:

Un sous-officier de la Légion détaché à l'infirmerie de la garnison de Fès et quelques tirailleurs et légionnaires pris de boisson, on provoqué le 20 septembre, vers 20h30, une bagarre dans le quartier juif de la ville. Un Israélite a été tué et six autres blessés. L'incident auquel 'l'intervention de la police et des patrouilles réglementaires a mis très rapidement fin, n'a eu aucune répercussion sur la population musulmane. Les coupables ont été arrêtés sur les lieux de l'incident. L'affaire se limite à un acte d'indiscipline de quelques militaires appartenant à des corps différents. Je fais cependant pousser l'enquête pour vérifier s'il n'y a pas eu préméditation, et si le sous-officier responsable aurait ou non des rapports avec certains éléments français qui se sont signalés tout dernièrement par des manifestations antisémites.

En février 1941, à Meknès bastion de l'antisémitisme européen, des commerçants français affichèrent sur leurs magasins la francisque gallique – la hache à deux fers, emblème du régime de Vichy – pour se distinguer des commerces juifs à boycotter. Sur ordre de la Résidence, le Chef des Services Municipaux leur ordonna de les faire disparaître sans tarder.

Mais si la sécurité physique était préservée, sur le plan psychologique l'angoisse restait permanente dans la crainte de mesures encore plus draconiennes qui n'allaient effectivement pas tarder.

La persecution anti-juive au Maroc sous le regime de Vichy-1940-1943-Joseph Toledano

Le second statut des Juifs

Jugé trop laxiste, trop mollement appliqué par les idéologues de la Révolution Nationale, critiqué par les Allemands de plus en plus exigeants, le Statut des Juifs fut remis sur le métier en France. Afin de donner la nouvelle impulsion jugée nécessaire à la politique antijuive, le gouvernement de Vichy décidait en mars 1941 la création du Commissariat Général aux Affaires Juives lui fixant pour objectif la centralisation, coordination et la dynamisation de la lutte contre l'influence juive" dans tous les domaines: politique, social, intellectuel, culturel et surtout économique. Sa direction fut confiée à un antisémite notoire de longue date, l'ancien député d'extrême-droite Xavier Vallat. Estimant par nature les juifs inassimilables à la communauté française, il se voulait selon ses propres termes "le chirurgien" qui allait débarrasser une fois pour toutes la société française de sa "tumeur cancéreuse juive", sans relation avec les exigences de l'occupant. La meilleure preuve, il se fixait pour priorité d'étendre cette épuration à tout l'Empire français, en commençant par l'Afrique du Nord.

Ancien combattant de la Grande Guerre, il en avait en effet conservé un fort sentiment germanophobe. Pour lui, la lutte contre les juifs était une contribution éminente au redressement national qui devait permettre un jour à la France de prendre sa revanche sur l'Allemagne. Aussi est-ce avec un enthousiasme et un zèle inépuisables qu'il devait inciter les ministères en métropole et l'administration coloniale en Afrique du Nord à appliquer avec toute la vigueur requise la législation anti-juive. S'il accusait d'un certain "laxisme" le Résident Noguès, son Commissariat levait parfois pris être pris en défaut par l'excès de zèle de ce dernier allant au-devant des autorités de Vichy. Dans une lettre datée du 23 mai 1941 il demanda leur arbitrage dans son différend avec le Commissariat aux Affaires Juives ־ pas assez vigilant à ses yeux !

La législation chérifienne relative à l'exercice des professions libérales s'est inspiré du Statut français qui dans son article 4 fait préciser que des règlements d'administration publique fixeront le nombre de juifs autorisés à exercer ces professions. Dans ces conditions, en attendant que la métropole ait promulgué ces textes, et en raison de la proportion élevée de praticiens Israélites installés au Maroc, j'ai décidé de surseoir à toutes autorisations nouvelles, à quelque titre que ce soit, en faveur de personnes de race juive désireuses d'exercer la profession de médecin ou de pharmacien. M. Lévy, qui avait entre temps saisi de son cas le Commissaire aux Affaires Juives, a reçu copie de l'avis donné par ce département au Garde des Sceaux. Aux termes de ce document, qui ne m'a pas été communiqué, et sur lequel je n 'aipas été consulté, M. Xavier Vallat émet une opinion contraire à celle de la Résidence. Dans cette optique, les insuffisances, contradictions et lacunes du statut des Juifs imposaient la rédaction d'un texte plus cohérent et plus complet. Ce fut la loi du 3 juin 1941 amendant le Statut des Juifs.

