Le rocher d'origine-Haim Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman

Il faut dire qu’il n’était pas le seul à vouloir me narguer. Sa réaction était compréhensible et nous pouvions nous retrouver ensuite et rire ensemble de nos comportements. Je supportais beaucoup mieux ses railleries que l'ignorance dont m’accablaient mes camarades, une fois la classe finie. En fait, je n’étais pas aussi heureux que je vouais le paraître. Je réussissais certes dans mes études, mais aucun de mes condisciples n’était mon ami et je n’étais même pas pour eux un camarade pour leurs sorties en bande. Combien de fois, à l’issue d’un cours, je les ai vus se concerter, se donner rendez-vous, pour aller voir une pièce ou sortir prendre un pot. Je les entendais dire « il faut prévenir un tel » ou « demande à un tel de te chercher », mais jamais ils ne pensaient à moi. J’étais bon pour leur donner la réplique en cours, mais j’étais exclu de leur cercle social, de leurs loisirs. Je n’étais pas de leur monde. Au bout de quelque temps et malgré tous mes efforts, la chose s’imposa à moi, sans que j’en saisisse réellement la cause. Je n’étais pas français, j’étais juif, je venais du Maroc. Je n’avais avec eux aucun passé commun, aucun souvenir ou connaissance commune. Il faut croire que le présent ne suffit pas pour établir des liens volontaires. Je me suis fait une raison et travaillais d’autant plus.
Un jour, j’ai posé à mon maître la question: « Comment devient-on comédien professionnel ? » Il répondit sur le mode pratique : « Tout simplement si vous tenez le coup pendant dix années dans ce métier, vous serez professionnel ». Je penserai toujours à lui en donnant cette même réponse à mes élèves de théâtre ou de cinéma, plus tard en Israël.
À la fin de la première année d’études, j’obtenais le prix du meilleur tragédien, pour le rôle d’Antiochus dans Bérénice. Le prix était remis au nom d’un Juif d’Europe centrale, grand tragédien, sociétaire de la Comédie Française. Ce qui est curieux c’est que mes examinateurs pensaient que je venais moi aussi de Pologne ou de Russie. Un de mes cousins – Rahamim Mrejen – qui était très proche de ma mère et que je considérais comme un oncle devait être le seul à partager ces élucubrations. Il m’a toujours dit, en effet, que nos ancêtres appartenaient à la secte hassidique de Mirjin. De là, viendrait le nom de famille de ma mère – Mréjen – CQFD !
Grâce au prix, je fus admis à la Comédie Française en tant qu’élève. J’y jouais quelques petits rôles aux côtés des plus grands comédiens de ce temps, comme Robert Hirsch, Jean Marcha et d’autres sociétaires illustres. Mon nom – Haim Shkérane – figurait sur des affiches parisiennes et cela flattait ma vanité.
Au Français, il régnait une ambiance bizarre. Des acteurs et surtout un maître de danse me faisaient des avances et venaient parfois me harceler jusque dans ma loge après les spectacles. Un soir, je fus convoqué chez un grand artiste qui m’accueillit, complètement nu. Je ne savais plus quoi faire, j’ai dû m’excuser avant de m’enfuir. Il se peut que ces harcèlements m’aient, dans une certaine mesure, éloigné de la carrière de comédien.
Mais pour lors, je continuais avec passion mes études. Marie Bell qui m’avait vu jouer Antiochus à l’examen, voulait à nouveau monter Bérénice dans son théâtre, au Gymnase. Elle cherchait justement un acteur pour le rôle d’Antiochus, pour remplacer son mari malade. Elle me fit venir pour une audition avec sa troupe. Satisfaite de ma prestation, elle était prête à m’engager sur le champ. Mais le metteur en scène, André Barsacq, était, lui, très gêné par la différence d’âge entre elle et moi. Elle avait passé la soixantaine et j’avais vingt-cinq ans à peine. Devant cette incompatibilité, Barsacq me demanda gentiment d’abandonner l’idée de lui donner la réplique. L’écart d’âge, quant à moi, m’était totalement indifférent. Je voulais être l’amant de Bérénice parce que Marie Bell était une grande actrice et jouer à ses côtés, avec Dacqmine que j’admirais et qui pour moi était « le » Titus par excellence, me valorisait. Ma déconvenue fut d’autant plus amère que certains membres du jury, quand j’avais obtenu ce prix du meilleur tragédien, m’avaient affirmé être un nouveau Dacqmine. Jouer avec lui aurait été pour moi la plus belle consécration. Je ne voyais que la grandeur du rôle et l’âge – le sien, le mien – m’importait peu. Je me sentais des ailes, et voilà que ce metteur en scène, avec ses considérations réalistes, me les coupait. J’ai ainsi raté la plus grande chance de ma vie et j’étais amèrement déçu.
La reconnaissance me vint peu après, de manière inattendue. On me rappelait officiellement au Maroc. Le Ministre marocain de la Culture, sur la demande de l’Alliance Française et du lycée de Meknès me sollicitait pour monter une autre pièce de Sophocle. Il s’agissait cette fois d,Electre, toujours dans une traduction de Monsieur Bouchut, le proviseur du lycée Poeymirau. La pièce devait être montée avec les mêmes comédiens qui avaient joué Antigone un an auparavant à Volubilis. Je devais aussi y jouer le rôle d’Oreste.
J’ai accepté avec joie. La première fut donnée à Rabat devant un parterre de ministres et de personnalités marocaines et françaises. La pièce tourna ensuite dans tout le Maroc et à Meknès, nous avons joué au jardin El Haboul où parmi les nombreux spectateurs arabes et français, je fus heureux de revoir nombre de mes amis et parents du mellah venus m’applaudir.
Pourtant, ce retour au pays ne fut pas qu’une tournée glorieuse. Le Maroc n’était plus celui que j’avais connu. Aussi bien chez les Français que chez les Juifs et même dans ma famille, beaucoup étaient partis. Vers la France, Israël, le Canada. L’avenir semblait être ailleurs. Le processus de départ s’était amorcé, lentement mais sûrement, dès l’indépendance, quelques années plus tôt, et je le connaissais. Pourtant, ce n’est qu’en venant moi-même de France que j’en pris pleinement conscience. La ville nouvelle se vidait de ses Français, le mellah de ses Juifs. J’eus le sentiment que c’était peut-être l’ultime occasion de faire une telle tournée et cela m’attrista. J’ai même rêvé que nous jouions dans une salle qui se vidait à la faveur de l’obscurité, que le public disparaissait sans qu’on sache pourquoi ni comment. Il faut dire que moi aussi, je n’avais qu’une hâte : repartir. Je devais poursuivre mes études au conservatoire, et je sentais que ma place était là-bas. Je ne me sentais plus chez moi là où j’avais toujours vécu. Sans doute savais-je déjà que je n’y vivrai plus.
Cette même année, mon ami, Albert Botbol, qui dirigeait le théâtre national marocain depuis quelques années, me proposa de le remplacer à ce poste important. Lui- même avait été nommé à Paris au Théâtre des Nations. Albert avait suivi ma carrière depuis Melpothalie et mes premiers pas au conservatoire, où il venait de temps à autre quand il passait par Meknès. Il insista beaucoup pour que je prenne ce poste. Mais je ne me sentais pas encore prêt. J’étais encore jeune, je devais terminer mes études et j’avais d’autres projets pour l’avenir.
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