Pogrom de Fes-tritel-P.B.Fenton-L'indemnisation du pillage

Lyautey sécurisa le Maroc central et transféra la capitale de Fès à Rabat. Il obtint l'abdication de Mawlây al-Hâfid le 25 août en faveur de son frère Mawlây Yûsuf, choisi pour sa réserve, sa piété et – son manque de personnalité. Son élection fut avalisée par les oulémas. Le dernier sultan du vieux Maroc, escorté par Gouraud, devenu général, quitta Fès le 6 juin, en compagnie de M. Regnault, et partit en exil.

Le retour de la sécurité dans les environs de la ville permit aux colporteurs juifs de visiter les campagnes où ils gagnaient des moyens d'existence. En ville, les commerçants retournèrent à leurs magasins et les artisans à leurs ateliers et progressivement l'activité commerciale du mellâh renaquit. Mais les ressources restaient encore trop modestes pour racheter des meubles ou même des objets de première nécessité et longtemps durant, les maisons demeurèrent dégarnies.

Dans les mois qui suivirent, on procéda à la reconstruction du mellâh mais avec d'importantes modifications et améliorations. L'occasion fut saisie d'élargir le quartier juif pour permettre la circulation automobile dans les artères principales. Les maisons aussi se firent plus larges et dotées de balcons. Pour la première fois dans son histoire, le mellâh put installer un bain public, établissement que les autorités musulmanes avaient toujours interdit pour des raisons «religieuses». Cependant pour arriver à restaurer réellement la vie sociale et économique du quartier, les Juifs attendaient le paiement des indemnités qu'ils avaient sollicitées auprès du gouvernement du protectorat.

L'indemnisation du pillage

A la demande d'Elmaleh, les membres parisiens du comité central de l'AIU sollicitèrent une audience auprès du président de la République Raymond Poincaré (1860-1934) afin d'attirer l'attention sur le triste état des victimes juives du tritel de Fès et de lui demander d'ouvrir une investigation sur les responsabilités. Le 29 avril 1912, ils obtinrent la promesse qu'une aide sera promptement apportée à l'instar de celle qu'avaient reçue leurs coreligionnaires de Casablanca après les émeutes de 1907. Surplace à Fès, le général Lyautey, peu après avoir assumé ses fonctions de résident général, se rendit au mellâh pour constater les dommages causés par le pillage. Il assura le comité central de sa volonté de protéger les Juifs de la capitale et de leur faire justice.

A cette occasion A. Elmaleh souleva le problème de l'indemnisation des victimes de l'insurrection. Au mois de juin, Louis Mercier, le nouveau consul de France à Fès, invita la communauté à dresser la liste détaillée des pertes subies et à soumettre dans un délai de huit jours les demandes de réparations. Comme ces dernières devaient être adressées en français, Elmaleh fut pleinement impliqué dans la traduction et l'instruction des dossiers. Par ailleurs, le directeur d'école remporta une grande victoire civique. Au même titre que les habitants arabes de Fès, les Juifs, qui constituaient 10% de la population totale, payaient des impôts à la ville sur leur activité commerciale. Mais, par une de ces injustices coutumières propres au régime musulman, les recettes ne profitaient, de temps immémorial, qu'à la ville arabe. Or, grâce à ses démarches faites auprès des autorités françaises, Elmaleh obtint pour la première fois dans l'histoire que 10% du produit soit versé à la population juive.

Toutefois le processus de la réhabilitation du mellâh commença à se compliquer. Pour gérer les affaires du quartier juif une «commission municipale Israélite» ou mejlis fut constituée en septembre 1912 à la demande du Bureau Arabe pour succéder à la commission de secours. En 1913, M. Amram Elmaleh imprima à Tanger un rapport d’activité de cette commission avec une postface du consul britannique J. M. Macleod. Peut-être en raison d’un certain chauvinisme local, les habitants du mellâh se montrèrent insatisfaits du rôle de plus en plus prépondérant que s’était attribué A. Elmaleh, un non fassi, et de la façon dont avaient été élus les membres de cette instance, dont les juges rabbiniques, dirigeants communautaires traditionnels, avaient été exclus. En outre, on reprocha à M. Elmaleh, qui s’était rendu impopulaire par la rigueur dont il fit preuve lors de la distribution des vivres, de ne pas faire assez cas des revendications d’indemnisation. Malheureusement, les rapports entre le directeur de l’école et les membres de la commission se dégradèrent progressivement. Ces derniers allèrent jusqu’à protester auprès du général Lyautey et des consuls étrangers. Les Fassis décidèrent de s’organiser par­leurs propres moyens. Ils formèrent un nouveau comité de dix-huit membres ayant comme président justement le Rabbin Vidal Ha-Sarfati.

Commença alors un conflit de personnes, sinon de partis. Dans un échange de lettres, le Rabbin Ha-Sarfati exigea et obtint de l’AIU, le renvoi de M. Elmaleh qui ne fut remplacé qu’en octobre 1916. Dans l’intervalle, les revendications, les demandes d’indemnisation ne progressèrent guère. Quatre membres du nouveau comité, les rabbins Ha-Sarfati et Aben Danan, assistés de MM. Raphaël Azuelos et Juda Bensimhon se rendirent à Rabat pour rencontrer le général Lyautey puis, firent le voyage jusqu’à Paris pour faire entendre les revendications de la communauté. Ils résidèrent près de trois mois dans la capitale et grâce au concours de PA1U, furent reçus par différentes personnalités, entre autres, M. Stephen Pichon (1857-1933), ministre des Affaires étrangères.

En février 1914, une commission française présidée par le consul de France présenta ses conclusions en annonçant qu’une somme de 5 000 000 de francs sera allouée aux victimes. Cette somme fut contestée par la communauté juive et ce fut seulement en septembre 1916 que les victimes touchèrent enfin des indemnités prélevées sur l’emprunt d’Etat accordé au Maroc, en 1813 !

Quelle volonté, quelle foi a-t-il fallu aux Juifs de Fès, en majorité des gens simples, pour se relever, pour continuer et recréer une vie de communauté après l’effroyable catastrophe! Mais ils furent assistés en cela par l’amélioration profonde apportée à leur condition par l’instauration du protectorat français. Libérés théoriquement du statut de la dhimma, leur destin était désormais dépendant des autorités françaises.

Juda Bensimhon (1888-1979), décoré du Wissam alaouite, était instruit en hébreu, en français, en anglais et en arabe classique. Il était membre des instances communautaires, notamment de la société de bienfaisance de Fès, dont il était un des fondateurs, et de la branche fassie de l'Anglo-Jewish Association, dont il était le secrétaire. Sa maison avait été détruite pendant le tritel et il fit partie de la délégation venue à Paris pour négocier l’indemnisation de la communauté juive. Sollicité pour ses précieux conseils juridiques, il connaissait par coeur nombre de dâhir-s au point où il fut surnommé Y'huda Dâhir! Il avait également des notions de médecine et même d'astrologie. Bibliophile, il avait aussi une collection de livres et de manuscrits hébreux dont certains furent vendus à la bibliothèque universitaire de Cambridge. Nous tenons certains de ces renseignements de première main, car nous avons fait sa connaissance à Fès en 1974, et d'autres nous devons à l’amabilité de notre collègue, le professeur Joseph Tedgui qui l'a bien connu.

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