Son article premier paillait la carence du texte précédent en ajoutant le critère de l'appartenance religieuse à la définition du juif. L'épuration de la fonction publique ayant déjà été largement opérée, le texte se contentait d'y ajouter des fonctions qui avaient été omises. L'essentiel était la mise à l'écart des juifs de la vie économique par une épuration massive des professions libérales, du commerce, de l'artisanat, de l'industrie et l'aryanisation progressive, par confiscation des biens juifs.

Le numerus clausus prévu dans le premier texte, mais non encore universellement appliqué, est généralisé dans les professions libérales – barreau, médecine, pharmacie – et l'enseignement supérieur, les universités et les grandes écoles. Dans cette optique est décidé le recensement complet des juifs et de leurs biens également dans la zone libre de la France métropolitaine déjà en vigueur dans la zone occupée. Plus qu'un amendement, c'était un tournant vers la persécution systématique, la spoliation, l'alignement sur les exigences des Allemands. Les élites juives du Maroc au fait de l'évolution en métropole, le comprirent parfaitement et suivaient avec angoisse cette évolution. A l'inquiétude lancinante succéda la panique quand on apprit l'extension immédiate de ces mesures aux juifs d'Algérie. Et même avec encore plus de rigueur et de cruauté, puisque excluant totalement les élèves juifs de l'enseignement public primaire et secondaire – mesure sans précédent même en France occupée – contraignant le judaïsme algérien à improviser à la hâte, avec les moyens du bord, son propre réseau scolaire alternatif. Xavier Vallat, impatient d'étendre sans tarder le nouveau Statut également à la Tunisie et au Maroc, demandait aux Résidents d'entamer les négociations avec les autorités locales, théoriquement juridiquement autonomes, des deux protectorats, pour également amender en ce sens leur législation. Face à l'extrême rigueur des mesures envisagées, les négociations cette fois prirent beaucoup plus de temps que pour le premier Statut. Les Juifs s'étaient attendus à voir le Makhzen s'opposer, en dépit de la faiblesse de sa marge de manœuvre et du précédent" que représentait un dahir de portée aussi désastreuse pour sa légitimité que celui du 16 mai 1930 (le dahir berbère), à l'introduction dès le début des lois raciales. Mais comme il s'était incliné et avait scellé le dahir du 30 octobre 1940, ils tentèrent de le persuader de ne pas avaliser le texte sur la base de la loi française du 3 juin 1941. Ceux-ci, indique un rapport des Renseignements Militaires, que S.M. Chérifienne enfreindrait la loi coranique si elle entérinait des mesures contraires à la lettre et à l'esprit du Coran: les chrétiens et les Juifs peuvent, disent-ils, vivre en territoire musulman et s'y adonner à toutes les professions non canoniques sous condition de payer l'impôt et de respecter la religion musulmane. Les supplications qui montaient vers le sultan, les implorations dont il était l'objet au palais même, de la part de délégations venant faire appel en termes pathétiques à sa protection, ainsi que les interventions des pachas et des hauts personnages du Makhzen en faveur de leurs amis israélites, placèrent Sidi Mohammed Ben Youssef dans une situation particulièrement délicate.

(Mohammed Kenbib "Juifs et musulmans au Maroc")

La persecution anti-juive au Maroc sous le regime de vichy-Joseph Toledano

1940-1943

Joseph Toledano

Cet espoir avait sur quoi se baser. Le sultan, encouragé discrètement par les Américains qui ravitaillaient le pays, n'était plus en si grande position de faiblesse qu'en 1940, la France ayant maintenant besoin du Maroc autant sinon plus que l'inverse.

A plusieurs reprises deja, le souverain avait manifeste so mecontentement et son opposition aux mesures contre ses sujets juifs egaux, a ses yeux, avec ses sujets musulmans, au point d'inquieter les autorites de Vichy comme le rapportait une depeche du representant de l'agence Francaise d'Information et de Presse, Roger Touraine, intitulee "dissidence" et datee du 24 mai 1941:

Nous apprenons de source sure que les rapports entre le sultan du Maroc et les autorites francaises se sont sensiblement tendues depuis le jour ou la Residence appliqua le decret sur les mesures contre les juifs, en depit de I'opposition formelle du sultan.

Le sultan s'etant refuse a faire la difference entre ses sujets, tous, disait-il, "loyaux". Vexe de voir son autorite bafouee par les autorites francaises, il decide de montrer publiquement qu'il desavouait les mesures contre les juifs. II attend la fete du Trone pour le faire. A1'occasion de cette fete, le sultan a l'habitude d'offrir un grand banquet auquel assistent les officiels francais et les personnalites eminentes du monde indigene. Pour la premiere fois, le sultan invita au banquet les representants de la communaute israelite, qu'il placa ostensiblement aux meilleures places, voisins immediats des officiels frangais. 

Le sultan avait tenu a presenter lui-meme les personnalites israelites presentes. Les officiels frangais ayant montre leur etonnement a la presence d'israelites a cette reunion, le sultan leur declara: "Je n'approuve nullement les nouvelles lois antisemites et je refuse de m'associer a une mesure que je desapprouve. Je tiens a vous informer que, comme par le passe, les israelites restent sous ma protection et je refuse qu'aucune distinction soit faite entre mes sujets". Cette sensationnelie declaration a ete vivement commentee dans toute la population frangaise et indigene.

Les echos de cette opposition etaient, malgre la censure, parvenus jusqu'en France metropolitaine. Cinq jours plus lard, le 29 mai 1941, le rapport des Services Generaux de Vichy en faisait etat dans une note confidentielle sur les reactions juives en France, face a l'aggravation de la politique anti-juive du gouvemement de l'Etat Francais:

Les milieux israelites de la zone libre constatent avec depit que le gouvernement francais est mene par les evenements et la situation economique a s’engager resolument dans la voie de la collaboration.

Les Juifs manifestent beaucoup de crainte en ce qui concerne le traitement futur et estiment a peu pres certaine une aggravation de leur sort. Selon eux, 1'unification du Statut des Juifs dans les deux zones est exigee par les autorites allemandes au titre de la collaboration.

Par ailleurs on pretend a Vichy, sur foi de source anglaise, que le sultan du Maroc s'est refuse a appliquer la legislation frangaise anti-juive sous pretexte qu'il ne voyait aucune difference entre ses sujets. On loue le bon sens du souverain et on declare ouvertement que le gouvernement frangais pourrait bien lui demander une legon de tolerance.

Malgre le desagrement et l'inquietude que pouvait causer l'attitude rebelle du sultan, le vrai pouvoir restait toujours a la Residence qui persistait dans sa politique de louvoiement dans l'application de la legislation anti-juive, dans la mesure ou elle n'allait pas trop a l'encontre des interets bien compris du protectorat. Ainsi, si pour ne pas laisser trainer dans les rues les enfants juifs, les Talmud Torah et les ecoles de 1'Alliance continuaient a fonctionner sans accrocs. Mais d'un autre cote, on signalait qu'a Mazagan l'atelier de menuiserie, destine a l'enseignement professionnel des eleves juifs, venait d'etre requisitionne en faveur d'une institution catholique pour y ouvrir un cours d'enseignement religieux. La subvention aux ecoles de l'Alliance continue a etre regulierement transferee et la Residence accorde meme, exceptionnellement, d'engager six nouveaux instituteurs, pourtant porteurs de passeports etrangers, de Syrie, Iran et Irak.

Le 10 juin 1941, le general Nogues informait l'amiral Darlan, Secretaire d'Etat aux Affaires Etrangeres, de la stricte application en matiere economique des clauses du Statut, notamment en ce qui touche les entreprises concessionnaires de services publics, semblant s'excuser de ne pas avoir fait plus, faute de plus de "candidats" a l'epuration:

L 'execution de ces instructions a ete verifiee effectivement par les administrations chargees des ces organismes et entreprises… Les comptes-rendus qui ont ete adresses au Secretariat General du protectorat font ressortir que pour l'ensemble des entreprises, une decision avait ete prise a l'encontre d'un Juif en qualite de directeur dans les societes d'electricite de Mazagan et Marrakech.

Trois jours plus tard, il eut l'occasion de faire mieux. Devant un de ses subordonnes qui lui faisait part de son embarras pour remplacer son personnel juif, il se prononca pour l'application la plus stricte des textes, ajoutant que cela lui paraissait dans ce cas concret d'autant plus necessaire qu'il s'agissait de " corps et de services de guerre… Des craintes sur lesquelles il etait inutile d'insister, en particulier du fait des tendances anglophiles de I'element israelite marocain…"

Si le Resident, dont les ultras continuaient a denoncer a Vichy la "tiedeur" pour les ideaux de la Revolution Nationale, en raison des origines juives de son epouse, appliquait avec tant de zele le premier Statut juge trop modere, qu'en sera-t-il quand le nouveau Statut adopte en France sera etendu au Maroc?

Peu confiants dans les intentions du Resident, se basant sur les manifestations de bienveillance venues du Palais, les juifs redecouvrent les vertus positives de la dhimma qu'ils ne cherchaient qu'a fuir depuis des decennies. Ce renouvellement des manifestations de bienveillance du sultan envers ses proteges juifs finissait par inquieter le Commissariat aux Affaires Juives qui se toumait vers les Affaires Etrangeres:

Par note du 29 mai 1941 de I'Inspection generate des Renseignements Generaux sur foi d'information de source anglaise, le sultan du Maroc se refusait d'appliquer les lois francaises anti-juives, sous pretexte qu'il ne voit aucune difference de loyalisme entre ses sujets. J'ai I'honneur de vous demander si ce renseignement est confirme par les Affaires Etrangeres.

Dans ce retour a son aile protectrice, les presidents des Comites des Communautes de Meknes, Fes, Rabat et Sale sollicitent, isolement, faute d'organe representatif central, les pachas et leurs amis notables locaux pour interceder en leur faveur, en recourant au ceremonial traditionnel, tombe en desuetude, d'imploration zuaga, incluant sacrifice rituel de taureaux face a leur residence. A Marrakech, les liens etroits des chefs de la communaute avec le tout puissant pacha n'avaient jamais cesse, comme l'expliquait le chef de la Region, le colonel de Hauteville:

Pendant la periode ou l'esprit de Vichy a inspire au Maroc un antisemitisme administratif qui dans d'autres villes devenait actif les juifs de Marrakech ont beneficie de la protection du pacha El Glaoui qui a su tres adroitement les defendre et leur epargner les consequences des lois raciales. La communaute de Marrakech a donc souffert au minimum, tant dans ses interets que dans son amour- propre pendant la periode s'etalant de l'armistice au debarquement americain.

La persecution anti-juive au Maroc sous le regime de vichy

1940-1943

Joseph Toledano

La persecution anti-juive au Maroc sous le regime de vichy-1940-1943-Joseph Tledano

Saisis de panique par les rumeurs qui circulaient, les president des Comites des quatre grandes communautes, Yaya Zagury pour Casabanca, Albert Amiel pour Rabat Bension Ohayon pour Sale et Joseph Berdugo pour Meknes, qui avaient obtenu des assurances du sultan, mais qui savaient le vrai pouvoir entre les mains du representant de la France, adresserent le 23 juillet un appel aussi naif que pathetique au general Nogues – comme si l'antisemitisme se meritait on non et qu'il s'agissait d'une affaire locale:

 

Monsieur le Resident General,

En tant que chefs des principals communautes israelites du Maroc franqais, qui compte 200.000 ames, nous nous permettons d'attirer respectueusement votre haute et bienveillante attention sur la profonde angoisse qui nous etreint a l'annonce de mesures dont sont menaces nos coreligionnaires, en application du nouveau Statut des Juifs.

Nous avons a peine besoin de vous dire que cette angoisse est partagee par tous les membres de nos communautes, qui imaginent facilement le bouleversement, dans l'ordre moral comme dans I'ordre materiel, que ces mesures envisagees, sont susceptibles d'entrainer a l'encontre des etres dont ils ont la charge. Ils comprennent que l'avenir, et peut-etre meme l'existence des ces communautes sont en jeu et ils ont le sentiment qu'ils sont loin cependant d'avoir merite de pareilles rigueurs.

Installes au Maroc depuis plusieurs siecles, les juifs y ont toujours constitue un element paisible, loyal et travailleur. Avant meme l'institution du protectorat, ils n'ont pas menage les marques d'attachement a la France, toujours grande meme dans le malheur.

Eloignées de l'exercice du pouvoir, indifférentes aux luttes politiques, nos communautés croient pouvoir proclamer qu'elles n'ont pas appelé, par leur conduite, aucune mesure d'élimination ou d'ostracisme. Elles n'ont d'autre aspiration, sous la protection de la France et de Sa Majesté le sultan, que de toujours apporter une dévouée collaboration au développement et à la prospérité du pays qui les a accueillies à une époque particulièrement sombre de leur histoire, au moment où certains de leurs frères, de la même race séfarade, trouvaient asile dans la France de Henri II La tradition musulmane s'est en effet toujours honorée de protéger les juifs et les souverains du Maroc n'y ont jamais failli.

Aussi la terrible perspective d'être presque totalement éliminés de la vie économique, intellectuelle et sociale d'un pays auquel ils sont séculairement attachés, frappe- t-elle nos coreligionnaires d'une émotion qui confine au désespoir et nous avons le devoir de nous en faire l'écho auprès de l'éminent représentant de la France, en le suppliant d'écarter l'irrémédiable catastrophe qui s'annonce.

Nous voulons espérer: Monsieur le Résident Général, que ces alarmes sont exagérées et que l'adoption du texte français au Maroc voudra bien ne pas perdre de vue les titres de nos communautés à un traitement humain et équitable.

Aux juifs marocains, nous nous permettons de le souligner, aucun reproche ne peut être fait de s'être immiscés dans l'administration ou la politique. Ils n'ont jamais eu d'autre préoccupation que d'être fidèles à leur foi, qui leur recommande par-dessus tout la loyauté et le dévouement envers le souverain et les autorités, de se consacrer à leur famille, d'aimer le travail et l'étude et de pratiquer la charité sans distinction de confessions.

C'est avec confiance, monsieur le Résident général, qu'en cette heure cruciale de leur histoire, nos laborieuses et paisibles communautés placent leur sort entre vos mains qui tiennent le pouvoir du Dieu unique. Devant un horizon aussi lourd de menaces, où dominent le désœuvrement et la misère, avec leur cortège inéluctable de déchéances progressives, nous avons l'obligation morale de vous adresser cet appel. La conscience française a toujours été le guide de l'humanité. Une fois de plus, elle se prononcera dans le sens de la justice divine et humaine.

Décidé, malgré tout, à étendre au Maroc la législation française comme on le pressait de Vichy, le Résident se servit de cet appel pour expliquer la nécessité de tenir compte des pesanteurs locales, se faisant fort, au prix de certains amendements, d'obtenir en fin de compte l'aval de son ami, le sultan, au nouveau Statut, malgré son opposition de principe, clairement manifestée à toute discrimination à l'encontre de ses sujets juifs:

Au Maroc les mesures seront prises pour rendre la loi française (immédiatement) applicable aux juifs de nationalité française.

Pour les juifs marocains, l'introduction du régime nouveau nécessite des adaptations dont l'étude est entreprise avec le Makhzen central. Le Résident général a chargé de ce soin une commission présidée par Son Excellence le Grand vizir et le ministre plénipotentiaire Délégué à la Résidence Générale. En effet, en vertu des prescriptions religieuses et de l'économie traditionnelle, les musulmans recourent à l'entremise des juifs pour tout le commerce d'argent, dès qu'intervient la notion d'intérêt. Des atteintes portées à cet équilibre séculaire des activités, risqueraient d'amener une perturbation considérable, par l'impossibilité où se retrouveraient les musulmans de remplir le rôle assumé jusqu'ici par les juifs. 

Enfin nous devons prendre garde de ne pas pousser involontairement les juifs du Maroc, d'Algérie et de Tunisie à nous tromper et à souhaiter la domination britannique, au risque de déclencher eux-mêmes un antisémitisme latent, prompt au réveil, et à susciter des troubles dangereux surtout en période d'armistice.

Cette "tiédeur", ces retards du Résident à entériner le nouveau Statut s'abritant derrière les réserves de son ami le sultan, suscitaient la colère et les dénonciations des plus fanatiques partisans de la Révolution Nationale, impatients de voir la concurrence économique juive éliminée au nom de leur idéal, comme en témoigne cette lettre adressée à Vichy par l'un d'eux, Ludovic Barthélémy le 29 juillet 1941:

La politique du général Noguès envers le sultan est habile. Il en a gonflé la popularité en le prodiguant devant les populations. Le sultan a eu la joie des acclamations qu'il peut prendre pour le véritable reflet de son peuple. De très importants cadeaux lui sont faits à chaque occasion par les juifs dont il est le protecteur.

El Glaoui qui aune grosse influence sur le sultan, s'est également attelé à cette tâche (de le rendre anglophile). Les rapports de ce seigneur avec les Anglais sont constants. Ils s'effectuent par l'intermédiaire de monsieur Ohnouna, juif protégé anglais, très écouté à la Résidence et vice- consul des Etats-Unis.

Pour les fellahs, la France est méprisable puisqu'elle n'est plus capable disent-ils, de faire rentrer dans leur mellah les juifs qui sont la cause de sa défaite.

Mais, après plus de deux mois de tractations entre la Résidence et le Grand Vizir, le nouveau Statut des Juifs était étendu au Maroc par le dahir du 8 Août 1941, paru au Journal Officiel le 11 août, à la grande consternation de l'opinion juive du monde libre qui voyait comment, malgré l'opposition du sultan, le Maroc avait fini par s'aligner sur la politique antisémite de la France, comme le publiait l'Agence Télégraphique Juive de Londres dans son communiqué du 13 août:

 

Les informations parvenant de Rabat indiquent que le gouvernement de Vichy avait eu des difficultés pour obtenir l'aval du sultan, devenu de plus en plus indépendant depuis la débâcle de la France. Le communiqué officiel affirme que la loi avait été adoptée après "examen fait en plein accord avec les autorités chérifiennes" et souligne que les amendements adoptés en faveur des 160.000 juifs marocains avaient tenu compte des contingences locales. Les lois relatives aux juifs étrangers seront celles du gouvernement de Vichy. Celles relatives aux juifs marocains permettent le libre exercice de l'artisanat et du commerce de détail.

Sur le modèle français, le nouveau texte élargissait considérablement les branches économiques interdites aux juifs, énumérait toute une série de professions réservées: banquiers, agents de change, intermédiaires dans les Bourses de valeurs et de commerce, agents publicitaires, agences immobilières ou de prêts de capitaux, exploitation de forêts, concessionnaires de jeux, éditeur, gérant, administrateur, rédacteur même à titre de correspondant local de journaux ou d'écrits périodiques à l'exception de publications à caractère strictement scientifique ou confessionnel, exploitant, directeur, gérant, administrateur de toute entreprise se rapportant à la radiodiffusion. Passant outre à la mise en garde du général sur le risque de désorganisation des circuits économiques traditionnels, l'article 5 du dahir stipulait l'interdiction, sous quelque forme que ce soit, pour les juifs marocains du prêt de capitaux "même s'ils n'en font pas leur profession habituelle".

 

La persecution anti-juive au Maroc sous le regime de vichy-1940-1943-Joseph Tledano

 

 

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